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Français
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UTLS - la suite (Réalisation), UTLS - la suite (Production), André Masson (Intervention)
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Creative Commons (BY NC)
DOI : 10.60527/0tn9-me60
Citer cette ressource :
André Masson. UTLS. (2005, 15 janvier). Famille et héritage , in La Famille aujourd'hui. [Vidéo]. Canal-U. https://doi.org/10.60527/0tn9-me60. (Consultée le 19 mars 2024)

Famille et héritage

Réalisation : 15 janvier 2005 - Mise en ligne : 15 janvier 2005
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Descriptif

"Toucher à l'héritage, c'est comme toucher à la famille". Il semble que ce vieil adage soit encore d'actualité alors que la famille a connu des évolutions radicales avec la reconnaissance des familles monoparentales, la multiplication des familles recomposées, les débats entourant les familles homoparentales, la diversité des formes de couple admises, etc. Dans ce contexte de libéralisation et d'émancipation des individus, un droit apparaît pourtant quasi exclu : celui d'une certaine liberté de tester, qui permettrait de donner davantage à un enfant qu'un autre (celui qui s'est occupé de vous sur vos vieux jours, qui a moins bien réussi que les autres…) ou, surtout, de léguer une partie substantielle de ses biens hors de la famille (à des fondations caritatives, des oeuvres de bienfaisance…). L'objectif de la conférence n'est pas de promouvoir un nouveau slogan libertaire "pour la liberté de tester" mais de s'interroger, du point de vue de l'économiste, sur les raisons qui font qu'une telle liberté de transmettre paraît aujourd'hui constituer un sujet tabou. Le droit (égal) à l'héritage des enfants semble intangible, y compris dans les cas qu'il ne couvre pas : familles recomposées, personnes ou couples sans enfants (le taux d'imposition pour un neveu est de 55 %, de 60 % pour un "étranger"). L'analyse nous conduira à replacer l'héritage proprement dit au sein de l'ensemble des transferts aux enfants adultes (aides, donations…), à étudier les motifs de transmission des parents, à évaluer les effets inégalitaires des transferts patrimoniaux, et enfin à observer les comportements dans les pays (anglo-saxons) où règne la liberté de tester : cette dernière est tout à fait compatible avec un impôt successoral important, qui se justifie beaucoup plus - du point de vue de la théorie économique - qu'un impôt sur la fortune, pourtant plus populaire.

Intervention
Thème
Documentation

Traditionnellement, les économistes se sont concentrés sur les échanges sur les marchés entre individus ou plutôt entre agents individualisés (facteurs de production, ménages, entreprises, etc.). Plus récemment, ils se sont intéressés au rôle de lÉtat, et notamment de lÉtat-providence dont lintervention, pour léconomie publique, est censée remédier aux imperfections ou aux insuffisances des marchés - telle limpossibilité de contracter directement avec les générations futures.
Sagissant des rapports entre générations, ils se sont cependant vite rendus compte quils ne pouvaient faire limpasse sur une troisième instance, la famille et ses relations spécifiques. Ouvrir la boîte noire des rapports familiaux ne sest certes pas révélé une mince affaire : les économistes ont peiné à modéliser les réciprocités familiales quils ont abordées demblée comme lanti-thèse des échanges marchands.
Sur un marché idéal, les échanges ont lieu en effet entre individus autonomes - on dit souverains. Ils sont libres ex ante et fondés sur des contrats explicites, bien spécifiés, à durée déterminée et fixée à lavance. Ils ont un caractère impersonnel (largent na pas dodeur) et sont a priori ouverts à tous, au même prix, sans barrière à lentrée. Enfin, les individus ne sont normalement guidés que par leur intérêt personnel et le gain mutuel à léchange : accorder des faveurs à un acheteur potentiel (par générosité, parce quil fera un usage du bien acquis qui correspond à nos désirs, etc.), cest faire intervenir dautres considérations que son intérêt propre et consentir à un « prix dami » inférieur, précisément, à celui du marché.
Les membres dune famille, en nombre réduit, sont au contraire associés par des liens personnels et durables, valant à la limite indéfiniment, liens qui sont centrés sur lusage de biens collectifs souvent indivis (habitation, enfants, réseau relationnel&). Les contrats y sont généralement implicites, informels et révisables, mais fondés en dernier ressort sur les obligations découlant de lappartenance au groupe familial. Les motivations ne sont plus limitées à la recherche de lintérêt propre à court terme ; certaines dentre elles sont orientées vers autrui, positives (affection, altruisme) ou au contraire négatives (jalousie, envie). Enfin, les solidarités familiales, comme les autres types de solidarité, incluent en excluant : les droits et avantages accordés ne concernent que les membres de la famille - lexpression « pièce rapportée » est éloquente à cet égard.
Je ne pousserai pas plus loin cette introduction à la théorie microéconomique de la famille, sans dissiper les malentendus relatifs à « la sécheresse de cSur des économistes » ou au fait que lhomo Scomomicus constitue, selon lhistorien François Furet, « un modèle pauvre de lhomme ». Indiquons seulement que ces modèles théoriques sont en arrière plan de nombre de développements auxquels je vais me livrer maintenant.
Jadopterai de fait une vision particulièrement « pauvre » de la famille, entendue essentiellement comme un système de transferts, déchanges ou de services entre générations, en me polarisant sur deux de ses attributs :
- sa fonction de protection et dentraide entre ses membres (les transferts pouvant aussi bien remonter que descendre les générations), en relation avec le marché ou lÉtat ;
- sa dimension patrimoniale, voire dynastique, autour dun patrimoine et de ressources à pérenniser et à transmettre, notamment par héritage, ce qui pose la question de la liberté de tester, largement occultée aujourdhui.

