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Français
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François Pouillon (Intervention)
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Droit commun de la propriété intellectuelle
DOI : 10.60527/y25z-th24
Citer cette ressource :
François Pouillon. UTLS. (2007, 8 octobre). Regards européens sur l’Islam (19e – 20e siècle) - François Pouillon , in Islams d'aujourd'hui. [Vidéo]. Canal-U. https://doi.org/10.60527/y25z-th24. (Consultée le 21 mai 2024)

Regards européens sur l’Islam (19e – 20e siècle) - François Pouillon

Réalisation : 8 octobre 2007 - Mise en ligne : 7 octobre 2007
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Descriptif

Il est possible de parler de regards européens sur l’islam comme du développement, en Occident, d’une curiosité, puis d’une connaissance articulée qui, progressant avec le temps, a conduit à une meilleure compréhension de civilisations lointaines - et, pensait-on un peu, à un rapprochement entre les peuples. La vigoureuse récusation lancée par Edward Saïd dans son Orentalism (1978), qui analyse cette connaissance comme un instrument de domination, dans le cadre d’un projet colonial, invite à une remise en question. Nous souhaitons le faire, sans suivre la thèse d’Ed. Saïd cependant, mais en montrant que les termes mêmes de la réflexion - l’opposition entre un observateur et un « objet » observé - ne vont pas de soi. À partir d’une large enquête conduite dans le cadre de l’élaboration d’un Dictionnaire historique et critique des orientalistes de langue française (pour paraître chez Karthala), nous voulons rétablir un peu la réalité des processus de connaissance (et de domination), et montrer qu’il y a une inextricable imbrication entre observateurs et observés. Les représentations ne se construisent pas de façon unilatérale, comme dans un rêve, mais dans une relation où des discours tenus, des images produites, des choses alternativement exhibées ou cachée, conduisent à l’affirmation d’une identité collective, à la construction d’un patrimoine, aux rapports réfléchis entre une tradition locale et une modernité mondialisée. Même s’ils se présentent sous la forme d’essences intemporelles, occultant les processus anthropologiques dont ils sont les produits transitoires (hier comme objet d’uns science irénique, aujourd’hui inscrits dans un « choc des civilisations »), les objets sociaux et leurs images sont des formations réactives et rétrospectives terriblement inscrits dans l’histoire, et la dénonciation de certains « regards européens » occupe désormais une part importante dans leur construction.

Intervention
Thème
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Texte de la 653e conférence de l’Université de tous les savoirs donnée le 8 octobre 2007

« Regards européens sur l’Islam (XIXe-XXe siècles) »

Par François Pouillon

Quand les organisateurs de ce cycle m’ont demandé de parler des « regards européens sur l’islam », ils escomptaient probablement que je retrace tranquillement l’histoire de l’orientalisme savant, à dominante juridique et philologique, et appliqué aux textes sacrés de l’islam. Ils escomptaient sans doute aussi que je présente synthétiquement le mouvement pictural dit, lui aussi, « orientaliste » puisque, avant que ne se développe la photographie, les peintres eurent aussi la fonction d’instruire et d’informer sur les spectacles que l’on était censé observer au sud-est de la Méditerranée.

C’est effectivement ce que j’aurais pu faire, et les cinquante minutes de cet exposé n’auraient pas été de trop pour expliquer comment, à partir de l’étude des langues de la Bible, d’aventureux ecclésiastiques s’attachèrent à étudier les documents des civilisations qui se croisèrent autour de la Terre Sainte, mettant ainsi dangereusement en cause des dogmes (qu’on se souvienne du tollé que provoqua Renan [1823-1892] quand il s’attacha à revenir aux témoignages des textes et de l’archéologie pour décaper la Vie de Jésus de la pieuse hagiographie qui pesait sur elle). Les recherches archéologiques mettaient en cause une chronologie de la création du monde qui était alors acte de foi.

J’aurais dû expliquer aussi que, parallèlement, et dès avant le XIXe siècle, pour les besoins des ambassades et du commerce au Levant, l’État français s’attacha à constituer un corps d’interprètes, dits « jeunes de langues », qui allait s’institutionnaliser, notamment avec l’impulsion donnée par Bonaparte qui n’avait pas oublié son expédition d’Égypte, à la fameuse école dite des Langues 0’.

J’aurais pu raconter, m’appuyant sur les articles du Dictionnaire historique et critique des orientalistes français que nous achevons d’élaborer avec Jean Ferreux (pour paraître fin 2007 aux Ed. Karthala), l’extraordinaire réseau d’érudits européens et de leurs « correspondants » en Orient, communiant dans des entreprises collectives d’une ambition folle, cela dès avant l’entreprise politique considérée comme fondatrice : l’expédition de Bonaparte en Égypte. Ces réseaux prennent de la consistance au tournant du XVIII° siècle, avec la parution de ce qui est un peu la première Encyclopédie de l’Islam, la Bibliothèque orientale de Barthélemi d’Herbelot [1625 -1695], avec surtout la traduction, par Antoine Galland, d’un immense corpus de contes réunis sous le titre de Mille et Une Nuits, dont la publication, entre 1704 et 1717, connaît un succès immense.

