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Français
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UTLS - la suite (Réalisation), UTLS - la suite (Production), Maurice Godelier (Intervention)
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Droit commun de la propriété intellectuelle
DOI : 10.60527/87eg-ye15
Citer cette ressource :
Maurice Godelier. UTLS. (2005, 16 janvier). Parenté, familles, interdits sexuels , in La Famille aujourd'hui. [Vidéo]. Canal-U. https://doi.org/10.60527/87eg-ye15. (Consultée le 12 mai 2024)

Parenté, familles, interdits sexuels

Réalisation : 16 janvier 2005 - Mise en ligne : 15 janvier 2005
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Descriptif

La famille est une unité sociale de procréation ou d'adoption des enfants ainsi que de leur élevage par des adultes qui ont vis à vis d'eux des droits et des devoirs. La nature d'une famille dépend du système de parenté qui existe dans la société. La parenté déborde les limites de la famille. Les rapports de parentés sont des rapports sociaux qui définissent des alliances et l'appropriation des enfants. Mais qu'est ce qu'un enfant, comment « fait-on » un enfant selon les sociétés, comment s'établissent les « interdits sexuels » ?

Intervention
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Le texte de Maurice Godelier ci-dessous, prononcé le 14 décembre 2004 auprès de la Fondation pour lInnovation Politique, est similaire aux principaux point développés lors de la 572ème conférence de lUniversité de tous les savoirs donnée le 16 janvier 2005.
Systèmes de parenté, formes de famille
quelques problèmes contemporains qui se posent en Europe occidentale et en Euro-Amérique


Je remercie la Fondation de mavoir invité à vous exposer, en tant quanthropologue, la manière dont janalyse les rapports de parenté et les formes de famille que lon rencontre dans les multiples sociétés qui coexistent à la surface de la planète terre. Le monde nest pas encore devenu le village planétaire que lon annonce. Vous allez vous rendre compte que les débats que nous avons aujourdhui en France concernant la famille et de nouvelles formes de parenté concernent avant tout les sociétés européennes et euro-américaines. Ces débats nexistent pas dans dautres parties du monde et sils sy diffusent demain ce sera très lentement. Je vais vous expliquer pourquoi.
Il faut dabord, pour comprendre la manière dont se posent les problèmes, partir de plusieurs distinctions. Il faut distinguer « rapports de parenté » et « famille ». Il ny a pas de famille sans rapports de parenté ni de rapports de parenté qui puissent se reproduire sans produire des formes de famille. Il faut ensuite distinguer entre « descendance » et « filiation ». Il faut enfin comprendre le rapport quil y a entre la descendance et lalliance.
Je commencerai par la distinction entre filiation et descendance. Dans toute société, un individu est fils ou fille dun homme et dune femme. Cest ce que désigne le concept de filiation. Mais dans de très nombreuses sociétés tout en étant fils ou fille dun homme et dune femme, on nest pas le descendant de tous ses ancêtres. Dans les sociétés où le principe qui organise la descendance passe par les hommes seulement, un homme et une femme appartiennent à leur naissance au groupe de parenté de leur père et du père de leur père, etc. Dans une société matrilinéaire, les enfants nappartiennent pas au groupe de leur père, cest-à-dire du mari de leur mère, mais à celui de la mère et des frères et sSurs de la mère. Cest par les femmes seulement que se transmet lidentité, et avec elle biens, statuts, droits, devoirs, etc.
Les systèmes patrilinéaires et matrilinéaires sont des systèmes où nexiste quun seul principe de descendance (on les appelle « unilinéaires »). Il existe des sociétés où deux principes se combinent. Trois cas sont possibles et ont été réalisés. Dans certaines sociétés un individu appartient à la fois au clan de son père et au clan de sa mère, mais il reçoit de chacun des choses distinctes qui deviennent des composantes de son identité. Par exemple de son père il va recevoir son nom, un statut politique et de sa mère, des droits sur une terre et des fonctions religieuses. Cest là le premier cas et on a appelé ces systèmes des systèmes ambi-linéaires. Les deux autres cas sont appelés systèmes bi-linéaires. Les systèmes bi-linéraires parallèles sont ceux où les fils appartiennent au clan du père, les filles au clan de la mère. Par contre dans les systèmes bi-linéraires dits « croisés », les fils appartiennent au groupe de la mère et les filles au groupe du père.
