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Français
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UTLS - la suite (Réalisation), UTLS - la suite (Production), Alain Prochiantz (Intervention)
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Droit commun de la propriété intellectuelle
DOI : 10.60527/201q-aa07
Citer cette ressource :
Alain Prochiantz. UTLS. (2002, 21 juillet). Être et ne pas être un animal , in La diversité de la vie. [Vidéo]. Canal-U. https://doi.org/10.60527/201q-aa07. (Consultée le 17 mai 2024)

Être et ne pas être un animal

Réalisation : 21 juillet 2002 - Mise en ligne : 21 juillet 2002
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Descriptif

Il n'y a que des individus dans la nature. Mais qu'est-ce qu'un individu ? Le sens de ce terme est-il le même pour tous : bactéries, plantes, oiseaux, souris, êtres humains ? La réponse, selon le conférencier, réside dans l'étude du développement, dans les gènes architectes qui tracent le plan du corps et nous éclairent sur l'évolution des espèces. Elle se trouve aussi dans l'histoire, toujours singulière, de tout individu. Mettant en perspective les données les plus récentes de sa discipline, il suggère que, par la grâce de quelques mutations et l'aventure évolutive de son cortex, l'Homme est comme sorti de la nature et il propose une distinction radicale entre nous et les autres espèces.

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Texte de la 442e conférence de l'Université de tous les savoirs donnée le 21 juillet 2002

Être ou ne pas être un animal

Par Alain Prochiantz

Le propos de cette conférence sera d'expliquer comment le système nerveux se construit, comment il a pu évoluer et comment cette évolution a rencontré un point de rupture qui fait que tout en étant, nous autres êtres humains, des animaux, nous avons pour ainsi dire échappé à l'ordre de la nature.

Pour passer de l'Suf, une cellule, à l'individu constitué de plusieurs milliards de cellules, une grande quantité d'événements est nécessaire : prolifération, migration, mort, différenciation, regroupement en tissus et organogenèse. Les tissus se forment à partir de trois feuillets embryonnaires mis en place au cours de la gastrulation, étape du développement qui suit la formation de la blastula, boule creuse générée à partir de la prolifération des premières cellules embryonnaires. Schématiquement, le mésoderme donne les muscles et les os ; l'ectoderme, le système nerveux et la peau ; l'endoderme, le tube digestif, les poumons et les glandes annexes du tube digestif comme le foie, le pancréas, la thyroïde. Le système nerveux se développe à partir de la partie dorsale de la blastula. Au cours de la gastrulation, cet ectoderme dorsal est induit à devenir de l'ectoderme neural, c'est-à-dire à former du système nerveux. L'embryon perd sa sphéricité et commence à s'allonger selon l'axe antéro-postérieur. Une plaque neurale s'individualise progressivement dont les bords vont former les bourrelets neuraux. Ces bords se rapprochent alors progressivement pour venir se souder dorsalement au-dessus de la ligne médiane de l'embryon et former le tube neural.

Notre histoire commence ainsi avec une invention majeure de l'évolution : le tube, ou plutôt la plaque neurale. La plaque neurale est en effet spécifique des vertébrés. Les arthropodes, dont nous nous sommes séparés il y a six cents millions d'années, ont des ganglions et non un tube neural. L'invention de la plaque présente un avantage considérable pour ce qui est de l'accroissement des fonctions neurales supérieures. Contrairement à une boule, un ganglion est une boule, la surface d'une feuille est peu limitée par les contraintes d'espace. La feuille peut en effet être plissées et casée dans la cavité de la boîte crânienne, qui est également, pour une part importante et grâce à l'invention parallèle de la crête neurale, un dérivé de l'ectoderme. L'extension de la surface du système nerveux n'est plus limitée par la contrainte mécanique et le cortex d' Homo sapiens possède 2 m2 de surface et 4 mm d'épaisseur.