1. Famille et entraide entre générations

Pour aborder les solidarités générationnelles, la configuration familiale la plus pertinente est à quatre générations imbriquées : grands-parents, parents, enfants et petits-enfants, correspondant à un cycle de vie JNAV découpé en quatre périodes :
- l'enfance J, période de formation et d'éducation ;
- la période de jeune adulte actif, N, où se posent les problèmes d'insertion tant professionnelle que familiale et patrimoniale (acquisition du logement, contraintes de liquidité) et où l'on est susceptible de faire des enfants ;
- la période d'âge mûr A, où l'on épargne le plus (en prévision de la retraite), et où l'on détient le pouvoir économique et des positions favorables dans l'entreprise (insiders)
- la vieillesse V, période de retraite puis de dépendance, soumise au risque de longévité (soit de se retrouver âgé et démuni).
Schématiquement, les périodes de « dépendance économique », J et V, sont celles où l'on bénéficie des transferts publics versés par les actifs d'âge N et A.

1.1. Comment financer les besoins des deux périodes de dépendance économique ?
Plus précisément, la question des rapports économiques entre les âges ou les générations co-présentes peut se formuler comme suit, au niveau le plus abstrait :
Comment les trois institutions pourvoyeuses de bien-être que sont le marché, la famille et l'État doivent-elles se répartir le financement des besoins et la couverture des risques associés aux deux périodes de dépendance économique que sont la jeunesse et la vieillesse ?
Nous allons voir que les réponses apportées (poids respectifs de chaque instance, modalités de l'action publique), dépendent étroitement de la philosophie de l'Etat-providence à laquelle on adhère : « libérale », « conservatrice » ou « sociale-démocrate », selon que l'on privilégie le marché, la famille ou l'État. Dans cette optique, soulignons tout dabord la différence de nature des risques supportés aux âges J et V.
Les risques de la vieillesse sont a priori assurables sur les marchés : pour éviter de se retrouver démuni s'il vit « trop longtemps », l'agent rationnel peut épargner davantage, travailler plus longtemps, acquérir une rente viagère, acheter une assurance santé ou dépendance. Le risque de longévité est également assurable au niveau collectif (fonds de pension, assurance de groupe) ou encore par l'État : retraites publiques en répartition, assurance santé, etc. Il l'est enfin, mais de manière plus problématique aujourd'hui, par la famille : les enfants servent de bâtons de vieillesse - éventuellement contre la promesse d'un héritage.
Les risques de l'enfance (et du début de l'âge N) concernent, entre autres, les handicaps de naissance, le fait d'être dans une famille instable ou indigne, une formation inadéquate (difficultés d'insertion professionnelle) ou une socialisation manquée. Ces risques ne sont pas assurables par le marché : comme le fait remarquer le prix Nobel James Mirrlees, l'âge optimal où contracter une assurance contre ce type de risques « serait l'âge zéro » (ou même avant : dans certaines situations, on préférerait ne pas naître&). Le point d'achoppement concerne l'efficacité de l'action publique dans ce domaine. Certains, « sociaux-démocrates » comme Esping-Andersen (1999), font surtout confiance à l'État pour l'éducation des enfants. D'autres, « conservateurs », confèrent un rôle spécifique et irremplaçable aux parents censés savoir, vouloir et faire ce qu'il y a de mieux pour leurs enfants - et cela mieux que quiconque.
A ce dernier groupe appartient le père de l'économie de la famille, Gary Becker, qui évoque les échecs de l'éducation sociale (République de Platon, Kibboutz, rapport Coleman des années 1960 aux USA) et fait l'hypothèse de parents altruistes au sens - économique! - où leur fonction d'utilité incorpore le niveau de bien-être de leurs enfants. Sans cet altruisme, Becker ne pourrait expliquer les efforts considérables consentis par les parents dans l'éducation de leur progéniture, soit une activité très consommatrice de temps - dont le coût d'opportunité (le taux de salaire) a beaucoup augmenté - et qui n'a guère connu de gains de productivité& Plus généralement, dans la mesure où le soutien familial aux parents âgés s'avère fragile ou instable, l'approche conservatrice penche en faveur d'un partage des rôles : l'État s'occuperait en priorité des plus âgés et la famille d'abord des plus jeunes.

1.2. Asymétrie des transferts familiaux, à dominante descendante
La famille actuelle semble effectivement plus performante vers l'aval : cellule "naturelle" pour l'éducation des enfants, elle se distingue par ses capacités de transmission à l'égard de sa descendance, qu'il s'agisse des valeurs familiales, des préférences, ou des transferts patrimoniaux. Mais elle peine à assurer le soutien aux parents âgés et ne pourrait le plus souvent y parvenir sans l'aide publique (Arrondel et Masson, 1999 et 2006).
Considérons ainsi les transferts inter vivos entre adultes (âges N à V). On observe une très forte asymétrie des transferts financiers (aides monétaires, donations&), qui vont surtout aux enfants ou petits-enfants. En masse, les donations déclarées sont 10 fois plus importantes vers l'aval que vers l'amont - résultat auquel fait écho le proverbe allemand : « un père s'occupe plus de dix enfants que dix enfants d'un père ». Les transferts non financiers (contacts, services, aides en temps ou en nature à des membres de la famille dans le besoin) sont certes plus équilibrés mais ont quand même une direction dominante descendante.
La référence à la configuration JNAV fournit un éclairage complémentaire sur cette asymétrie des transferts entre adultes. Parmi les familles françaises qui possédaient cette configuration à trois générations adultes en 1992, 28 % d'entre elles n'étaient pas concernées par les transferts financiers, 61 % n'avaient effectué que des transferts descendants, 6,5 % des transferts dans les deux sens, et à peine 4,5 % seulement des transferts ascendants ; en outre les transferts descendants, toujours sous forme financière, allaient aussi bien de A vers N ou de V vers N (45 % environ dans chaque cas) mais pouvaient aussi sauter une génération, de V vers N (22 %). En revanche, les seuls transferts ascendants de diffusion ou d'importance significative - qu'ils soient cette fois financiers ou non - vont des parents d'âge mûr (A) aux grands-parents (âge V) : contre certaines idées reçues, les aides en provenance des enfants (d'âge N) vers leurs parents et plus encore leurs grands-parents sont rares ou limitées.
La configuration JNAV illustre le mieux, par ailleurs, la place spécifique occupée par les femmes au sein du réseau d'entraide familiale tout au long de leur cycle de vie : l'arbitrage entre maternité et activité professionnelle (âge N) ; le rôle de "pilier des solidarités familiales" aux âges mûrs (A) et déjà élevés (V), entre le soutien des vieux (beaux-) parents, l'aide aux enfants adultes et la garde des petits-enfants ; enfin, le soutien du conjoint âgé puis le veuvage (âge V). On sait en effet que 80 % des femmes survivent à leur mari et que l'aidant « principal » à la personne âgée dépendante est, dans presque 90 % des cas, le conjoint dans les couples et un enfant (le plus souvent une fille) si la personne est seule.