Dernière formule : il existe des systèmes où la descendance passe indifféremment par les hommes et par les femmes, on les appelle « système à descendance indifférenciée », ou « systèmes non-linéaires » ou « systèmes cognatiques ». Cest le cas des systèmes européens, polynésiens et autres, lindividu descend aussi bien de ses parents paternels que de ses parents maternels. En France cest ce type de système qui existe avec une particularité, une inflexion patrilinéaire dans la mesure où jusquà maintenant cétait le nom du père qui se transmettait automatiquement aux enfants. Ceci vient de changer en France. On peut choisir de porter à sa majorité le nom de sa mère par exemple. Mais du fait que lon descende aussi bien par les hommes que par les femmes dancêtres communs, masculins et féminins, dans les systèmes européens filiation et descendance sont confondues dans la pensée parce quelles se recouvrent dans la pratique. On est « fils de » son père et de sa mère, qui sont eux-mêmes « fils » et « fille de » leur père et de leur mère, etc.
Deuxième distinction à prendre en compte : les rapports de parenté combinent dans la majorité des sociétés des rapports de descendance et des rapports dalliance. Les familles se forment au moment du mariage et sont structurées par les règles dalliance. Mais là encore, précaution. Dans de nombreuses sociétés, lalliance de deux familles ne donne pas lieu à un « mariage ». Le couple commence à vivre ensemble avec lautorisation de leurs familles et des groupes de parenté. Leur union devient de ce fait publique et placée sous le regard et le contrôle de la communauté. Il existe plusieurs formes dalliance, des alliances qui impliquent des échanges, échanges des femmes par les hommes, ou des hommes par les femmes, ou le don réciproque entre deux familles dune homme et dune femme. Il a existé dans lAntiquité en Egypte, dans lIran ancien des formes dalliance sans échange, ce sont les mariages frère-sSur, où lalliance se fait à lintérieur de la famille, du lignage ou du clan. Aujourdhui dans le cadre de ce quon appelle le « mariage arabe », lépouse préférée est la fille du frère du père, cest-à-dire un membre du lignage paternel, la femme la plus proche de la sSur, qui, elle, est inépousable par Ego.
Attardons-nous un instant sur les règles du mariage définies par le Coran et qui sont appliquées plus ou moins strictement dans le monde musulman. Selon le Coran, un homme a le droit à 4 épouses, et à des concubines. Lépouse préférée, nous venons de le voir, est la fille du frère du père dEgo et réciproquement pour une femme son cousin du côté paternel. La seconde épouse peut être une cousine du côté maternel, la troisième une femme de la même tribu ou communauté, la quatrième une femme dun autre groupe social ou tribal. On constate donc que les règles de mariage combinent les deux formules que nous avons indiquées plus haut, le mariage entre soi (la cousine patrilatérale la plus proche de soi) et le mariage avec des parents plus éloignés ou avec des non-parents, avec dautres que soi
Puisque nous venons dévoquer la polygamie, il faut mentionner également lexistence de la polyandrie. Dans un certain nombre de sociétés, tibétaines, amazoniennes par exemple, plusieurs hommes épousent une seule et même femme. La polyandrie revêt deux formes, une forme adelphique, plusieurs frères se marient avec la même femme et les enfants quelle met au monde sont attribués à chacun des maris par leur ordre de naissance, daîné à cadet. La seconde forme est plus rare, plusieurs hommes qui ne sont pas apparentés saccordent pour épouser une seule femme.
Il existe enfin, et cest très rare, des échanges qui nimpliquent aucune alliance et donc aucun mariage. Cest le cas de minorités tibéto-birmanes telles les Na, les Moso, etc., où les familles prennent la forme de matri-lignées, cest-à-dire de groupes de frères et de sSurs qui vivent ensemble et élèvent en commun les enfants que les femmes du groupe mettent au monde. Dans ces sociétés les hommes visitent la nuit les femmes des autres matri-lignées pendant que leurs sSurs sont visitées également par les autres hommes du village. Dans ces sociétés les notions de « mari » et de « père » nexistent pas.
Revenons sur la question des alliances reposant sur des échanges. Pour Lévi-Strauss, les systèmes de parenté sont définis avant tout par les formes de lalliance plutôt que par les formes de descendance. Et pour Lévi-Strauss lalliance implique universellement léchange des femmes par les hommes et pour les hommes qui représentent le pouvoir dans la société. Ce postulat de Lévi-Strauss, que la parenté repose sur léchange de femmes entre les hommes, napparaît plus aujourdhui comme ayant valeur universelle. Son champ dapplication est limité à lensemble des sociétés qui échangent réellement des femmes entre les groupes de parenté. Mais on a découvert des sociétés au Vietnam, en Indonésie, en Océanie où se sont les hommes qui sont échangés par les femmes, des frères par leurs sSurs. Au lieu dun « brideprice », dun prix de la fiancée, les femmes négocient entre elles un « groomprice », un prix du fiancé.