Dans le développement du système nerveux, comme dans le développement en général, l'information positionnelle joue un rôle important. La plaque des vertébrés peut être vue comme une feuille sur laquelle on peut tracer un quadrillage. Une fois qu'elle est refermée en tube, la plaque reste quadrillée. Le quadrillage du plan permet de placer des coordonnées. Le système nerveux est très hétérogène et les fonctions qui sont engagées par les parties les plus frontales (comme le cortex frontal) ne sont évidemment pas les mêmes que celles engagées par les régions les plus caudales (comme la moelle épinière). Le sort de chaque zone, c'est à dire l'engagement dans des voies de différenciation distinctes le long des axes antéro-postérieur et dorso-ventral est lié à la position des cellules dans ce système de coordonnées. Par exemple, les racines motrices qui vont innerver les muscles sont dans les régions ventrales chez les vertébrés alors que les fibres sensorielles sont dans les régions dorsales. La différenciation du système nerveux suit donc un quadrillage antéro-postérieur et dorso-ventral qui est dérivé du quadrillage de la plaque neurale.

Le repliement en tube neural se produit très tôt au cours du développement, juste après l'induction neurale. Le quadrillage du tube, qui vient d'être évoqué correspond à la construction de frontières entre différents domaines. Ces frontières peuvent changer au cours de l'évolution, modifiant l'importance respective de différents domaines. L'évolution "agit" à la manière d'un architecte qui non seulement modifierait la surface globale de l'appartement, mais aussi les surfaces relatives des différentes pièces de cet appartement. Les mécanismes qui déterminent, selon les espèces, les surfaces qui sont affectées à chaque domaine puis à chaque sous domaine sont l'objet d'une recherche active. Un des modes d'évolution du système nerveux est donc l'augmentation de la surface totale du cortex et la modification de sa compartimentation, par exemple, en donnant plus de place aux aires cognitives, ou moins de place aux aires olfactives, bref en changeant les surfaces respectives dévolues à l'analyse de certaines modalités ou à l'exécution de certaines fonctions. Homo sapiens est remarquable non seulement pour la surface de son cortex, mais aussi par l'existence d'une surface dévolue aux aires cognitives, par exemples les aires du langage, qui est sans commune comparaison avec ce qui existe chez les autres animaux qui, sans être inférieurs, ne sont néanmoins pas au sommet de l'échelle de l'évolution. Si nous définissons ce sommet par les capacité cognitives, linguistiques et, plus largement, culturelles, critère dont j'assume le caractère subjectif.

La définition de la taille respective des territoires, et finalement de l'importance qui peut être donnée aux différentes fonctions à travers les espèces, est déterminée par un très petit nombre de gènes. Il ne s'agit pas ici de penser que ces gènes construisent de manière particulièrement fixiste le système nerveux. Ils déterminent les programmes de développement. Pourquoi des gènes ? Chacun le sait bien et a oublié de s'en étonner : d'un Suf de poule sort toujours une poule. De même pour Homo sapiens. Derrière cette évidence se cache un mécanisme dont la précision et la reproductibilité ne manquent pas d'être étonnantes puisqu'un Suf est une cellule et qu'un organisme est constitué de milliards de cellules. Entre l'Suf - produit de la fécondation - et la forme achevée, la réalisation des programmes de division, migration, différenciation, mort (qui est une différenciation) cellulaires résulte en la production d'un image, toujours le même - caractéristique de l'espèce -, aussi vrai que tout un chacun sait distinguer un homme d'un macaque. Cette incroyable reproductibilité souligne l'existence dans l'Suf d'un plan, au sens de plan des architectes, qui se transmet de génération en génération et qui pour une part importante appartient à ce qu'on appelle le génome. Les biologistes travaillent sur les mécanismes universels qui permettent d'établir le plan, de le transmettre, de le modifier alors que les embryologistes, en particulier les généticiens du développement, tentent de comprendre quelle est la nature de ce plan.