J’aurais pu retracer alors les carrières de quelques personnages importants : Venture de Paradis [1739-1799], interprète multilingue des consulats du Maghreb et du Levant, qui fut agent efficace de la création de l’École des Langues O’, avant d’aller mourir aux côtés de Bonaparte, pendant l’expédition d’Orient ; ou bien, à l’opposé du praticien et du politique, le savant, Silvestre de Sacy [1758-1838], tout puissant professeur d’arabe au Collège de France, incapable de parler la langue usuelle qu’il jugeait corrompue, mais qui parvint à fédérer l’Europe des savants autour de la Société asiatique et de sa publication, le Journal Asiatique…

J’aurais du parler aussi de ces Explorations scientifiques construites dès que s’ouvrent des têtes de pont pour des recherches savantes en Méditerranée, au premier rang desquelles se place la célèbre Description de l’Égypte, somme inégalée de science, publiée entre 1809 et 1828. Il aurait été facile de montrer qu’elles n’étaient pas nécessairement marquées par un projet utilitaire d’une colonisation qui tarde à voir le jour - d’ailleurs, ne construit-on pas, à la même époque, une encyclopédie géographique qui porte aussi bien sur les différentes régions de l’Europe et de l’Amérique, dans le cadre d’entreprises qui ne peuvent être appelées coloniales que par analogies ?

J’aurais dû évoquer, avec le progrès des technologies de transport, le formidable développement d’un « tourisme », entendu alors comme voyage culturel, qui conduit en terre d’islam quelques-uns des plus grands noms de la littérature française : Chateaubriand, Lamartine, Nerval, Flaubert, en attendant Gautier, Daudet ou Maupassant. Je n’aurais pas eu de mal à montrer que, malgré un lien commun au mouvement romantique, qui donna le goût des saveurs étranges, de la couleur, de la différence (ce qui n’avait pas une tonalité négative), ces gens-là avaient assez de personnalité pour rapporter de leurs voyages des choses fort variées que l’on aurait du mal à réduire à un monochrome « regard européen »...

Dans un autre registre, il aurait fallu évoquer l’émergence d’un mouvement pictural important où s’illustra notamment le chef de file du mouvement romantique, Eugène Delacroix [1798-1863], qui rapporte du Maroc, et d’une brève escale à Alger tout juste conquise, quelques chef-d’œuvres d’un genre qu’il contribue à créer. Il s’y impose concurremment à son rival de toujours, Ingres [1780-1867] qui, lui, ne voyage pas au-delà de Rome, sinon par imagination, brodant toute sa vie de façon obsessionnelle autour du fantasme du harem - on lui doit le Bain turc du Louvre, qui fut d’ailleurs un temps la propriété d’un ambassadeur ottoman à Paris, le fameux Khalil Bey.

Cela nous aurait conduits à évoquer un rapport complexe au document et au sujet, puisque beaucoup de ces peintres se souciaient, au plus haut point, du rendu du détail vrai (costumes, décors, tapis, mobiliers, armes et harnachements). Mais ils construisaient, à partir de ces petits faits vrais, des compositions parfaitement fantasmatiques, propres à satisfaire, sous le prétexte de documenter ou de moraliser, un imaginaire bourgeois bridé par le carcan du moralisme. C’est le cas d’un maître du genre, Jean-Léon Gérôme [1824-1904], qui va chercher ses spectacles (des dramaturgies, celles-là, passablement frelatées), en Égypte et dans l’Empire ottoman.

J'aurais dû tempérer cela en montrant que, avec le temps, le public exigeait une information mieux vérifiée, et que les peintres eux-mêmes étaient conduits à faire des voyages prolongés, organisés comme de véritables expéditions scientifiques : ainsi Eugène Fromentin [1820-1876], qui s’attache à séjourner longuement en Algérie et en rapporte quelques textes admirables, plus parlants à vrai dire que sa peinture. Ou bien surtout Etienne Dinet [1861-1929] qui, parti s’installer durablement au Sahara à la recherche d’une « authenticité » évanescente, tenta de passer de l’autre côté du miroir avec une conversion à l’islam qui allait le conduire, à la veille de la célébration du centenaire de la conquête (toutes les chronologies ne vont pas ensemble), à réaliser un pèlerinage à La Mecque.

Cet échantillon de créateurs de grande classe nous permettait de montrer que tout n’était pas dans l’imagination : Une place était faite à l’enquête et aux relevés effectifs, sur place, et chacun à sa manière, à partir d’observations directes ou indirectes, s’attachait à confectionner des documents en même temps que des œuvres. Il aurait fallu alors montrer qu’ils étaient tributaires des codes de la sociabilité des sociétés musulmanes qu’ils traversaient, sociétés dont il est bien connu qu’elles ne se donnaient pas si facilement à voir. Les spectacles de la rue, le monde des pauvres, des boutiques et des petits métiers, étaient facilement accessibles pour des peintres habiles à saisir une attitude, un mouvement, l’atmosphère d’un quartier, un paysage. Mais les intérieurs aristocratiques, dont les fameux harems, devaient rester longtemps le terrain d’un imaginaire appuyé par le milieu passablement glauque de la prostitution indigène (en Algérie, les célèbres Ouled Naïl aux tiares monumentales).