1.3. Débat : le rôle de la famille face à des évolutions préoccupantes
Ces capacités et pratiques d'aide contrastées de la famille doivent être rapprochées du contexte social actuel. Deux faits préoccupants méritent d'être soulignés. Le premier concerne la dégradation du sort des jeunes générations (à l'âge N). Leur salaire d'embauche réel a stagné de 1970 à 1990 alors que le salaire moyen augmentait de 60 % au cours de la période ; il aurait plutôt diminué depuis. La dévalorisation des diplômes, les difficultés d'accès à l'emploi jointes au maintien de la rémunération à l'ancienneté expliquent l'écart grandissant entre les salaires du père et du fils (de 15 % en 1975 à 35 % en l'an 2000). Parallèlement, alors que le niveau de vie moyen des retraités a rejoint celui des actifs, tout se passe comme si, au sein des ménages les plus pauvres, les jeunes cohortes « remplaçaient » peu à peu les plus de 60 ans.
Second constat : l'État semble peu remédier à ce problème d'équité générationnelle puisqu'il consacre des dépenses publiques considérables en faveur des plus âgés. Aujourd'hui, les 60 ans et plus perçoivent chaque année, en transferts de retraite ou de santé, près de 19 % du revenu national, soit davantage que l'ensemble des autres classes d'âge en dépenses de santé, éducation, allocations familiales, minima sociaux, chômage, etc. En outre, l'envolée mal contrôlée de ces transferts aux plus âgés, provoquée surtout par le vieillissement de la population et l'allongement de l'espérance de vie, soulève le problème de la viabilité des politiques de redistribution : l'État pourra-t-il tenir ses engagements vis-à-vis des retraités actuels et futurs sans trop augmenter les prélèvements ?
Les solidarités familiales seraient-elles à même de rétablir l'équité générationnelle mise à mal par les difficultés des jeunes actifs sur le marché du travail et la montée des dépenses publiques pour les retraités, tout en remédiant à la (trop ?) forte concentration du patrimoine dans les mains des plus âgés ? Certains auteurs répondent par l'affirmative en proposant de « fluidifier les retours patrimoniaux par la famille » - i.e. de favoriser les transferts familiaux aux (petits-) enfants, y compris par une réforme de la législation et de l'imposition des transmissions patrimoniales.
Ces retours familiaux posent un problème de faisabilité - faut-il alourdir considérablement l'impôt sur les héritages pour inciter à l'aide et à la donation ? - mais aussi d'efficacité : globalement, les transferts patrimoniaux représentent moins du quart des transferts publics aux plus de 60 ans (cf. Masson, 2004a et b). Nous insisterons davantage sur leur légitimité même qui divisent les trois philosophies de l'Etat-providence : les conservateurs voudraient effectivement les multiplier ; les sociaux-démocrates chercheraient à les réduire, voire à les supprimer ; les libéraux préféreraient les limiter en faveur des legs non familiaux (à des fondations, Suvres de bienfaisance ou caritatives, etc.).
Ces trois philosophies s'opposent encore sur le volume de l'État-providence, ses priorités entre les âges, et ses modes d'intervention (transferts monétaires ou non, en amont ou en aval de la famille), ainsi que sur le jugement porté sur les solidarités familiales, substituables ou complémentaires aux transferts publics ou aux échanges marchands :
- La pensée libérale, ou mieux de responsabilité individuelle élargie (aux enfants pré-adultes, aux générations futures) fait d'abord confiance au marché et prône la liberté (d'entreprendre, d'échanger). Elle veut diminuer la taille de l'État-providence en réduisant les transferts ascendants (les agents sont responsables de la préparation de leurs vieux jours) et en privilégiant les dépenses pour les jeunes en vue notamment de préserver l'égalité des chances.
- La philosophie conservatrice, ou multi-solidaire, met en avant la famille et les solidarités intermédiaires (de proximité, corporatives, etc.). Elle prône un volume élevé de transferts publics, sous forme monétaire, qui iraient d'abord aux plus âgés et aux parents, supposés en faire le meilleur usage pour leurs enfants (allocations familiales). Plus généralement, elle insiste sur la complémentarité entre famille et État en s'opposant à une lecture à la Parsons du changement social : le développement de la protection sociale aurait permis le maintien et le renforcement des solidarités familiales, et une réduction drastique des dépenses publiques de retraite ou de santé risquerait de conduire à un retour en arrière, avec des vieux démunis et des enfants insuffisamment éduqués.
- Le courant social-démocrate, ou plus précisément de citoyenneté sociale universelle, se tourne vers l'État pour diminuer les inégalités et réduire la pauvreté, et se défie tant du marché (qui ne couvre pas les risques les plus durs) que de la famille (source d'arbitraire et de reproduction des inégalités). Accordant des droits sociaux élevés à tout citoyen, il défend un État-providence fort et orienté vers les jeunes, les plus vulnérables aux « nouveaux risques » (familles monoparentales ou instables, difficultés d'insertion, conciliation de la vie familiale et de l'activité professionnelle, etc.). Comme il pense que l'action publique peut le plus souvent se substituer avec bonheur à celle de la famille, il privilégie les services collectifs à la personne (les crèches et cantines scolaires gratuites plutôt que les allocations familiales) en cherchant notamment à socialiser les coûts d'éducation des enfants.
Ces oppositions théoriques tranchées quant aux vices et vertus des solidarités familiales et aux modalités de l'action publique se retrouvent largement dans la diversité des politiques de transfert menées en Europe, qui rend d'autant plus problématique le projet d'un modèle social européen : l'Europe du Nord est à dominante « sociale-démocrate », l'Europe continentale et plus encore du Sud penche du côté « conservateur », les pays anglo-saxons sont imprégnés de philosophie « libérale ».