Mais dans un certain nombre de sociétés une famille donne à une autre son fils et lautre lui donne sa fille. Dans ces sociétés il nexiste donc pas déchange dun sexe par lautre. Cette formule se retrouve chez les Inuit par exemple, mais aussi dans les sociétés euro-américaines.
Je reviens sur les mariages frère-sSur. Cétait une pratique très courante dans la société égyptienne antique et pas seulement dans la dynastie des Pharaons ou chez les hauts personnages de la société. Ces mariages frère-sSur étaient socialement les plus valorisés parce quils rapprochaient les humains aux dieux. Cétait le cas également dans lIran ancien, jusquau 9e siècle après J.C., dans un pays où la religion officielle était le Mazdéisme. Pour les Iraniens, le mariage frère-sSur, célébré par un prêtre mazdéen qui avait épousé lui-même sa sSur, reproduisait la naissance du premier homme au sein du cosmos. Dans la mythologie iranienne le premier homme était né en effet de lunion de deux divinités, un frère et une sSur. Epouser sa sSur cétait donc faire reculer le mal dans le monde et cétait la promesse dune place privilégiée après la mort dans le paradis mazdéen.
Le Christianisme dans lAntiquité a systématiquement éliminé la polygamie et les mariages proches qui existaient dans toutes les sociétés méditerranéennes, sauf à Rome. Ensuite, mais relativement tardivement, lEglise a transformé le mariage qui était une affaire de familles et de lignées en un sacrement qui devait être célébré dans un lieu saint, une église, une chapelle, etc. En devenant sacrement, le mariage a entraîné linterdiction définitive du divorce ainsi que du remariage des veufs et des veuves. A un niveau plus profond encore, la parenté chrétienne sest organisée dès le départ à partir dun axiome culturel issu de la Bible selon lequel quand deux personnes sunissent charnellement elles ne forment quune seule chair, una caro.
Les conséquences sociales de cette représentation culturelle sur lorganisation de la parenté et de la famille en Occident ont été considérables. Du fait quen sunissant deux individus ne font plus quune seule chair, automatiquement et logiquement les affins se transforment en consanguins. Par exemple, du fait que je ne fais quune seule chair avec mon épouse, la sSur de celle-ci devient également ma chair et se transforme en quasi-consanguine, doù la conséquence logique que les interdits qui sappliquent aux consanguins sappliquent également aux affins. Selon le même principe mon épouse étant devenue ma chair, ne peut plus sunir avec mon frère, cest-à-dire son beau-frère. En application de ce principe, lEglise na cessé jusquau XIIIe siècle délargir jusquau 7e degré le cercle des degrés de parenté interdits au mariage. Par la suite, devant les difficultés à se marier que rencontraient aussi bien les aristocrates que les paysans vivant en communautés villageoises, lEglise fut obligée de réduire le champ des interdits du 7e degré au 4e degré, puis au XIXe siècle du 4e au 2e degré.
Rapports de descendance, rapports dalliance sinscrivent dans des systèmes de parenté, ou plutôt « font système ». Et le travail des anthropologues depuis Morgan, fondateur des analyses de la parenté, a abouti à identifier un certain nombre de types majeurs de systèmes de parenté. Les types dits « soudanais », « dravidien », « australien », « iroquois », « eskimo », « hawaïen » et un type qui est en débat, les systèmes « crow-omaha ». Le système de parenté européen est depuis la fin de lAntiquité romaine un système de type « eskimo ». Les anthropologues ont constaté que les 10.000 sociétés environ qui coëxistent à la surface du globe ont toutes des systèmes de parenté, mais ceux-ci sont tous des variantes, ou des variétés, de lun ou lautre de ces 7 types de systèmes et de terminologies de parenté.
Pour donner une idée sommaire des différences entre ces types, mentionnant le fait que dans les systèmes dravidiens et australiens il ny a pas de vocabulaire spécifique pour désigner les alliés, parce que ces systèmes comportent une règle de mariage qui fait que par exemple la fille du frère de ma mère est potentiellement mon épouse. Donc le terme qui dans la langue locale désigne « loncle maternel » (un frère de ma mère) est le même terme qui désigne un « beau-père » (le père de mon épouse). Autre différence : dans les systèmes dravidiens, australiens, iroquois et crow-omaha, il ny a pas de terme spécifique pour désigner les frères du père ou les sSurs de la mère, qui dans le système européen, sont désignés comme des oncles paternels et des tantes maternelles. Dans ces systèmes tous les frères du père sont des pères, toutes les sSurs de la mère sont des mères. Tous leurs enfants sont donc des frères et des sSurs, et sont donc de ce fait interdits au mariage. On comprend que dans ces sociétés, du fait de la logique de leur système de parenté, les notions de paternité, maternité, germanité ne recouvrent pas ce que lon entend par là en Occident.