Pour faire un bilan des connaissances acquises sous l’enseigne de l’orientalisme, on se devait de revenir aux disciplines académiques, en étudiant la chronologie des institutions spécialisées qui se développèrent dans les métropoles : après les avant-gardes du collège de France et quelques entreprises pionnières déjà évoquées, se mettait en pace un système de reproduction du savoir qui passait par les chaires, les départements, les revues et les sociétés savantes.

Le tournant du XXe fut marqué par des entreprises d’encyclopédie critique qui allaient vers la spécialisation régionale ou disciplinaire, avec une tendance à l’enclavement des connaissances et à la constitution de prés carrés. Ces entreprises ne visaient pas seulement l’islam mais toutes les diversités de la planète ( Le Tour du monde, périodique illustré à grande diffusion où le monde de l’Islam avait une part notable, se préoccupait aussi des Bretons et des Pygmées). Mais XX° siècle fut quand même marqué, dans nos domaines, par la publication d’une grande Encyclopédie de l’Islam plus longue à élaborer que le dictionnaire de l’Académie (la première édition paraît en fascicules qui s’échelonnent de 1908 à 1939 ; la seconde de 1954 à 2005). Dans ce cas aussi, on ne pouvait penser à part l’histoire politique des rapports aux mondes de l’Islam. Si la prise d’Alger (1830) et l’année du centenaire (1930) furent effectivement à l’origine de grandes entreprises éditoriales (édition et traduction de textes en particulier), c’est aux avatars d’une histoire européenne (la Grande Guerre, les fascismes et ses suites) que l’on devait imputer l’effondrement de l’orientalisme allemand qui fut un temps, dans le registre de l’érudition philologique, le plus brillant en Europe.

On aurait pu conclure cette histoire à grands traits, avec la montée des mouvements nationaux et le partage des anciens Empires par les États indépendants. Spécifique à la région fut la montée d’un panislamisme new-look, lié notamment à l’installation de l’État d’Israël, dans lequel s’inscrivirent toute une série de travaux académiques qui finiront par êtres qualifiés aux USA d’études postcoloniales, et dont une intervention prophétique fut le brûlot lancé par Edward Saïd [1935-2003] dans Orientalism (New York, 1978 : tr. fr. Seuil, 1980), où il développait la thèse que l’ensemble des œuvres produites sous cette enseigne étaient subordonnées à un projet politique de l’Occident, celui de dominer à la fois symboliquement et réellement le monde de l’Islam.

Reconsidérations

L’ensemble des considérations que j’aurais ainsi produites aurait été fondé. Mais la perspective qui les aurait résumé, et que formule assez bien le thème proposé pour cette conférence « regards européens sur l’islam », m’apparaît singulièrement insuffisante, en ce qu’elle serait à la fois simplificatrice et anachronique. Elle repose en effet sur un postulat fautif : c’est qu’il existerait, sur la très longue durée, des entités politico-culturelles : les « Européens » d’un côté, les « musulmans » de l’autre ; qu’il y aurait entre ces deux termes une relation unilatérale - l’un regarderait l’autre, qui n’en pourrait mais ; et que ce regard éloigné produirait des représentions n’ayant qu’un rapport assez lointain avec une réalité quelconque - c’est bien le sens du sous-titre de l’ouvrage d’Edward Saïd, du moins dans sa traduction française : L’orientalisme : l’Orient créé par l’Occident.

Je voudrais donc réserver un moment à montrer pourquoi je m’inscris en faux contre une telle formulation. Non pas pour nier les faits qu’elle évoque (la colonisation, l’articulation entre connaissance scientifique et pouvoir, entre image et politique), mais pour récuser la façon dont elle les organise. Anachronique, cette formulation me semble limitée à une vision rétrospective des choses qui appartient à l’époque toute contemporaine, marquée, depuis la guerre des six jours jusqu’à la crise ouverte par le 11 septembre, par des raidissements identitaires contribuant à exacerber les oppositions, à placer les interprétations sous le signe de la manipulation, à suspecter gravement les discours politiques et sociologiques des acteurs.

Pour schématiser à mon tour, je dirais que tout se passe comme s’il n’y avait plus désormais sur ce champ de bataille qu’un dialogue de monstres métaphysiques, dénoncés réciproquement comme largement mythologiques, et qui s’appelleraient le grand Satan américain ou l’agent judéo-sioniste d’un côté, l’internationale islamiste et le terrorisme de l’autre.

Parler des « regards européens sur l’islam », ce n’est pas en arriver à ces extrémités de langage, mais c’est faire comme s’il y avait une extériorité entre un sujet observant et une chose observée. « L’Islam vu du ciel » en quelque sorte, perspective extrêmement réductrice sur la façon dont se construisent une représentation et une relation. Je voudrais donc commencer par déconstruire cette formulation duelle, non pour houspiller les organisateurs sur le thème qu’ils m’ont proposé de traiter, mais pour aller vers une remise en perspective des conditions réelles des connaissances dans ce domaine.