2. Famille et transmission du patrimoine

Si elle n'est pas sans rapport avec son rôle de protection et d'entraide, la fonction patrimoniale ou dynastique de la famille nous fait cependant entrer dans un autre monde. Après avoir situés les transferts familiaux dans l'ensemble des transferts publics et privés entre générations, il s'agit maintenant, dans le cadre plus étroit de la perpétuation et de la transmission des fortunes, de replacer l'héritage post-mortem au sein des transferts financiers aux enfants ou petits-enfants adultes, le plus souvent entre ménages indépendants.

2.1. Des transferts financiers multiples et hétérogènes
Les transferts financiers aux descendants adultes prennent, outre les héritages qui sont à la fois taxés et réglementés (voir ci-après), deux autres formes :
- Les aides : prêt d'argent, caution ou cession de droits à l'emprunt, prêt d'un logement, paiement d'un loyer, versements plus ou moins réguliers d'argent. Elles sont non taxées, non réglementées (on peut donner plus à un enfant qu'à un autre), et enfin libres ou volontaires (alors que l'éducation des enfants relève de l'obligation d'entretien).
- Les donations déclarées qui sont taxées (mais moins que les héritages), réglementées (on ne peut avantager un enfant que dans certaines limites), mais également libres.
L'échéancier temporel de ces transmissions intergénérationnelles est assez clair : les aides sont reçues le plus tôt, notamment au moment de l'installation en ménage et/ou de l'acquisition du logement. Puis interviennent les donations, reçues à un âge moyen de 38 ans, soit 4 à 5 ans avant l'héritage des parents (42 ans).
Reçus à des moments du cycle de vie parfois éloignés, ces transferts s'avèrent souvent peu substituables entre eux parce qu'ils remplissent des objectifs différents. On peut les ranger en trois catégories selon que cet objectif concerne l'éducation, l'assistance ou la transmission :
- Les « transferts d'éducation » augmentent d'abord le revenu des enfants. Reçus tôt dans le cycle de vie, ils sont le plus substituables à l'éducation prodiguée par les parents à la maison et sont souvent inégalement répartis entre enfants (selon les capacités de chacun, les circonstances, les moyens disponibles&). Les aides sous forme de prêt d'un logement ou de versements d'argent rentrent le plus fréquemment dans cette catégorie.
- Les « transferts d'assistance » augmentent d'abord la consommation des enfants dans le besoin. Reçus à l'âge N, ils servent à pallier les imperfections des marchés dans le domaine du crédit - apport personnel pour l'acquisition du logement - ou de l'assurance - chômage, divorce, etc. ; ils devraient donc décroître avec les ressources propres de l'enfant (caractère « compensatoire »). Les aides sous forme de prêt d'argent, de caution ou de cession de droits à l'emprunt, font le plus souvent partie de cette catégorie.
- Les « donations patrimoniales » présentent un caractère de stock plus marqué. Elles sont censés augmenter le patrimoine des enfants (et constituent, avec les legs, la part du patrimoine reçue par rapport à celle accumulée en propre). Reçues plus tard dans le cycle de vie, elles s'interprètent souvent comme des héritages anticipés et s'avèrent le plus substituables à ces derniers. En général déclarées, elles sont d'ailleurs, comme les héritages, réglementées et taxées, et répartis également entre les enfants.
Globalement, les transferts inter vivos sont devenus aujourd'hui plus importants que les héritages et se divisent en parts approximativement égales en donations patrimoniales et en aides (éducation ou assistance). Les donations sont concentrées au sein des ménages les plus riches. Les aides, elles, réduisent les inégalités de revenus entre les âges mais les renforceraient plutôt entre classes sociales. Elles se répartissent comme suit entre générations : 50 % des parents d'âge A vers les enfants d'âge N, 30 % des grands-parents (âge V) vers leurs enfants, et 20 % des grands-parents à leurs petits-enfants.

2.2. Impôt successoral et réserve
Rappelons que dans le système successoral français, les enfants sont « réservataires » : ils ne peuvent être déshérités et reçoivent au minimum la réserve, le défunt n'étant libre d'allouer qu'une « quotité disponible » limitée (soit le tiers, par exemple, de la succession s'il y a deux enfants). Dans le cas d'une succession sans testament, l'équirépartition (partage égal) s'applique entre enfants. La fiscalité est prise sur la part d'héritage (ou de donation). Après des abattements non négligeables, le taux marginal pour un enfant augmente avec le montant reçu pour atteindre jusqu'à 40 %. La fiscalité est fortement marquée par le droit du sang : le taux d'imposition pour un neveu ou une nièce est de 55 %, et même de 60 % pour tout étranger à la famille. C'est pourquoi on a pu parler du « mur successoral » pour les héritiers non en ligne directe. Enfin, les donations sont soumises au même barème général mais bénéficient de plus en plus d'avantages fiscaux ; depuis 1992 notamment, elles ne sont plus « rapportées » à la succession si elles ont été effectuées au moins 10 ans auparavant.
En pratique, pour dix décès, il y a aujourd'hui six successions faisant l'objet d'une déclaration officielle (le pourcentage était inférieur à 50 % jusqu'en 1980). Parmi les successions déclarées, moins de la moitié paient des droits, surtout les plus grosses mais aussi celles qui ne s'effectuent pas en ligne directe (droit du sang). Autrement dit, l'impôt successoral, « machine à hacher les héritages », ne touche qu'un cas sur quatre, et le taux d'imposition moyen sur l'ensemble des masses transmises ne dépasse guère 6 %. Enfin, les ménages utilisent largement les avantages fiscaux, de plus en plus importants, dont bénéficient les donations aux enfants ou petits-enfants (par exemple la possibilité d'éviter l'impôt en fractionnant les transmissions de dix ans en dix ans).