Les systèmes de parenté ont évolué dans lhistoire et continuent de le faire aujourdhui. Pour donner un exemple qui relève de lhistoire occidentale, lancien système de parenté des Romains était un système patrilinéaire, de type « soudanais » qui distinguait entre le père ( pater), le frère du père ( patruus), la mère ( mater), la sSur de la mère ( matuterna), la sSur du père ( amita) et le frère de la mère ( avunculus). A la fin de la République romaine, pour des raisons que nous ignorons encore, les termes patruus et matuterna ont disparu, le terme avunculus sest mis à désigner et loncle maternel, comme auparavant, et loncle paternel, et symétriquement le terme amita, qui désignait la tante paternelle a désigné également la tante maternelle.
Ces transformations simultanées répondaient à une logique quon appelle structurale parce que ces transformations se sont faites simultanément sur plusieurs points de lancienne structure de la terminologie de la parenté et ont abouti à une reconfiguration de la structure de la terminologie latine et du système de parenté. Le système est passé dun type soudanais au type eskimo qui est toujours en usage en Occident. Or ce type dit « eskimo » est un cadre qui a facilité la multiplication des familles nucléaires, et accompagnait la disparition des clans et des lignages, lorsquils existaient, et cest dans ce cadre nouveau que la famille a évolué en Occident. Parmi les forces les plus fortes qui lont modelée le long des siècles, cest le Christianisme qui, nous lavons vu, a fait du mariage un sacrement, a imposé la monogamie, interdit le divorce etc., etc.
Quelles sont les fonctions quassument les rapports de parenté et qui se retrouvent selon les sociétés toutes, ou seulement quelques unes dentre elles, présentes dans le fonctionnement des diverses formes de famille. Ces fonctions organisent ce que lon appelle le champ de la parentalité. Linventaire des fonctions de la parentalité peut se résumer en un tableau à 7 entrées, cest-à-dire 7 fonctions sociales et qui peuvent être distribuées selon les sociétés et les systèmes de parenté de façon très différente entre différentes personnes. Pour faire bref, ces 7 fonctions sont les suivantes.

  1. Concevoir et engendrer des enfants.
  2. Elever, nourrir, protéger des enfants.
  3. Instruire, former, éduquer des enfants.
  4. Avoir vis-à-vis des enfants une série de droits et une série de devoirs qui définissent une responsabilité sociale vis-à-vis deux.
  5. Doter les enfants dun nom et dun statut social et leur transmettre des biens, des statuts, des titres, etc.
  6. Avoir droit à lautorité sur les enfants dans certaines limites. Le droit absolu étant le droit de vie et de mort que le pater familias romain avait sur ses enfants. Sil les élevait au-dessus de lui à la naissance, cest quil les acceptait, sil ne le faisait pas, les enfants étaient soit exposés pour quils meurent, soit donnés à des esclaves ou autres individus hors lignage.
  7. Respecter vis-à-vis des enfants nés dans la famille ou dans le groupe de parenté des interdictions de rapports sexuels (homo- et hétéro), dont la plus connue est linterdiction de relations incestueuses.

Quelques remarques sont nécessaires. Alors quen Occident il semble évident que cest lunion sexuelle dun homme et dune femme qui engendre les enfants, et que lhomme est géniteur et la femme génitrice, dans beaucoup de sociétés, matrilinéaires par exemple, seule la femme est la génitrice de lenfant. Le père ne contribue pas par son sperme à fabriquer le fStus mais à le nourrir. Dans dautres sociétés, patrilinéaires cette fois, le sperme fabrique la plus grande partie du fStus, son squelette, sa chair, sa peau, etc., et la femme est simplement un « sac », son utérus est un contenant dans lequel se développe lenfant engendré exclusivement par le sperme de lhomme. Ici lhomme est le seul géniteur.
Mais, remarque fondamentale, que le système soit patrilinéaire, matrilinéaire ou non-linéaire, dans toutes les sociétés connues, au niveau des représentations du processus de fabrication des enfants, les hommes et les femmes en sunissant ne suffisent pas à faire des enfants. Dautres agents, plus puissants que les humains, des ancêtres, des dieux, interviennent pour transformer le fStus en enfant. Dans la tradition chrétienne, cest Dieu qui pendant la grossesse intervient pour introduire dans le corps du fStus une âme qui ne doit son existence ni au père ni à la mère. Cette âme sera immédiatement souillée par le péché originel transmis par le père et la mère, ce qui impose aux chrétiens de baptiser au plus vite leur enfant pour laver son âme de cette souillure et le faire entrer dans la communauté des fidèles. Cette âme est unique, comme le corps, alors que dans dautres sociétés lâme qui se réincarne est celle dun ancêtre qui pénètre dans le corps de lenfant, avant ou après sa naissance. La religion chrétienne, étant une religion du salut individuel, exclut lidée même de la réincarnation des âmes des morts dans le corps des vivants.