Islam(s) ?

De qui parle-t-on ici ? D’islam, sans doute. Mais est-ce d’islam avec une minuscule, ou d’Islam avec un grand I ? Ce n’est pas seulement affaire de convention typographique : les dictionnaires s’accordent en effet pour distinguer l’islam, qui renvoie précisément à la religion musulmane, avec son corpus de dogmes, de lois, de croyances… et l’Islam (avec un grand I), qui évoque plus largement la civilisation, les civilisations de peuples où la religion musulmane est majoritaire et où sa loi s’impose sans que tout ce qui se passe dans ces régions relève directement de la religion.

Aurait-on dû inverser l’usage ? Celui qui s’est imposé en français ne relève pas de quelque provocation islamophobe : il suit une pratique typographique appliquée aussi au monde chrétien où l’on distingue, avec des termes un peu différents cependant, le christianisme, sans majuscule, qui renvoie à la religion, et la Chrétienté, avec majuscule, pour qualifier globalement les sociétés qui se sont développées dans l’histoire autour de cette religion.

Pour l’intitulé du titre de ces journées, on ne sait pas si la majuscule tient à la position du mot islam en début de phrase… Sans doute les organisateurs pensaient-il à l’Islam comme société, car s’il est problématique pour des musulmans de penser une religion au pluriel, chacun s’accorde aujourd’hui à reconnaître une diversité sociologique interne à la communauté, jusque sur la manière d’approcher la doctrine, dans des sociétés qui vont du Maroc à la Chine, et dont les diasporas sont fortement présentes en Europe et même en Amérique. On a cependant à faire ici à une religion qui, bien que traversée par des lignes de faille, et même des guerres inexpugnables, reste malgré tout habitée par une revendication d’unité qui n’est pas sans rapport avec l’affirmation d’unicité, point cardinal de la doctrine. Celle-ci doit se manifester précisément vis-à-vis de l’extérieur, c’est-à-dire en l’occurrence vis-à-vis des Européens. Il reste que, à moins de dénier à l’ennemi intérieur la qualité de musulman - ce qui se fait couramment -, on doit bien admettre qu’on a, dans tous les cas de figure, un objet sociologiquement multiple.

Chercherait-on alors à se replier sur une base culturelle supposée plus homogène, sorte de noyau anthropologique de l’ensemble musulman : celui d’un monde dit couramment « arabo-musulman » ? Bien que la langue arabe comme langue sacrée occupe une place cardinale dans le message musulman et que, par le biais de l’exemplarité, ici principe structurant par excellence, beaucoup de traits de civilisation, pas spécifiquement coraniques, aient été diffusés de par le monde, on devra désespérer de trouver de l’homogénéité. Maxime Rodinson (Cf. Les Arabes, PUF, 1979), et tant d’autres, ont dit l’inanité d’une telle notion de « monde arabo-musulman » : s’il est commun en effet d’être l’un et l’autre, on a beaucoup plus de chance d’être l’un sans l’autre.

Même si on a tendance à l’oublier au Maghreb, on sait qu’il y a dans ce monde d’importantes communautés arabes chrétiennes. L’aire dite arabe compte de fortes minorités allogènes juives et kurdes en Orient, berbères au Maghreb (l’Occident musulman s’est souvenu récemment que sa composante berbère n’avait pas été seulement inventée par un colonisateur qui cherchait à diviser pour régner). L’héritage culturel arabe le plus noble est traversé d’apports perses et indiens d’un côté (pensons à la genèse des 1001 nuits), et byzantins de l’autre. La première grande civilisation musulmane s’occupa de faire la synthèse de ces éléments disparates et chercha même à faire fleurir en son sein des pans entiers des héritages de la Grèce antique dans les domaines de la philosophie et des mathématiques. Des apports du monde turc se sont en outre imposés au cours des cinq siècles de domination ottomane sur l’ensemble de l’islam arabe.

Dans la terminologie même, "arabe" a longtemps (et jusqu’à aujourd'hui) désigné non pas le grand espace politique des arabophones, mais très spécifiquement le monde des nomades bédouins, largement stigmatisé par la culture noble. Dans nombre de textes historiques, quand on rapporte de mauvaises choses sur « les Arabes », c’est de ceux-là que l’on parle en fait. Ce ne sont pas des Européens qui s’expriment, mais des tenants des aristocraties urbaines, dont les discours sont traduits à de nobles étrangers de passage. Le kaléidoscope ethnique de l’Orient existe bel et bien

Européens ?

Face à cet Islam et à ces arabes, qui sont les Européens, sujet du regard ? Parlant d’Européens, on pense évidemment aux ressortissants des métropoles impériales, en premier lieu desquelles les grandes puissances coloniales, l’Angleterre et la France. Ces nations fournirent en effet des contingents importants de chercheurs et d’artistes. Mais d’autres comptèrent aussi, qui n’avaient pas de fenêtre permanente sur l’Islam : l’Italie, notamment, venue tardivement à l’entreprise coloniale, ou les nations à dominante germanique, dont les ambitions furent au contraire précocement interrompues. Il est évident que le rapport politique et culturel à l’islam est différent, par exemple, pour le Danemark, qui n’a jamais eu d'empire colonial sinon au Groenland, pour la Grèce, qui sort de l’Empire ottoman l’année même où la France prend pied en Algérie. Va-t-on compter au nombre des regards « européens » celui des Arméniens qui, en fournissant un large contingent de photographes, apportèrent un important témoignage sur l’Empire ottoman ?