2.3. Des transmissions inégalitaires qui se reproduisent dune génération à lautre
Le rôle de l'héritage et autres transferts sur la concentration et la reproduction des fortunes ne dépendent pas seulement de la distribution des montants transmis mais aussi de qui reçoit quoi (si les gros héritages vont aux ménages déjà les plus aisés ou non).
L'inégalité devant les transferts patrimoniaux peut se diviser en trois composantes :
- inégalité de diffusion, entre ceux qui ont reçu ou recevront un jour et ceux qui ne toucheront rien : les premiers constituent deux tiers des ménages, mais la proportion n'est guère que de 40 % chez les ouvriers contre près de 95 % au sein des professions libérales ;
- inégalité de montant parmi les bénéficiaires, relative à l'ensemble des transferts reçus au cours du cycle de vie : le rapport est environ de 1 à 12 entre les ouvriers, fils d'ouvriers, et les indépendants, fils d'indépendants ; comme les premiers ont en outre une probabilité d'hériter un jour au moins trois fois inférieure à celle des seconds (moins de 30 % contre près de 100 %), on voit que l'inégalité quantitative devant l'héritage (diffusion x montant) est finalement de l'ordre de 1 à 30 ou 40 entre les deux groupes...
- inégalité temporelle enfin, entre ceux qui ont déjà reçu quelque chose et ceux qui n'ont encore rien touché (mais vont recevoir) : les différences de longévité font que les ouvriers sont héritiers plus tôt que les autres, mais cet avantage peut être compensé, notamment dans les catégories indépendantes aisées, par des donations relativement précoces.
Les donations sont en effet un phénomène de riches : elles concernent moins de 10 % des ménages mais plus de la moitié des 1 % les plus riches. Elles sont en outre très concentrées : les 1 % des plus grosses successions représentent 20 % du montant total transmis une année mais près de la moitié des sommes versées en donations déclarées.
Cette inégalité devant les réceptions patrimoniales découle déjà d'une diffusion très inégale des différentes formes de transmission qui se distinguent, particulièrement dans notre pays, par leur très forte complémentarité et transmissibilité.
La complémentarité ou le cumul des transferts s'observe aussi bien du côté des ménages qui les accordent que de ceux qui en bénéficient. L'aide reçue annonce souvent la donation qui précède généralement l'héritage ; les aideurs sont plus fréquemment donateurs, et réciproquement. En outre, les ménages déjà aidés (resp. donataires ou héritiers) ont plus de chances de recevoir une autre aide (resp. une autre donation ou un deuxième héritage).
La transmissibilité (ou l'héritabilité) des pratiques est tout aussi manifeste : les ménages qui ont été aidés par leurs parents versent plus souvent une aide à leurs enfants ; la probabilité d'accorder une donation augmente si l'on en a soi-même bénéficié ; les héritiers laissent plus souvent des biens derrière eux et la pratique du testament se transmet d'une génération à la suivante.
Si l'on ajoute le fait que l'on observe, toutes choses égales d'ailleurs, une forte corrélation entre les montants transmis aux enfants et ceux reçus des parents, on voit que la population française peut être schématiquement divisée en deux groupes (Masson, 1995) :
- les héritiers au sens large (30 à 40 % de la population) trustent les transferts tant reçus que versés et sous leurs différentes formes, les enfants s'inspirant fortement des pratiques des parents ; dans ce groupe, l'héritage est un facteur important de concentration des fortunes : les riches sont souvent des fils de riches, et réciproquement ;
- les non héritiers ne reçoivent que des montants limités, surtout à la mort des parents ; pour eux, l'héritage légué conserve un caractère largement « accidentel » : c'est ce qui a été accumulé essentiellement pour ses vieux jours (logement) et que l'on laisse en l'état après soi.