Nous allons momentanément quitter le système nerveux pour donner un aperçu de ce que sont ces gènes architectes qui déterminent le plan de construction de l'organisme et bien évidemment aussi le plan du système nerveux. Morgan, généticien du début du XXe siècle à l'université de Columbia, a détecté des mutations affectant la forme du corps, le phénotype, chez la mouche drosophile. Ces mutations donnent accès à des gènes ayant à voir avec la morphogenèse. Ils permettent de repérer les éléments qui vont déterminer la forme des organes. À partir d'un Suf de mouche il va toujours sortir une mouche parce qu'il contient un certain nombre de gènes et de stratégies de développement qui conduisent du chromosome, du génome, à la mouche. Une mutation chez la mouche transforme les balanciers, organes permettant de voler droit, en une deuxième paire d'ailes. Les cellules qui auraient dû donner le balancier interprètent mal leur position et créent une deuxième paire d'ailes, la mouche devenant alors semblable à une libellule. Ces gènes de développement sont non seulement importants pour passer de l'Suf à l'organisme, c'est-à-dire pour construire l'animal, mais c'est aussi probablement sur eux que repose une large part de la charge de l'évolution. Les mutations de ces gènes de développement, notamment celles qui se produisent dans les éléments régulant leur expression spatio-temporelle, sont probablement responsables pour une grande part de l'apparition d'espèces nouvelles. Les mutations créatrices de nouvelles forme concernent aussi l'espèce humaine car, bien que nous soyons très particuliers, nous restons des animaux et nous avons des ancêtres communs avec tous les animaux qui existent sur cette Terre, et surtout qui en ont disparu, spécialement bien évidemment avec les singes, mais aussi les mouches.

Quels sont ces gènes ? Oublions un instant le cerveau pour nous intéresser aux régions plus postérieures du système nerveux et du corps dans son ensemble. Les gènes de développement des complexes homéotiques (transformation d'un organe en organe homologue : balancier donne aile) sont disposés chez la mouche sur un seul chromosome selon un ordre reproduisant leur patron d'expression corporel le long de l'axe antéro-postérieur Les gènes les plus en 3' (l'avant du chromosome, si l'on peut dire) sont responsables de la construction des organes les plus antérieurs. Au fur et à mesure du déplacement vers les régions postérieures du chromosome, de 3' en 5', nous rencontrons les gènes responsables de la morphogenèse des régions les plus postérieures de la mouche, comme si celle-ci ou du moins son plan, était dessiné à la surface du chromosome. Cette représentation de la mouche qui est transmise de génération en génération, est responsable du fait que d'un Suf de mouche sortira toujours une mouche. La découverte des gènes contrôlant le développement de la drosophile a suscité un ensemble de travaux visant à identifier d'éventuels homologues chez les vertébrés. Chez la souris, il existe des gènes de la même famille. Ces gènes homéotiques ne sont pas disposés sur un seul chromosome comme chez les arthropodes, mais ils se répartissent en quatre complexes A, B, C, D situés sur des chromosomes différents. Ils codent également pour la forme générale du corps chez les vertébrés et sont disposés dans le même ordre que chez la mouche. De plus, ils sont orthologues à ceux trouvés chez la mouche, c'est-à-dire qu'ils sont homologues à travers l'évolution. Non seulement ces gènes sont de structure proche, mais ils sont capables de se complémenter génétiquement. Leurs fonctions sont conservées malgré les six cents millions d'années qui nous séparent de l'ancêtre commun entre les arthropodes et les vertébrés. Ces résultats démontrent l'existence de cet ancêtre commun et suggèrent une très grande similitude au niveau des mécanismes de construction des organismes chez tous les métazoaires, c'est-à-dire les animaux dont le corps est constitué de plusieurs cellules organisées en tissus et organes.

La comparaison entre les vertébrés et les arthropodes s'étendait pour l'instant aux parties postérieures du système nerveux, jusqu'au cou. Les généticiens ont cherché des homologies au niveau des familles de gènes intervenant dans le développement des régions les plus antérieures. Ils ont trouvé chez la drosophile des gènes architectes de la construction du système nerveux. Ces gènes, ou plutôt leurs orthologues, sont présents chez la souris et des expériences de complémentation ont montré une grande conservation au niveau de leur structure et de leur fonction. C'est à nouveau la combinatoire de l'expression de ces gènes qui permet de dessiner des territoires dans le neuroépithélium cérébral c'est-à-dire dans la région la plus antérieure de la plaque neurale.