Dira-t-on que l’on résume là une domination scientifique qui est celle de l’Europe septentrionale en général ? Celle-ci est rejointe au milieu du XXe siècle par les Etats-Unis. D’autres métropoles scientifiques sont susceptibles de répandre leurs observateurs de par le monde : la Russie, fortement centrée sur l’Orient, le Japon et la Chine. Parlant des USA, va-t-on compter à part la pléiade de savants, originaires de pays de ce qui fut le tiers-monde (Afrique, monde arabe, Inde notamment) qui occupent des positions dans les grandes institutions universitaires américaines ? Bon nombre de chercheurs qui ont développé les départements d’étude « post-coloniales » sont des ressortissants indiens munis de la nationalité américaine. En bonne logique, Edward Saïd, qui est citoyen américain, devrait-il être rangé dans les « regards européens » ?

Toujours pour mesurer la cohérence introuvable de notre objet, il s’agit de regarder de plus près par qui et sur quelle base d’information se constituent ces regards européens. Dès que l’on examine les biographies de ceux qui sont les agents effectifs de la connaissance, la question des identités se trouble sérieusement. Car n’importe quel bourgeois n’allait pas à se lancer dans des expéditions d’exploration ou de longs séjours d’étude auxquels vouer sa vie entière. Au XIXe siècle, les conditions de voyage, de sécurité des voyageurs, de diffusion de l’information même, n’étaient pas celles que connaissent nos touristes. Les déplacements exigeaient quelque intrépidité et même de puissantes raisons : soif d’aventure ou de savoir, misères sociologiques diverses, sinon misère tout court qui vous jetait vers l’expatriation.

Surtout, on observe généralement que ceux qui s’y sont risqués ne sont pas rentrés, directement et sans médiations, en contact avec des sociétés et des cultures « autres ». Ils ont utilisé le plus souvent des relais dans la société indigène. Ils ont bénéficié ainsi des connaissances linguistiques et sociologiques d’interprètes et d’intermédiaires. Ceux-ci étaient susceptibles d’apporter des commentaires et, éventuellement, de faire écran face au spectacle que les voyageurs savants ou, plus souvent, ignorants, avaient sous les yeux. Ce sont, à une époque héroïque, les fameux « drogmans » (on sait que le terme vient de l’arabe, turjuman, qui signifie interprète, qui a donné aussi en français « truchement »). Ces drogmans étaient souvent issus de groupes mixtes, ou bien de sociétés enclavées les plus diverses : minorités chrétiennes, juives. Expatriés installés à demeure, ils partageaient souvent les préjugés des aristocraties musulmanes, urbaines et lettrées, sur la populace des bas quartiers. Ce sont ceux-là qui soufflaient à l’oreille des voyageurs et des savants européens des analyses sociologiques que l’on allait retrouver dans les livres.

Alors ? Regard « européen », celui d’Abraham Benchimol, notable israélite faisant office de consul à Tanger, accompagnateur de Delacroix puis d’Alexandre Dumas lors de leurs séjours au Maroc ? Regard « européen », celui de Joseph Mazoillier, chrétien du Liban, drogman à l’ambassade de France, qui accompagne Lamartine en Terre Sainte ? Regard « européen », celui de Bernardino Drovetti, ressortissant piémontais qui passe sa vie en Égypte, finit par se faire nommer consul de France, et qui accompagne des voyageurs de marque comme Chateaubriand et même Champollion, qui diront toute la dette qu’ils ont à son endroit ?

Pour quitter ces époques héroïques et en venir aux chercheurs contemporains, comment ignorer tous ceux qui sont liés à l’islam par des liens vitaux : juifs ou « pieds-noirs » qui ont vécu en pays d’Islam l’essence de leur vie et n’ont connu l'Europe qu’à la suite d’un « rapatriement » ressenti comme un exode ; fonctionnaires d’ambassades, commerçants en tout genre, « expatriés » ou « coopérants » qui ont donné des contingents de nos collègues chercheurs. Sont-ils fondamentalement différents de ces musulmans de naissance qui ont eu une éducation et une carrière française (ou anglaise), et dont les enfants deviendront fonctionnaires ou universitaires français (ou d’ailleurs américains… comme encore Ed. Saïd) ?

Matériaux

« Regard » est à prendre évidemment dans un sens métaphorique, au delà du phénomène physique, ou biologique, particulièrement volatil que ne se perpétue que dans la mémoire de l’observateur. Pour être archivé et transmis, il doit être traduit en images matérielles. Et à partir de là on est bien obligé d’évoquer des matériaux réels : images, paroles, textes.