2.4. Motivations des transferts
Oublions les legs à caractère accidentel et intéressons-nous aux transferts « volontaires », auxquels appartiennent notamment les transmissions inter vivos. Quelles sont leurs motivations ? La littérature économique avance deux grands types d'explication, l'échange bilatéral entre parents et enfants et l'altruisme parental.
Dans la France actuelle - comme dans les pays occidentaux développés -, nous avons vu que la seule manière significative qu'ont les enfants de « rétribuer » les transferts reçus des parents (y compris l'éducation) ou attendus de ces derniers (les espérances d'héritage) est le soutien - sous forme financière ou de services - qu'ils peuvent leur accorder sur leurs vieux jours, i.e. quand les enfants sont d'âge A et les parents d'âge V. Or ce soutien aux géniteurs ne paraît correspond à aucune contrepartie, passée, ou attendue : ceteris paribus, les aideurs ne sont pas mieux éduqués, n'ont pas reçu davantage de transferts et ne s'attendent pas à des héritages plus élevés (les parents aidés ne sont pas plus riches que les autres, au contraire).
Notons que ces conclusions qui invalident les mobiles d'échange ne s'appliquent pas à la France d'antan (ni aux pays en voie de développement aujourd'hui). Dans l'histoire, le droit à l'héritage accompagnait l'obligation alimentaire (soutien des parents). En France, les contrats de donation partage, aujourd'hui disparus, fixaient devant notaire les devoirs de chaque enfant vis-à-vis de leurs parents en échange d'un partage des biens familiaux en leur faveur. Autre exemple : l'historienne Angela Gropi a montré comment la mise en institution des vieillards démunis dans la Rome pontificale imposait des conditions sévères (preuve de l'incapacité du vieillard, pas de proche capable de les soutenir, récupération sur héritage, etc.) et faisait l'objet de fraudes et de multiples conflits avec les familles.
L'altruisme pur proposé par Gary Becker (1991) suppose, lui, que les parents cherchent à obtenir une répartition équilibrée des ressources entre eux-mêmes et leurs enfants, à égaliser les niveaux de vie entre les membres de la famille : les transferts devraient avoir un caractère compensatoire, leur fréquence et leur montant augmentant avec les moyens des parents mais diminuant avec la taille des ressources propres (de chacun) des enfants. Ce n'est pas non plus ce qu'on observe en pratique, notamment en France où les transmissions auraient même un caractère anti-compensatoire - sauf en ce qui concerne les « transferts d'assistance ».
Les comportements de transfert des ménages semblent davantage répondre à des mécanismes d'échange généralisés entre trois générations, appelés réciprocités indirectes par Marcel Mauss (1968), qui conduisent à la répétition d'un même type de transfert le long de chaînes trans-générationnelles. Si j'ai reçu une bonne éducation ou une aide de mes parents, je ne vais pas forcément les aider davantage lorsqu'ils seront âgés ; la meilleure manière de « rendre » ce qu'ils m'ont donné - de m'acquitter de la dette contractée à leur égard - consiste à donner à mon tour une bonne éducation ou une aide appropriée à mes propres enfants. Et ainsi de suite : en rendant ainsi à mes parents, je m'attends à ce que mes enfants fassent de même à mon égard, mutatis mutandis, en éduquant et en aidant comme il faut leurs enfants (mes petits-enfants). Des mécanismes similaires sont à l'Suvre pour les transferts ascendants : j'aide mes parents âgés « parce que » ces derniers l'ont fait avant moi et je m'attends à ce que mes enfants fassent de même à mon égard.
Les différents modes de réciprocité indirecte voient leurs prédictions confirmées par les tests économétriques. Ainsi pour les transferts ascendants : les parents âgés reçus chez eux par leurs enfants ont plus souvent que les autres hébergés leurs propres parents ; et le fait d'avoir des enfants augmente (toutes choses égales par ailleurs) la probabilité d'aider ses parents. J'ai insisté ailleurs sur la transmissibilité des pratiques de transferts descendants et le lien spécifique qui existe entre montant reçu et montant transmis. Enfin, la seule caractéristique observable qui explique les cas peu fréquents de partages successoraux inégaux en France (7 à 8 % des successions) est le fait que les enfants avantagés ont une descendance.
Ces modèles de réciprocités indirectes ne correspondent pas à de simples processus de reproduction ou d'imitation des comportements, mais reposent sur des attentes ou projections vers l'avenir et incluent des éléments stratégiques. Les grands-parents ont ainsi intérêt à « sponsoriser » la production de petits-enfants bien formés, capables de reprendre le flambeau du projet familial et qui vont inciter d'autant plus leurs parents à fournir l'aide voulue à leurs géniteurs âgés que ces parents sauront pouvoir compter à leur tour sur leur progéniture& Surtout, ces modèles ouvrent la voie à une analyse économique moins naïve des transferts familiaux qui incorpore un des apports de l'anthropologie, à savoir l'ambivalence maussienne du don, tout à la fois rapport de partage ou de solidarité entre le donateur et le bénéficiaire, mais aussi rapport de supériorité ou de domination du premier sur le second, voire même d'asservissement de ce dernier.
Mauss (1968) lui-même insiste sur des exemples négatifs de réciprocité indirecte, rites d'initiation ou de transition comme le bizutage. Avant lui, Montaigne relève dans ses Essais la coutume du fils qui bat son père âgé de génération en génération - meurtre symbolique du père qui permet d'assurer le passage du pouvoir ou de l'autorité en temps voulu. Plus généralement, l'ambivalence du don permet de mieux comprendre les jugements contrastés sur les vices et vertus des solidarités familiales (voir ci-dessus), mais aussi de relier certaines pratiques patrimoniales paradoxales à la violence latente des relations familiales - et à la volonté subséquente de préserver la paix et la cohésion au sein de la famille.
Ainsi, la donation a longtemps senti le soufre, tant qu'elle était révocable : elle entraînait des conflits sans fin dès que l'enfant était jugé trop ingrat et ne répondait pas aux attentes - ou aux manipulations - du donateur (voir le cas du Roi Lear). La désaffection actuelle pour la rente viagère, qui permet pourtant un financement régulier de la consommation des vieux jours, pourrait aussi s'expliquer par le fait que l'achat d'une rente est interprété, à tort ou à raison, comme la volonté de spolier ses enfants de l'héritage attendu. Le développement de la donation au dernier vivant traduirait le fait que les parents comptent moins sur l'aide de leurs enfants. Enfin, l'équirépartition, i.e. le partage en parts égales de l'héritage entre les enfants, qui constitue la pratique dominante même dans les pays où existe la liberté de tester, correspondrait aujourd'hui au souhait des parents de ne pas avoir à choisir, à leur désir de maintenir la paix sociale au sein de la famille et de préserver les liens familiaux, comme nous allons le voir maintenant.

3. La liberté de tester, mal connue et taboue dans notre pays

La fin de l'exposé sera en effet consacrée à cette dernière question. L'objectif n'est certes pas de promouvoir un nouveau slogan libertaire « pour la liberté de tester » mais de s'interroger, du point de vue de l'économiste, sur les raisons qui font qu'une telle liberté de transmettre paraît aujourd'hui constituer un sujet tabou. Le droit des enfants à l'héritage égal semble intangible, y compris dans les cas qu'il ne couvre pas : familles recomposées, personnes ou couples sans enfants, pour lesquels les taux d'imposition des donations ou legs s'avèrent prohibitifs (55 % pour un neveu, etc.).