On voit donc que dans toutes les sociétés la forme de famille qui existe est structurée dune part par la nature du système de parenté qui lenglobe et se reproduit à travers les familles, et dautre part par lunivers des représentations culturelles de la vie, de la mort, de lindividu, du cosmos, des rapports du visible et de linvisible. Mais quelles que soient ses formes, universellement la famille est une unité de procréation et/ou délevage des enfants. Mais attention. Chez les Na par exemple, la famille nucléaire nexiste pas. Il existe des matri-lignées composées de plusieurs générations de frères et de sSurs qui ne sunissent pas sexuellement entre eux. Donc une matri-lignée est une unité de procréation par les femmes des enfants que leur font les hommes qui les visitent la nuit. Mais ces enfants sont élevés par elles-mêmes et par leurs frères. Il y a donc procréation dans la lignée sans union sexuelle entre les membres de la famille et il y a élevage par tous les adultes de la lignée. Mais dans la plupart des sociétés, la famille est une unité de procréation par union dun homme et dune femme qui ne sont pas frères et sSurs, mais des alliés. Et la famille est également une unité délevage des enfants.
Il vaut la peine de comparer la famille humaine aux « familles » qui existent dans les espèces de primates les plus proches de lhomme, les chimpanzés et les bonobos. Là, la famille est réduite à une femelle et ses petits. Il ny a pas de mâles attachés en permanence à la femelle et aux petits. Par contre la famille humaine depuis des millénaires repose sur lassociation dhommes et de femmes qui élèvent, avec des rôles différents, les enfants que mettent au monde les femmes. Ces hommes peuvent être des frères ou des maris. On voit donc que le fondement de la famille humaine et son originalité pendant des millénaires sont liés à lexistence dune division du travail et entre les sexes qui ne pouvaient survivre sans coopération, et également à lexistence de réalités sociales (propriété de la terre, fonctions politiques ou religieuses, savoirs mythiques etc.) qui pour continuer à modeler la société devaient être transmises. Lenfant était le vecteur et lenjeu de cette transmission. Il nest pas difficile de comprendre quaujourdhui les femmes peuvent plus facilement quauparavant vivre seules, élever seules des enfants. Depuis le XIXe siècle au moins elles sont entrées de plus en plus largement dans le marché du travail. Elles peuvent gagner leur vie et disposer dune autonomie matérielle qui était inconcevable dans dautres sociétés ou à dautres époques. Mais on sait aussi que les premières victimes des crises économiques sont les mères célibataires, élevant seules leurs enfants et victimes du chômage.
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Quelles sont les évolutions de la parenté et de la famille dans le monde contemporain ? Nous ne parlerons ici que des évolutions que nous constatons dans les sociétés européennes de lEurope de lOuest ainsi que dans lEuro-Amérique. De fortes évolutions sont constatées également en Chine ou en Inde, qui vont en général dans le sens dun plus grand individualisme dans le choix du conjoint, mais avec parfois la résurrection dinstitutions qui avaient été abolies par le régime communiste, telle la dot en Chine. Pour nous limiter à la France et quelques pays voisins, voici les lignes majeures dévolution.
La multiplication des unions libres. Ce qui signifie que désormais les individus vivent plusieurs années en couple et fondent une famille sans ressentir nécessairement le besoin dun mariage, civil et/ou religieux. Ce qui a facilité cette évolution cest le fait quune fois la naissance dun enfant déclarée - que cet enfant soit né hors mariage ou dans le mariage - il bénéficiera ainsi que ses parents des mêmes protections sociales et étatiques. Le statut denfant bâtard a disparu de nos sociétés.
Autre phénomène fondamental. Le couple nest donc plus la famille. Les individus se mettent à vivre en couple et ne se considèrent en famille quau moment où naît un enfant. Cest souvent à partir de cette naissance quun couple va décider ou non de se marier. Il ny a pas en France de disparition du mariage, comme certains lont prétendu, mais le mariage devient de plus en plus tardif dans la vie des individus.