Technologies culturelles largement développées en Europe du nord, peinture et photographie furent longtemps d’un usage unilatéral et tardèrent à s’imposer dans l’aire culturelle musulmane (nous ne reviendrons pas sur la « question de l’image » en Islam). Est-ce que cela signifie que ces productions s’inscrivaient dans une logique toute européenne ? Beaucoup des photographes étaient des résidents durables, soucieux de faire connaître le pays où ils séjournaient.

Lorsque la peinture indigène parvient, tardivement, à voir le jour, elle réussit à s’imposer avec un succès indiscutable. Le plus troublant est que sa production ne diffère pas fondamentalement de celle des peintres-voyageurs qui ont antérieurement sillonné les pays d’Islam. C’est le cas en particulier de deux artistes pionniers sur ce terrain : Osman Hamdi [1842-1910], venu étudier la peinture à Paris auprès de Gérôme avant de présider, à Istanbul, aux destinées d’un musée d’archéologie, et Mohammed Racim [1896-1975], qui malgré le recours à un genre classique de l’Islam, la miniature, ne produit pas sur l’Algérie des représentations si différentes de celles des Européens.

Les images, c’est ce que les gens veulent bien donner à voir. Les paroles, c’est ce qu’ils veulent bien dire. Tout cela leur appartient aussi un peu. De fait, les théories sociologiques, les interprétations, les regards, sont aussi des productions de la société indigène elle-même, à l’intention d’étrangers sans doute, mais aussi à son intention propre. Les discours anthropologiques commencent par être articulés par la société en place. Sans doute y a-t-il des effets de filtre, des incompréhensions, des mensonges. Ils n’oblitèrent jamais complètement l’existence d'un substrat, pas si difficile à reconstituer.

Enfin, il y a les textes, documents-rois en Islam. On assiste, dès avant la période coloniale mais surtout pendant, à une immense entreprise de récolte de documents (on parlera bientôt de pillage), d’archivage, d’édition, de traductions, d’analyses érudites et critiques… Malgré toutes les déclarations contre la science coloniale qui suivirent les indépendances, elles n’ont pas été à ce jour complètement remplacées. Elles restent des archives historiques qui, comme toutes les archives, ont leurs limites mais aussi leur utilité générale.

Les chercheurs inscrits dans la structure coloniale, ne sont pas de restes pour produire des travaux utiles. Pour mémoire, et concernant l’étude du seul islam maghrébin, regardons ce que l’on doit à Émile Dermenghem [1892-1971], fonctionnaire responsable de la culture au Gouvernement général de l’Algérie, attelé à récolter pieusement les traditions locales du moindre santon maghrébin. On doit à Robert Montagne [1893-1954] d’avoir, avec le centre des Hautes Études de l’Administration militaire (CHEAM) qu’il a créé, renoué avec les tradition de l’enquête qui caractérisa l’époque des découvertes et de s’être soucié de l’importance du mouvement anti-maraboutique qui frappe les campagnes de l’Aurès après 1930 ; à Augustin Berque [1884-1946], haut responsable au Gouvernement général en Algérie, de s’être attaché à l’évolution des nouvelles élites musulmanes, et à son fils Jacques Berque [1910-1995], administrateur civil avant d’être universitaire, d’avoir fourni un bilan du mouvement de modernisation dans l’Islam, à partir du réformisme. Leurs enquêtes ne sauraient être réduites à la simple formule de « regards européens ». Elles demeurent valables, utiles, précieuses.

Que dire encore de l’immense entreprise collective que constitue l’ Encyclopédie de l’Islam ? Fondée essentiellement sur une érudition textuelle, elle se veut la traduction la plus proche du matériau de la connaissance de l’islam, celui des textes, notamment des textes juridiques et sacrés. Pour être élaborée dans une perspective qui n’est pas celle de l’exégèse islamique, doit-on considérée comme simplement « européenne » ?

Reformulations

Est-ce à dire que l’on devrait évacuer l’objet, désormais disloqué, qui nous a été proposé ? Il a pourtant une consistance, qui est celle d’une interpellation réelle. C’est la base de la thèse d’Ed. Saïd qui, pour être discutable de mille manières, a obtenu un tel succès qu’elle devait bien vouloir dire quelque chose. Rédigée aux lendemains de la guerre de 67, elle faisait écho aux grands ressaisissements identitaires qui s’en suivirent, dans les opinions juives autant que musulmanes.

Littéraire de formation, mais soucieux d’intervention militante, Saïd s’attaquait au domaine qui était le sien : la production littéraire sur l’Orient. Il s’y attaquait avec ses outils, l’analyse de textes, sans chercher à mettre en perspective à l’aide de la documentation des historiens. Cherchant des positions idéologiques récurrentes en période coloniale, il n’eut pas de difficulté à en trouver.

On peut toujours faire la caricature des lieux communs. Cela n’épuise pas la diversité des choses. Dans tout registre, les bêtises finissent par être partagées par le plus grand nombre et cela constitue les aveuglements d’une époque - nous n’en sommes pas exempts - d’autant plus faciles à inventorier que l’on est passé à d’autres choses.