Prenons un exemple, chez les mammifères deux gènes, appelés Otx1 et Otx2 chez la souris, ont été identifiés. Dans le système nerveux de la souris, Otx2 s'exprime très largement au niveau de ce qui donnera naissance au télencéphale (le cortex et les structures sous-corticales), au diencéphale (région plus postérieure, à l'origine des noyaux thalamiques et sous-thalamiques comme l'hypothalamus) et au mésencéphale (structure encore plus postérieure qui se différencie en tectum et en une partie du cervelet). Cette expression très large correspond à peu près au domaine d'expression de Otd dans le protocerebrum et le deutocerebrum de la mouche. Otx1 apparaît un peu plus tard et est exprimé dans une zone comprise à l'intérieur du domaine d'expression de Otx2. Analogies structurelles, similitudes dans les domaines d'expression, mais qu'en est-il des propriétés fonctionnelles ? L'invalidation - par délétion du gène - de Otx2 chez la souris conduit à la perte des structures antérieures. L'embryon se développe sans tête et meurt avant la naissance. Ce phénotype, qui rappelle celui de la mutation Otd chez la mouche, se produit parce que le système nerveux antérieur n'est pas induit. L'inactivation de Otx1 est loin d'avoir les effets de celle de Otx2. Tout d'abord l'expression de Otx1 est tardive par rapport à celle de Otx2 et, surtout, les souris invalidées naissent avec un cerveau et survivent. Ce cerveau est légèrement anormal ; on note en particulier un amincissement d'une zone du cortex (cortex pariétal) et des défauts comportementaux dont une propension à faire de graves crises épileptiques. Mais un des aspects les plus intéressants ne concerne pas le système nerveux au sens propre mais l'oreille interne. Ces souris perdent, en effet, le conduit semi-circulaire latéral de l'oreille interne, structure qui apparaît au cours de l'évolution avec la transition des poissons sans mâchoires (agnathes) aux poissons à mâchoires (gnasthostomes).

Les premières expériences de complémentation ont consisté à remplacer Otd chez la mouche par Otx2 ou Otx1 et à constater que « ça marche » : l'un ou l'autre des deux gènes de souris peuvent remplacer Otd chez la mouche. À l'inverse, Otd peut remplacer Otx1 chez la souris pour presque tous les défauts observés, y compris le comportement épileptique, à l'exception notable du défaut d'oreille interne qui n'est pas récupéré. Otd peut remplacer Otx2 mais cette complémentation est partielle et nécessite, pour être complète, l'addition d'éléments régulateurs de la traduction du messager. Chez la souris, le remplacement de Otx1 par Otx2 conserve presque toutes les fonctions de Otx1, mais pas la structure normale de l'oreille interne. Cette observation suggère très fortement que Otd et Otx2 sont les vrais orthologues puis que, plus tardivement, Otx2 s'est dupliqué, cette duplication permettant, au cours de l'évolution, une spécialisation des deux gènes paralogues (homologues au sein de la même espèce) et donc une diversification de fonctions, une des copies évoluant vers Otx1 et conduisant à l'acquisition d'une structure de l'oreille interne et d'une fonction corticale plus tardive. Les duplications géniques donnent, en effet, la possibilité d'acquérir de nouvelles fonctions et de nouveaux organes. E conclusion, y compris pour le cerveau, il existe une extraordinaire conservation entre les gènes de la souris et ceux de la mouche, et ce qui apparaît comme fondamental n'est donc pas tant la séquence codantes de ces gènes que les éléments régulateurs de leur expression, au niveau de la transcription, passage de l'ADN à l'ARN puis de la traduction, passage de l'ARN à la protéine.

Les gènes de développement jouent donc un rôle majeur dans la régionalisation, l'allocation des surfaces pour chaque fonction. On comprend alors pourquoi la régulation de l'expression de ces gènes détermine les tailles des différentes aires du cortex qui sont affectées aux différentes fonctions comme l'audition, l'olfaction, la cognition ou le langage. Les généticiens pratiquent aujourd'hui une sorte d'évolution expérimentale en modifiant le dosage des différents gènes de développement et en déplaçant ainsi les frontières entre les différentes régions. Ils inventent des schémas génétiques permettant d' augmenter ou de diminuer les structures impliquées dans des fonctions particulières. L'évolution naturelle n'a probablement pas privilégié l'invention massive de nouveaux gènes - nous avons autant de gènes d'une souris et à peine deux fois plus qu'une mouche. Elle a probablement agit sur des éléments régulateurs de l'expression de gènes de développement, c'est-à-dire modifiant le lieu, le moment et la durée de leur expression. L'étude des gènes de développement permet donc non seulement de comprendre le développement des organismes mais aussi l'évolution des espèces. Une nouvelle discipline est née, l'évo/devo ou développement/évolution.