Autre évolution majeure. Le divorce par consentement mutuel qui a ouvert la voie à la multiplication des remariages et donc à la création de familles dites « recomposées ». A cette transformation sajoute le fait que la vieille notion héritée de Rome « dautorité paternelle » a disparu pour être remplacée par la notion « dautorité parentale ». Celle-ci implique que lautorité des parents sur les enfants est également partagée entre lhomme et la femme et quelle ne cesse pas après leur divorce, cest-à-dire est indépendante des transformations dans les rapports entre les parents. De sorte quun homme garde autorité et responsabilité vis-à-vis de ses enfants partis avec son ex-épouse qui sest remariée et réciproquement une femme garde son autorité et ses responsabilités vis-à-vis des enfants emmenés et élevés par son ex-époux. Ces évolutions sont très importantes et représentent une extension de la « parenté sociale » et non biologique. On attend du nouveau mari dune femme quil se comporte « comme un père » vis-à-vis des enfants que cette femme a eu dun premier mariage ou dune première union, et réciproquement on attend dune femme quelle se comporte en mère vis-à-vis des enfants que son compagnon a eu dune première union.
La conclusion générale de cette évolution est quen France des deux axes qui font système de parenté, laxe de la descendance et laxe de lalliance, laxe de la descendance reste ferme à travers les avatars de la vie des individus alors que laxe des alliances devient de plus en plus fragile et provisoire.
Une autre évolution a fait jour dans les sociétés occidentales, la multiplication des familles mono-parentales. Ici pas de mariage, mais des familles composées dune femme et dun enfant mis au monde par elle ou adopté. Ces familles mono-parentales vont constituer souvent une unité déducation et délevage pour les enfants sans quun homme soit présent en permanence ou régulièrement dans la famille.
Une autre évolution très importante a été rendue possible par le développement des nouvelles technologies de reproduction. Cest le cas des mères porteuses, des mères de substitution. Cette pratique est interdite en France, mais permise dans plusieurs Etats voisins et dans quelques Etats du Canada et des Etats-Unis. Pourquoi ce développement ? Parce que des couples qui auraient dû adopter autrefois des enfants parce que la femme ne pouvait pas les porter à terme, désirent aujourdhui avoir un enfant venant deux, mais qui sera mis au monde par une autre femme. Lovocyte de la femme est fécondé par son mari puis transféré dans le corps dune autre femme qui sengage par contrat à assumer la grossesse et la mise au monde de lenfant. Celui-ci sera donc génétiquement relié à son père et à sa mère, mais aura été mis au monde par une femme qui laura porté en elle sans avoir aucun lien génétique avec lui.
Aux Etats-Unis, dans les Etats autorisant les mères porteuses (surrogate mothers), celles-ci doivent signer un contrat qui est un double engagement. Dune part la femme porteuse renonce à tout droit sur lenfant quelle va mettre au monde. Et par ailleurs les parents sengagent à lui verser une certaine somme pour la rémunérer des risques quelle prend en portant lenfant et en laccouchant et pour tous les autres soucis que représente une grossesse. Il est intéressant de connaître quelles explications, motivations, avancent les candidates mères porteuses pour justifier leur décision. Aux Etats-Unis la première raison invoquée en réponse à des enquêtes est : « je donne aux autres la vie ». On devine ici une référence idéologique religieuse. La deuxième raison est : « cest une façon de gagner de largent en restant à domicile et en élevant ses propres enfants ». La troisième raison, plus rare : « jaime bien être enceinte et jaimerais lêtre tout le temps ». Il faut remarquer quune limite maximale est fixée au montant de la rémunération officielle sous le prétexte déviter de transformer cet acte en une « prostitution des utérus ». Bien entendu, rien nempêche une famille qui veut absolument avoir un enfant de donner plus dargent et dautres avantages à la femme qui va porter leur enfant. Mais ceci est au-delà de la légalité. En France, la législation nautorise pas cette évolution pour linstant. Mais la question reste posée.
Autre évolution, cette fois-ci dans les couples dont lun des membres est stérile. De plus en plus des hommes acceptent quun autre homme insémine leur compagne. Ils seront donc le père social de lenfant qui va naître et qui naura pas de lien génétique avec eux. Des femmes stériles également acceptent quune autre femme soit inséminée par leur compagnon et deviennent la mère sociale dun enfant qui na pas de lien génétique avec elle, mais est lenfant de leur compagnon, mari, etc. Ces solutions posent beaucoup de problèmes institutionnels et psychologiques.
Autre évolution mais qui jusqualors reste une revendication très limitée, le clonage reproductif. Dans ce cas, les rapports sexuels sont exclus du procès de reproduction. Cest un individu qui veut simmortaliser en se reproduisant par lui-même. Jusquà nos jours, le clonage reproductif est interdit dans tous les Etats. Des expérimentations sont menées clandestinement dans certains laboratoires situés en Asie ou ailleurs et dans la perspective dun marché potentiel très lucratif. Cest ici que lon peut mesurer les limites que les individus doivent ne pas franchir. La tentation narcissique dimmortalité est un fantasme. En tant quanthropologue, je ne pense pas que les sociétés, même les plus individualistes, doivent autoriser, sous prétexte que la technologie le permettrait, la réalisation de tous les fantasmes des individus.