3.1. Droit familial : une évolution paradoxale en France
Le droit de la famille français dissocie ménages et lignages : il sépare le droit du couple du droit des enfants, la législation sur l'alliance de la législation sur la filiation, cette dernière concernant notamment l'autorité parentale, les noms et prénoms, le lien alimentaire et le lien successoral. Françoise Dekeuwer-Défossez (2004) met bien en lumière les évolutions contrastées de ce droit et des pratiques. D'un côté on observe&
- une liberté et une égalité accrues dans le couple, notamment entre sexes : reconnaissance des familles monoparentales ; légitimation des couples non mariés (PACS) ; multiplication des familles recomposées ; débat sur les familles homoparentales, droit du conjoint survivant renforcé& ;
- une égalité accrue dans la filiation : les droits des enfants illégitimes, adultérins ou naturels, ont progressivement été alignés sur ceux des enfants légitimes ;
& mais de l'autre on maintient&
- une liberté très limitée dans la filiation encore « très rigide » : face à l'instabilité des couples, on veut préserver les droits de l'enfant par un soutien à l'autorité parentale conjointe d'origine - la « co-parentalité »; on cherche également à protéger le droit à l'héritage des enfants en « préservant la réserve », les parents ne pouvant agir, par testament, que sur la quotité disponible.
Confrontée aux évolutions récentes de la famille, cette absence de liberté dans la filiation produit de multiples avatars auxquels on tente de répondre au cas par cas. Le PACS est un moyen pour les couples homosexuels confrontés aux ravages du SIDA d'échapper à la réserve - les parents du défunt sont réservataires. Dans les familles recomposées, le beau-parent demeure un « étranger » : aussi ne peut-il transmettre à ses beaux-enfants - même s'il les a éduqué dès la plus tendre enfance - sans éviter les 60 % de droits successoraux. Pour contourner l'impôt, une solution possible, qui se répand aussi bien chez les individus « honnêtes et bienveillants », consiste en l'adoption simple de ses beaux-enfants : celle-ci ne détruit pas la parenté d'origine mais exige l'accord de tous et entraîne en retour des obligations alimentaires pour les beaux-enfants ; elle paraît fort lourde au plan psychologique.
Une autre solution est l'assurance vie en cas de décès, véritable soupape à la liberté de tester qui sert dans de multiples cas : pour les beaux-parents, pour les ménages sans descendance, pour la transmission de l'entreprise familiale, pour les grosse fortunes qui cherchent à éviter le fisc, et même pour la manipulation (une femme ayant cotisé avec son mari sur une assurance décès a vu le capital bénéficier à la maîtresse de ce dernier sans que le tribunal puisse lui donner raison ou la dédommager&).
Pourquoi, dans ce contexte favorable d'évolutions rapides de la famille et d'émancipation des individus, la question de la liberté de tester fait l'objet d'un silence assourdissant ? S'agit-il d'un sujet tabou, bien qu'ancien puisqu'il fut âprement débattu au 19ème (Gotman, 1988) ? Revenir sur la réserve constituerait-il vraiment une « révolution » ?

3.2. Le cas anglo-saxon du free will
Une raison possible tient à la méconnaissance dans le public de ce que représente la liberté de tester en vigueur dans les pays anglo-saxons. Celle-ci consiste à donner ce que l'on veut à qui l'on veut& une fois appliquée une fiscalité successorale non discriminatoire, prise sur le montant total transmis avant tout choix du parent : c'est pourquoi l'on parle d'estate tax (estate = succession) au lieu d'inheritance tax comme en France où l'impôt est pris sur la part d'héritage reçu. La norme égalitaire demeure la règle par défaut : les parents sont libres s'ils font un testament, mais l'équirépartition entre enfants s'applique autrement, i.e. pour les successions intestat.
Un point important est que cette liberté, qui relève de la philosophie libérale attachée à la libre disposition par l'individu de ses biens, ne signifie pas que l'on puisse léguer à volonté en franchise d'impôt. Un libéralisme « de gauche » sera en faveur d'une fiscalité éventuellement lourde mais surtout fortement progressive : aux États-Unis (jusqu'à récemment), les grosses successions sont plus taxées qu'en France parce que l'on n'y encourage pas les legs familiaux trop importants ; au delà d'un certain montant, la seule façon d'échapper à l'impôt est de donner à des Suvres de bienfaisance, des fondations caritatives, artistiques ou scientifiques, etc. (voir l'exemple récent de Bill Gates). Pourtant social-démocrate, Mauss (1950) s'extasiait ainsi devant « les dépenses nobles des riches anglo-saxons [qui éprouvent] la joie de donner en public, le plaisir de la dépense artistique généreuse, [et sont] comme des sortes de trésoriers de leurs concitoyens ».
Autant pour le droit successoral ; mais qu'en est-il des pratiques de dévolution ? La comparaison France-États-Unis est ici éclairante. En France, moins de 10 % des successions se font avec testament ; 70 % de ces testaments (soit 7 % des successions) impliquent un partage inégalitaire entre enfants, qui concerne souvent un gros patrimoine illiquide ou une famille nombreuse et s'effectue en général (dans quatre cas sur cinq) à travers la donation - l'héritage restant également divisé. Aux États-Unis, 70 % des successions se font avec testament, mais la majorité d'entre elles donnent encore lieu à des partages égalitaires : au total, un enfant américain est privilégié dans moins de 20 % des cas. Dans ce pays tout au moins, la liberté de tester n'a donc pas remis en cause la règle dominante de l'équirépartition. Et, mutatis mutandis, il n'est pas sûr, loin s'en faut, que l'introduction en France d'une liberté de tester accrue aboutisse à la « révolution » des rapports familiaux tant redoutée&