Nous avons vu précédemment que d'un Suf de poule sortira toujours une poule grâce au plan porté par les chromosomes, le plan de développement, passant de génération en génération avec les instructions sur comment construire l'animal. Cependant, nous savons bien que tous les individus ne sont pas identiques, qu'il n'existe pas de déterminisme génétique strict dans la construction d'un individu. À la construction de l'imago, déterminée par un certain nombre de gènes de développement, se greffe une deuxième construction, celle de l'individu. Le raffinement de la construction du système nerveux au niveau du cortex et de tous les dérivés de la plaque neurale est lié à l'activité sensorielle du système. Le "vécu" de l'animal contribue à modifier la structure d'un système nerveux qu'il faut cesser de penser comme une machine. Les cellules meurent, repoussent, les fibres croissent, décroissent, les synapses se font, se défont. La forme de l'individu est modifiée par ce que l'individu vit.

Les systèmes sensoriels, ouïe, vue, goût, odorat et toucher, mettent l'individu en contact avec le monde, intérieur ou extérieur. Les afférences sensorielles stimulent le système depuis la périphérie. Ces interactions avec le milieu ont une influence sur le milieu de l'animal mais également sur le développement de ce dernier qui s'adapte au milieu. Prenons, une fois encore un exemple. La vision bilatérale exige l'existence de zones, au niveau du thalamus et du cortex visuel, sur lesquelles convergent les stimulations en provenance des deux rétines. Cette zone binoculaire permet de comparer les informations provenant de points situés à l'intérieur du champ visuel couvert par les deux yeux. Plus les yeux sont en position frontale, comme chez l'Homme ou le chat, plus cette zone binoculaire est importante ; plus les yeux sont en position latérale, comme par exemple chez l'oiseau, plus elle est réduite. Chez la souris, la zone binoculaire du cortex visuel est petite mais peut, néanmoins, être analysée par les techniques anatomiques et par l'électrophysiologie. On enregistre dans cette zone du cortex des neurones qui répondent soit à un seul Sil, soit aux deux yeux. Une période, dite critique, se place chez la souris entre 28 et 35 jours de vie postnatale. Si, pendant cette période, la vision d'un Sil est masquée, les neurones du cortex visuel seront, dans la zone binoculaire, très majoritairement recrutés par l'Sil resté ouvert. Ce recrutement est dû à l'innervation de tous les neurones de cette zone corticale par les fibres nerveuses correspondant à l'Sil actif. Si on rouvre l'Sil masqué après cette période, le défaut est irréversible. Par contre la fermeture de l'Sil avant la période critique conduit à un défaut réversible et sa fermeture après cette période est sans effet. Chez l'Homme, pour qui la période critique se place entre 4 et 5 ans, une inégale balance entre les deux yeux, par exemple dans un cas extrême de strabisme, conduit à l'amblyopie, problème dont la gravité est renforcée dans notre espèce par l'étendue de la zone binoculaire.

Il existe des régions du système nerveux où cette période critique ne se produit jamais, ou bien où une fois la période critique passée une certaine plasticité demeure. Dans le système visuel, la perte de plasticité qui suit la période critique est due à la maturation morphologique et biochimique des interneurones GABAergiques. En effet, si on empêche la fonction inhibitrice de ces neurones, par exemple en diminuant leur capacité de synthèse du neuromédiateur inhibiteur qu'est le GABA, la période critique peut alors être repoussée au-delà de ces quatre semaines. Il pourrait donc être proposé que les périodes critiques, au-delà desquelles un apprentissage est difficile voir impossible (pour certains sons par exemple), diffèrent selon les régions du cortex et qu'elles se mettent en place au moment où les interneurones GABAergiques se figent dans leur maturité. A contrario, on pourra aussi proposer que ce qui distingue les régions à renouvellement GABAergique permanent, comme le bulbe olfactif, l'hippocampe ou le cortex associatif, des régions à non-renouvellement est le maintien d'une plasticité physiologique permettant l'apprentissage, par exemple de nouvelles odeurs, ou la mémorisation de nouvelles données. Un rôle lié à l'oubli n'est pas, non plus, à exclure, certaines structures pouvant servir à l'enregistrement provisoire d'une donnée, laquelle sera, ou non, envoyée à des centres de stockage plus permanents.