S’il est faux que, comme le dit Edward Saïd, toute la production littéraire et scientifique concernant l’Orient musulman ait été subordonnée aux perspectives politiques de la colonisation et de la domination idéologique, il est exact que l’on y trouve un certain ton péremptoire qui, de longue date, indisposa et même choqua des musulmans, en particulier ceux qui se souciaient de reprendre en main leur histoire par la lutte nationale, la renaissance culturelle, la réforme religieuse.

Un bon exemple de cela nous est fourni par l’œuvre du Père Lammens [1862-1937], jésuite belge, arabisant et islamologue, qui enseigna toute sa vie à l’Université St Joseph à Beyrouth. Les travaux de cet immense savant (on lui doit plus de 80 articles de l’ Encyclopédie de l’Islam) eurent en leur temps le don d’horripiler les croyants pour véhiculer de façon marquée un esprit de polémique s’inscrivant dans une tradition chrétienne remontant au Moyen Age. Irritation analogue aujourd’hui face aux écrits de Bernard Lewis [1916], dont l’impressionnante érudition linguistique et historique est mise au service d’une vulgarisation politique explicitement élaborée pour conforter des thèses sionistes.

Soumettrait-on alors l’établissement de la vérité des choses à une règle d’empathie ? C’est ce à quoi concluent nombre de travaux sur les « regards européens », au rang desquels la thèse soutenue en Sorbonne par Moenis Taha Hussein, le fils du grand écrivain égyptien, sur la Présence de l'Islam dans la littérature romantique en France (Beyrouth, 1960], qui cherchait à sauver Lamartine de la condamnation en faisant valoir que l’auteur exprimait de la sympathie à l’égard de l’islam. Le cas est intéressant : Lamartine n’était pas un savant orientaliste - il ne savait pas l’arabe et n’avait pas fait de grands travaux de recherche sur l’Islam. Le fait d’être bienveillant peut-il remplacer le fait d’être informé, précis, exact ?

Des observateurs exigeants, au nombre desquels le grand Volney [1757-1820], peu indulgent avec le despotisme oriental ( Voyage en Syrie et en Égypte, 1787) ou l’admirable Doughty [1843-1926], irremplaçable témoin de l’Arabie centrale au XIXe siècle ( Arabia deserta, 1888 ; tr. fr. Karthala, 2002), pourvu qu’ils aient été perspicaces et n’aient pas sacrifié aux généralisations, furent des témoins bien plus lucides, c’est-à-dire utiles, que certains humanistes un peu bêlants, prompts à se retourner en véritables islamophobes pour la seule raison qu’ils avaient rencontré la déception de leurs illusions.

J’ai toujours eu une grande réticence devant la notion d’empathie, pas toujours synonyme de pertinence et de précision. D’abord parce que la perspective qui consisterait à prétendre se mettre à la place de l’autre est véritablement folle. Le jugement global est toujours suspect. Au fond, il n’est pas moins raciste de dire que les musulmans sont « bons » plutôt qu’ils sont « méchants ». La seule manière de sortir de ce dilemme est de produire des analyses circonstanciées.

Il n’est d’ailleurs pas sûr que les musulmans aient été en attente de cet amour qui leur fut à l’occasion accordée. De fait, c’est la reconnaissance et la dignité qu’ils revendiquaient, celle de pouvoir se poser comme sujet historique, alors même qu’ils réalisaient leur aufklärung après le grand choc qu’avait provoqué la colonisation.

C’est alors une autre structure d’image qui se dessine : on n’a plus un observateur et un observé, mais un objet de l’information qui revendique le droit et bientôt la pleine réalité de produire une image de soi, conforme à un projet historique. Il n’est plus question de « regard », adéquat ou pas, mais d’image négociée par des acteurs sociaux en quête de légitimité historique. Dans cette affaire, tout le monde joue sa part et la confrontation est nécessairement rude. Les grandes familles et notamment les tribus le savent bien, qui comptent des générations pour se monter une réputation, c’est-à-dire une reconnaissance collective suffisante pour s’imposer en dehors même du groupe - ce que Bourdieu appelait un capital symbolique.

On n’est plus ici dans la facticité des images. on se coltine des représentations, qui en imposent beaucoup plus : il s’agit de la dynamique de construction de soi et de son rapport aux autres, dans la reconstruction de son passé, de son histoire et de son patrimoine. « Quelle tête avaient mes ancêtres ? » Et cela est d’autant plus problématique que l’on doit emprunter les images à ces observateurs venus de loin, et qui n'avantagent pas nécessairement.

Les représentations culturelles ne sont pas futiles. Elles mettent en jeu les questions de patrimoine, de construction d’une identité, et confient au politique. Comment les Talibans ont-ils décidé de démolir les Boudha de Bamian ? Comment le grand Nasser a-t-il jugé qu’il pouvait immerger les colosses d’Abou Simbel dans le lac du barrage d’Assouan ? Comment Bourguiba a-t-il pensé un moment faire éventrer la médina de Tunis par une avenue somptueuse ? Tous ces choix patrimoniaux étaient liés à l’affirmation d’une identité collective devant s’imposer pour ou contre la conservation ou la destruction d’un site. Il en va de même des traces du passé des héritages les plus divers, alternativement assumés ou repensés, et de tous les spectacles sociaux sur lesquels, au nom de préoccupations ethnologiques, les Européens se penchent.