3.3. Pour ou contre la liberté de tester en France ?
Comment expliquer alors l'attachement des Français à la norme égalitaire ? Anne Gotman apporte plusieurs éléments de réponse. Le premier est d'ordre historique. La Révolution puis le Code Civil de 1804 ont instauré l'équirépartition entre enfants après moult péripéties : la volonté révolutionnaire d'abolir l'héritage a finalement conduit au renforcement paradoxal de cette institution par l'égalité dans la fratrie. L'héritage égal visait à satisfaire trois impératifs : promouvoir une nation de petits propriétaires en fractionnant les fortunes ; instaurer un minimum de justice sociale ; enfin, mettre sous tutelle l'autorité du père, jadis absolue, qui conduisait souvent à la primogéniture mâle (droit d'aînesse) - les cadets, exhérédés, étant envoyés aux colonies ou entrant dans l'armée et les ordres religieux. La mesure a été combattue tout au long du 19ème, les tenants de l'autorité paternelle invoquant notamment, à l'image de Frédéric Le Play, les risques de déclin démographique et économique de la France et de son empire (Gotman, 1988).
Mais aujourd'hui, la norme égalitaire se justifierait pour des raisons inverses : « l'égalité, conçue par la Révolution pour les fils [contre la liberté testamentaire des pères], bénéficierait aujourd'hui essentiellement aux pères [ou aux parents] ». Le caractère automatique de la transmission égale entre enfants protégerait les parents qui n'auraient pas à décider : la réserve garantirait la paix sociale et la paix des familles. De fait, les Français répugnent au testament et adhèrent en majorité au principe égalitaire, et cela même dans les cas où un enfant a été (socialement) défavorisé par rapport à ses frères et sSurs ou s'est davantage occupé de ses parents âgés - seul l'enfant handicapé « mériterait », aux yeux des transmetteurs comme des bénéficiaires, un traitement particulier (Gotman, 1991).
En somme, une réforme des droits de mutation ne semblerait chez nous ni à l'ordre du jour, ni dans l'air du temps (sauf pour ce qui est des droits du conjoint survivant). D'autres considérations vont dans le même sens. Ainsi, les héritages en ligne indirecte pourraient-ils être plus lourdement taxés parce qu'ils seraient plus souvent de nature accidentelle - on laisse derrière soi ce que l'on aurait consommé autrement si Dieu avait prêté une vie plus longue. Surtout, une possibilité accrue d'avantager un enfant par rapport aux autres serait mal vue parce qu'elle risquerait d'encourager l'arbitraire familial et « l'effet Cendrillon ».
Le cas d'une liberté de tester accrue et d'une fiscalité neutre peut cependant être défendu pour de très bonnes raisons. Passons sur les considérations de pure théorie économique qui pêchent sans doute par leur trop grande généralité. L'équirépartition est une contrainte qui limite les choix des transmetteurs rationnels, supposés optimaux, mais réduit aussi les incitations pour leurs enfants (à bien se comporter, à aider leurs parents âgés) : elle est donc inefficace. Elle est aussi inéquitable puisqu'elle empêche de donner davantage à l'enfant le plus dans le besoin ou qui le mérite le plus. Enfin, elle désinciterait à l'épargne et réduirait la croissance si cette dernière dépend de l'épargne (Masson et Pestieau, 1994).
Plus convaincants sont les arguments suivants, dont certains ont déjà été évoqués :
- faciliter la transmission entre beaux-parents et beaux-enfants dans les familles recomposées, de plus en plus nombreuses ;
- permettre aux ménages sans enfant, qui forment le dixième de la population, de transmettre leurs biens dans de meilleures conditions ;
- aider à la transmission des petites ou moyennes entreprises familiales non cotées, pour lesquelles la France ne dispose pas d'un droit de mutation spécifique ;
- éviter les lourdes procédures d'évaluation (souvent biaisée&) des biens transmis en vue d'assurer la stricte égalité des héritages ;
- se réserver la possibilité de « rémunérer » un enfant qui assisterait ses parents âgés en situation de dépendance (maladie d'Alzheimer, par exemple), tâche susceptible d'entraîner des manques à gagner et pertes de droits à la retraite considérables, etc.
Diminuer la réserve ou limiter le droit à l'héritage se justifierait d'autant plus aujourd'hui que « l'obligation d'entretien » envers les enfants (droit à une éducation appropriée et à un niveau de vie comparable à celui des parents) est renforcée, alors que l'obligation alimentaire (soutien minimal des parents) est mois prégnante avec le développement des aides sociales (APA, par exemple). Reste que la liberté de tester se justifie moins entre enfants que hors enfants ou de la famille, comme lorsqu'on permet et/ou avantage fiscalement les dons caritatifs et les donations à des fondations reconnues, artistiques ou scientifiques. Insistant dans le journal Libération (6/12/2004) sur les vertus d'un financement privé - complémentaire et non contraignant - de la recherche scientifique, l'économiste Etienne Wasmer proposait que « des particuliers puissent léguer une partie de leur patrimoine à des institutions universitaires en échange de leur nom donné à tel bâtiment ou section de bibliothèque& »
On voit la substance de l'argument : la norme égalitaire est suffisamment prégnante (comme l'atteste le cas américain) pour que l'on puisse sans heurt augmenter la liberté de tester : celle-ci bénéficierait grandement à des minorités sans pénaliser le plus grand nombre.

Conclusion

« Toucher à l'héritage, c'est comme toucher à la famille ». Il semble que ce vieil adage soit encore d'actualité alors que la famille française a connu des évolutions radicales avec la reconnaissance des familles monoparentales, la multiplication des familles recomposées, les débats entourant les familles homoparentales, la diversité des formes de couple admises, etc. Dans ce contexte de libéralisation et d'émancipation des individus, le « droit » à une plus grande liberté de tester n'apparaît toujours pas reconnu : le plus surprenant n'est pas qu'il ne le soit pas davantage mais bien que la question ne fasse pas l'objet de débat. La famille garde ses tabous et ses interdits. On comprend que les clivages les plus significatifs entre les différentes philosophies du social et de l'État-providence (« libérale », « conservatrice », ou « sociale-démocrate ») concernent les jugements a priori portés sur les solidarités familiales (entre générations), leur efficacité ou leurs manques, leur générosité ou leurs effets inégalitaires, sinon pervers.

Références

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Becker G.S. (1991), A Treatise on the Family, Enlarged Edition, Harvard University Press.

Dekeuwer-Défossez F. (2004), "Le droit à la famille et ses évolutions", Cahiers français, n° 322, "Familles et politiques familiales", p. 73-80.

Esping-Andersen G. (1999), Les trois mondes de l'Etat-providence, PUF, Paris, (épilogue inédit) ; version anglaise, The three worlds of welfare capitalism, 1990.

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Masson A. et Pestieau P. (1994), "L'héritage et l'État", in Héritage et transferts entre générations, P. Pestieau (ed.), De Boeck, Bruxelles, p. 15-44.

Mauss M. (1950), Sociologie et anthropologie, PUF, Paris.

Mauss M. (1968), Essais de sociologie, Editions de minuit (collection Points), Paris.

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