Enfin, une nouvelle évolution est déjà largement engagée dans certains pays européens, la Hollande, plus récemment lEspagne, mais aussi au Canada et dans certains Etats des Etats-Unis. Lapparition de familles homo-parentales et la revendication de leur légalisation. Pour comprendre cette évolution et répondre à cette revendication, il faut prendre une distance historique et une perspective sociologique. Dans « Les Métamorphoses de la Parenté » jai essayé de montrer que cette revendication apparaît à un moment déterminé de lhistoire de nos sociétés occidentales, et plus précisément à lintersection, au point de convergence de trois mouvements sociaux distincts.
Le premier mouvement se dessine au XIX° siècle et na rien à voir avec lhomosexualité. Cest celui de la valorisation de lenfant et de lenfance. Aujourdhui le désir denfant sur le plan culturel et social na plus rien à voir avec le désir quavaient autrefois des paysans davoir de la force de travail en ayant une famille nombreuse. Ce nest pas non plus le désir de la petite bourgeoisie davoir un fils unique pour quil accède à Polytechnique. La valorisation moderne de lenfance est en même temps celle des adultes qui les mettent au monde, la valorisation des parents et dune certaine forme de parentalité. Cest cela qui structure le désir moderne denfant. Du point de vue culturel et social lenfant a acquis une valeur nouvelle qui valorise aussi ses parents. Cest dans le contexte de ce mouvement que lon comprend lapparition de la « Déclaration Universelle des Droits de lEnfant ».
Le deuxième mouvement date de la moitié du XXe siècle. Cest le mouvement qui a abouti à la « dé-pathologisation » de lhomosexualité, du point de vue de la médecine et du point de vue de la psychologie. En médecine lhomosexualité nest plus une maladie. En psychologie elle nest plus une perversion. Elle reste pour les Chrétiens et pour dautres religions une sexualité contre nature au sens de contre la volonté du Dieu créateur. Cela suppose que pour ces religions le but unique de lacte sexuel est la reproduction. Mais pour certains milieux chrétiens lhomosexualité est déjà relativement dédiabolisée. Peu à peu lidée sest donc diffusée dans lopinion publique occidentale que lhomosexualité est une autre forme de sexualité, autre mais normale. Et probablement cette opinion est aujourdhui plus répandue chez les jeunes que dans dautres générations.
Un exemple qui fait réfléchir et qui relève de lévolution des sciences est ce qui sest passé en primatologie. Comme vous le savez, les hommes sont des primates et les deux espèces de primates les plus proches des humains par leurs chromosomes sont les chimpanzés et les bonobos. Pendant longtemps les primatologues « ne voyaient pas », ou ne voulaient pas voir que les chimpanzés et les bonobos sont à la fois homosexuels et hétérosexuels. Lorsque les femelles ne sont pas en rut, rut qui stimule évidemment les relations hétérosexuelles, on constate que les chimpanzés comme les bonobos se livrent à des caresses et attouchements homosexuels. Ce qui veut dire que lhomosexualité est « naturelle » et quil existe en chaque individu deux sexualités, lune, lhétérosexualité, au service de la procréation mais source également de plaisirs, lautre, lhomosexualité, au service chez les primates exclusivement de la jouissance. La primatologie est venue donc conforter la thèse de Freud que nous sommes normalement bisexuels.
En même temps on comprend très bien que les sociétés humaines pour continuer dexister, aient valorisé différemment les deux sexualités et mis au premier plan lhétérosexualité, mais souvent sans interdire lhomosexualité. Celle-ci, nous le savons, existait (Athènes, Rome) et existe en effet dans beaucoup de sociétés, mais avec des valeurs et des statuts sociaux très différents de ceux qui se présentent dans les sociétés occidentales modelées par le Christianisme. Ce second mouvement a donc abouti à la fin du XXe siècle à la reconnaissance de plus en plus marquée que lhomosexualité est une sexualité normale. Cest une autre sexualité que des individus peuvent vivre leur vie durant, exclusivement ou complémentairement à lhétérosexualité.
Le troisième mouvement qui sest développé évidemment dans les pays occidentaux à régime démocratique, est le fait que dans une démocratie toutes les minorités se battent pour obtenir et exercer les mêmes droits que les majorités, ou pour acquérir des droits particuliers qui nenlèvent aucun droit aux autres. Cette dynamique des minorités-majorité ne sarrêtera jamais.