Les intellectuels musulmans de l’époque des nationalismes se sont montrés très rétifs aux présentations de l’anthropologie, science coloniale qui aurait tiré l’approche du social vers le bas, le primitif, le stagnant, ensauvageant ainsi une société au contraire tendue vers le courant principal de l’Histoire : urbanisation et capitalisme, modernité et développement.

Il en va autrement quand ce sont eux qui passent en charge de la gestion des biens et patrimoines divers, des questions d’aménagement urbain (traitement des « vieux quartiers »), de décider les vêtements réglementaires des écoliers, des gardes nationaux, des corps militaires d’élite, et du chef de l’État lui-même. Des femmes ?… L’affaire dite « du voile » n’est ici que le dernier avatar d’une longue et douloureuse chaîne de problèmes ou, à travers l’exhibition des femmes se joue en fait le rapports à l’Occident.

Amorcée pendant la période coloniale, cette négociation sur des objets sociaux plus symboliques que véritablement cruciaux, prend tout son envol avec les indépendances. Car alors se pose la question de la gestion des images. S’il y a un « problème de l’image » en Islam, on doit observer que, hors quelques zones de radicalisme jugé par tous comme excessif, les images circulent aujourd’hui avec une ampleur démesurée. La technologie, inventée par l’Occident industriel et qui lui fut longtemps réservée, est désormais vigoureusement réappropriée.

De fait, et de plus en plus, les nouveaux États indépendants deviennent acheteurs sur le marché européen d’images de leur société au passé, images elles-mêmes démultipliées par d’innombrables copistes proposant des représentations considérées désormais comme indigènes. Il est très intéressant d’observer le tri qui est fait dans les images héritées du passé et produites par des étrangers, hôtes importuns qu’il s’agit quand même de réassigner, d’incorporer.

Si les images de la société algérienne par la peinture orientaliste sont vouées aux gémonies, celles du peintre Etienne Dinet, parce qu’il est devenu musulman, sont considérées comme légitimes. On se fait une règle de trouver authentiques des peintures d’artistes musulmans qui démarquent de très près les images produites par des artistes occidentaux. C’est évidemment une ruse de la raison, de droit de regard sur le regard et de prise d’initiative sur le destin historique. En anglais, les études post-coloniales, dans leur dimension critique, ont développé la notion d’ agency, terme difficilement traduisible, qui évoque la capacité à reprendre à son compte et à tirer parti des mouvements de force historique élaborés par d’autres, et semblait-il à leur profit exclusif.

Modernité sociologique et universalité sont des questions qui travaillent l’Islam depuis la campagne d’Égypte. De plus en plus, on observe la construction d’un rapport dialogique aux données de l’Occident, pas seulement ethnologiques mais aussi technologiques, autant qu’à celles des pouvoirs englobants : pouvoirs souverains, autorités religieuses ou ascendants culturels.

Observons la situation des groupes enclavés, montagnards ou sahariens, jugés plus « primitifs » ou plus "authentiques" que d’autres avec leurs traditions à part, leurs spécificités culturelles (costumes, langues, musiques, cuisines), leur diversité d’approche du global. Ces groupes-là ont eu tôt-fait de se mettre en scène, dans un processus institutionnel qui n’est pas sans effet sur leur mode de fonctionnement. On appelle cela folklorisation. Les agents se transforment en acteurs, les performances en spectacles, et c’est la condition de la perpétuation d’une société en place.

Ainsi ces Ouled Naïls ou tant de groupes de femmes « libres » qui deviennent groupe folklorique développant des danses et des costumes « typiques ». Ainsi, au Sahara algérien, de ces groupes de chameliers qui, après avoir fourni des contingents de méharistes, deviennent à partir du milieu du XIXe siècle acteurs, victimes et bénéficiaires d’une industrie nouvelle : le tourisme hivernal. Ainsi des groupes de musiciens, noirs souvent, d’ethnies spécifiques, qui circulent dans les fêtes de mariages locaux, appelés à se produire dans les hôtels et à se professionnaliser dans des concours locaux voire internationaux. Ainsi, encore, des groupes de cavaliers perpétuant sous le nom de Fantasia, la tradition du « jeu de la poudre », l’ab el barûd soigneusement décrit par Delacroix, qui participent au-delà des moussems locaux à des concours nationaux.

Cela n’empêche pas, à côté ou ailleurs, que se développe une société modernisée à même de juger de ces signes un peu frelatés. Mais l’attitude des mouvements nationaux montants, et bientôt des États émergents, sera double : soit ils vont repousser des traditions honnies, signe des âges farouches, et les supprimer au nom d’une modernité « européenne » ou islamique. Soit ils chercheront à trouver dans ces poches de traditions, en survie plus ou moins artificielle, des reliques d’un passé, voire des marques d’identité, qu’ils entendent remettre en avant.

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