La possibilité que des régions importantes dans les phénomènes d'apprentissage ou de mémorisation chez l'adulte soient le lieu d'un remplacement continu des interneurones GABAergiques permet de jeter un jour nouveau sur certaines maladies neurodégénératives. Sur le plan des recherches sur le vieillissement, cela signifierait que nombre des données actuellement explorées en biologie du développement pourraient être analysées avec profit. Dans ce contexte, il faut rappeler que plusieurs gènes du développement restent exprimés pendant toute la durée de la vie. Cette expression continuée, et surtout sa régulation, pourrait constituer une forme de réponse aux stimulations sensorielles externes et internes. En effet, il est logique de penser que la permanence du processus ontogénique de renouvellement des neurones, de modification de forme des prolongements neuronaux et de renouvellement synaptique participe à l'adaptation physiologique du cerveau adulte. On ne saurait non plus exclure que les réseaux génétiques recrutés par les gènes de développement chez l'adulte, en réponse aux stimuli physiologiques, diffèrent sensiblement de ceux qui sont en passe d'être identifiés au cours du développement.

Pour terminer, rappelons que l'évolution du cortex, chez les mammifères, montre une évolution de la surface, mais aussi un changement de l'affectation des surfaces. Les aires du langage sont par exemple beaucoup plus grandes chez Homo sapiens que chez le hérisson. C'est probablement à travers des modifications de régulation de l'expression des gènes de développement que nous sommes arrivés à ces modifications fondamentales qui au fond nous importent car elles nous placent en haut de l'échelle des espèces, et quelle que soit l'affection que nous ayons pour nos amies les bêtes, ce ne sont ni des singes ni des mouches qui sont venus assister à cette conférence sur la construction du système nerveux.

Quelques idées des contraintes de temps vont nous permettre de nous rendre compte de la rapidité, de la fulgurance qui a présidé à la mise en place des structures qui font que nous sommes aujourd'hui Homo sapiens.

Bactéries3,5 milliards d'années
Protozoaires1 milliard d'année
Métazoaires (ancêtre commun entre les arthropodes et les vertébrés)600 millions d'années
Agnathe (poisson sans mâchoire)500 millions d'années
Gnatostomes400 millions d'années
Tétrapodes et insectes360 millions d'années
Première radiation des reptiles280 millions d'années
Dinosaures250 millions d'années
Oiseaux150 millions d'années
Fin des dinosaures110 millions d'années
Grande radiation des mammifères, primates et hominidés1,8 millions d'années

L'arrivée d' Homo sapiens, il y a 100,000 ans, correspond à environ trois secondes dans une journée de vingt-quatre heures par rapport à l'histoire de la vie. L'histoire de l'humanité durera-t-elle plus de six secondes? Qui peut le dire? Ce qui reste est que l'apparition d' Homo sapiens est très soudaine. Elle s'est produite probablement à la suite de quelques mutations dans l'expression de gènes de développement très particuliers, mutations qui ont déterminé l'expansion d'aires corticales, cérébrales, qui étaient en puissance chez notre ancêtre mais qui n'étaient pas développées au point où elles le sont chez nous. Les ancêtres de l'homme et la lignée de l'homme voient non seulement une augmentation abrupte de la taille du cerveau, mais surtout de sa surface totale et plus particulièrement de celle qui est affectée aux fonctions cognitives. L'invention de la culture, du langage, de la sociabilité, n'est pas pour rien dans la façon qu'a eu Homo sapiens d'être comme sorti de la nature, en quelque sorte d'être et de ne pas être un animal.

Du même auteur

A. Prochiantz. Les stratégies de l'embryon, PUF, 1987.

A. Prochiantz. La construction du cerveau, Hachette, 1989.

A. Prochiantz. Claude Bernard : la révolution physiologique, PUF.,1990.

A. Prochiantz. La biologie dans le boudoir, Editions Odile Jacob, Paris, 1995.

A. Prochiantz. Les anatomies de la pensée, Editions Odile Jacob, Paris, 1997.

A. Prochiantz. Machine-esprit, Editions Odile Jacob, Paris 2001.

J.-F. Peyret et A. Prochiantz. La Génisse et le Pythagoricien, Editions Odile Jacob, Paris 2002.

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