Ces trois mouvements en se rencontrant et en sadditionnant ont créé depuis deux décennies en Occident une situation historique nouvelle au sein de laquelle il est devenu pensable et possible que des homosexuels veuillent à la fois vivre leur homosexualité et réaliser leur désir denfant (le désir moderne denfant). Réaliser son homosexualité et désirer avoir ou élever des enfants, cest créer ce quon appelle une famille homosexuelle. Pourquoi le terme « famille » ? Nous avons vu pourquoi. Une famille cest une unité de procréation et/ou délevage des enfants. Pour les gays cette famille est en fait une unité de vie commune et déducation denfants. Mais ce nest pas une unité de procréation puisque les gays doivent adopter des enfants. Pour les lesbiennes, étant donné que lune delles ou les deux peuvent mettre au monde des enfants par insémination ou par des rapports sexuels avec un donneur qui restera ou non anonyme, la famille peut être véritablement une unité de procréation et délevage des enfants. Mais des lesbiennes peuvent aussi non pas procréer, mais adopter des enfants.
Cest dans cette perspective à la fois historique et anthropologique que lon peut comprendre quil nest pas possible darrêter par des moyens de coercition, et de répression politique et policière, la multiplication et la légalisation de familles homo-parentales. Ce qui est nécessaire est de reconnaître cette évolution et de lencadrer juridiquement au terme dun débat politique et social qui fixera les droits et les devoirs des homosexuels vis-à-vis de leurs enfants. Droits et devoirs qui ne peuvent pas être différents des droits et des devoirs des hétérosexuels vis-à-vis de leurs enfants. Or, quest-ce que le droit ? Cest lunion sous forme normative du politique et du social. Ma position est donc que dans le contexte des sociétés européennes et euro-américaines la revendication des homosexuels à pouvoir créer des familles est fondée historiquement et doit être encadrée, accompagnée par un débat social qui débouchera sur une nouvelle législation. Mais toute notre analyse suppose également quil nest pas pensable que demain le monde islamique ou dautres univers culturels et religieux acceptent immédiatement cette revendication, et modifient rapidement leurs normes et coutumes pour y satisfaire. Sans nier que ces revendications constituent en Occident un progrès pour les personnes, ce serait une erreur de stigmatiser (une fois de plus) les autres formes de culture et dorganisation de la société sous prétexte quelles ne sont pas prêtes immédiatement à donner les mêmes droits aux homosexuels quaux hétérosexuels.
En conclusion, en Europe occidentale, et en Euro-Amérique, on assiste à un double mouvement. Lélargissement de la parenté sociale, sans référence à des liens biologiques entre adultes et enfants. Et dun autre côté, stimulé par les avancés de la biologie, un usage plus intense dans certains contextes des références génétiques. Personnellement je pense que la tendance la plus importante pour lavenir est la première, celle qui demande à des adultes de se comporter comme des adultes quand ils sont des parents.
Mais tout ce que nous venons de résumer et de développer, doit être compris à la lumière dune perspective théorique fondamentale qui éclaire lensemble de ces faits. Dans aucune société connue, que ce soit une société sans castes, sans classes, comme on en trouve encore en Nouvelle-Guinée, ou à castes comme en Inde, à classes comme en Europe, dans aucune société connue les rapports de parenté et encore moins la famille ne constituent le fondement de la société. La parenté divise autant quelle unit. Elle na pas la capacité de créer des liens de dépendance générale entre tous les membres dune société. Cette capacité appartient fondamentalement aux rapports politico-religieux qui englobent et dépassent les rapports de parenté et la vie des familles et constituent la charpente dune société. Par société nous entendons ici un certain nombre de groupes sociaux organisés de telle sorte quils puissent exercer en commun une souveraineté sur un territoire déterminé et se représentent à eux-mêmes le tout quils forment et agissent sur lui. Dans les sociétés dites « primitives » les rapports économiques, pas plus que les rapports de parenté, ne créent des liens de dépendance générale de chacun avec tous. Seuls les rapports politico-religieux sont captables de le faire, même si une partie de ces rapports ont un contenu purement imaginaire (rites dinitiations, cultes communs dun dieu ou dune déesse, etc.). Dans les sociétés divisées en castes ou classes hiérarchisées, les rapports économiques lient chacun à tous et tous à chacun. Cest dans cette perspective du rôle différent de la parenté, de léconomie et des rapports politico-religieux selon les époques et les sociétés quil faut aborder lanalyse de lévolution contemporaine des rapports de parenté dans les sociétés occidentales. Pour terminer par un jeu de mots qui illustrera ce que signifie lidée que ni la parenté, ni la famille ne sont « le » fondement de la société, ce nest pas la famille qui produit les téléphones portables, les infrastructures ferroviaires, les écoles, etc. Cest au-delà de la parenté que ces choses, utiles à chacun, sont produites et reproduites.
Maurice Godelier
Cf. louvrage : Métamorphoses de la Parenté. Paris, Fayard, 2004. 670 pages.

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