Notice
Alessandro Gallicchio - Nationalismes, antisémitismes et débats autour de l'art juif
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Descriptif
Interview d'Alessandro Gallicchio, dans le cadre de la sortie de son ouvrage "Nationalismes, antisémitismes et débats autour de l'art juif".
L'auteur :
Alessandro Gallicchio est depuis 2021 maître de conférences en histoire de l'art contemporain à Sorbonne Université et membre du centre André-Chastel. Docteur en histoire de l’art des universités de Florence, Paris-Sorbonne et Bonn (2016), il interroge dans ses recherches les méthodologies élaborées par l’histoire sociale et politique de l’art. Il s’intéresse aux influences du nationalisme et de l’antisémitisme dans la construction du discours artistique et aux rapports entre art, architecture et espace urbain dans les Balkans et en Méditerranée. Lauréat de la bourse André-Chastel de la Villa Médicis 2020 et chercheur en résidence à l’École française d’Athènes en 2021, il a récemment développé des réflexions sur les « paysages urbains dissonants » à partir de la confrontation entre art, histoire et mémoire. Il a publié, avec Pierre Sintès, Monument en mouvements. Artistes et chercheurs face à la monumentalisation contemporaine (2020), qui présente les résultats de MonuMed, un projet de recherche en art et sciences humaines et sociales, lauréat de l’appel de l’Idéx d’Aix-Marseille Université. En 2020, il a été le commissaire général du projet de recherche et d’exposition Rue d’Alger dans le cadre de la biennale d’art contemporain Manifesta 13, qui est à l’origine d’un catalogue d’exposition homonyme et d’un ouvrage scientifique. En tant que commissaire d’exposition, il collabore avec de nombreuses institutions en France et à l’international.
Source image :
Critique Art Philosophie [CAP]. Bulletin mensuel d’art et de littérature, no 1, avril 1924, couverture
Source/crédit : Paris, Bibliothèque nationale de France
Ill. 11 Camille Mauclair, La Farce de l’art vivant II. Les métèques contre l’art français, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue critique, 1930 (collection « La Vie d’aujourd’hui », no 15), couverture
Source/crédit : Archives de l’auteur
Ill. 17 Maurice Feuillet, « L’art français en péril. Le sadisme du laid », Le Gaulois artistique, no 36, 25 juillet 1929, p. 359
Source/crédit : Paris, Bibliothèque de l’INHA / gallica.bnf.fr
Ill. 18 Anonyme, portrait d’Adolphe Basler avec son fils, photographie, s.d.
Source/crédit : Saint-Étienne, Archives de la Maison de vente Carlier Imbert (Fonds Adolphe Basler, vendu en 2012)
Ill. 33 Marek Szwarc, Amedeo Modigliani, Paris, Le Triangle, s.d. (collection « Artistes juifs » / « Jewish Artists Series »), couverture de l’édition yiddish
Source/crédit : Milan, Fondazione Guido Ludovico Luzzatto
La transcription est disponible dans l'onglet "Documentation"
Thème
Documentation
Transcription
Alors, je me suis tout d'abord intéressé à une figure assez emblématique pour ma recherche qui est Adolphe Basler. Il est critique d'art, marchand d'origine juive-polonaise, et il représente un peu ce que j'appelle les figures contradictoires et protéiformes de cette époque. Il arrive à la fin du 19e siècle à Paris. Il est tout d'abord secrétaire d'Apollinaire. Il contribue quand même à l'élaboration de toutes les notions qui tournent autour du cubisme, et il essaie de promouvoir également des esthétiques, qu'on définit à l'époque, d'expérimentale. Il y a la Première Guerre mondiale, et dans cette période qui est appelée la période de l'entre-deux-guerres, on voit Adolphe Basler changer. C'est-à-dire que sous la pression du nationalisme de plus en plus présent à Paris, il commence à adhérer à ce qu'on appelle le retour à l'ordre dans l'art. C'est-à-dire qu'avec une pression si importante, il est dans un processus d'assimilation totale à la culture française. Et il défend donc des valeurs de la tradition d'une école française, présumée évidemment, qui sont fondamentales contre justement peut-être la dégénérescence de l'école de Paris. Et donc à partir de ce cas d'étude, j'ai voulu examiner toutes les motivations personnelles, sociales, économiques et communautaires qui déterminent justement la construction du discours artistique à Paris dans l'entre-deux-guerres en partant d'un groupe de critiques d'art qui tourne autour de cette école de Paris entre 1925 et 1933. Il y a une date clé pour ce qui concerne les débats autour de l'art juif, et c'est justement la date de 1925, l'été, donc au mois de juillet. Et il y a Georges Charensol qui lance une enquête dans une revue L'Art vivant pour justement essayer de questionner des personnalités du milieu de la culture ou du milieu intellectuel sur le musée français d'art moderne qui était à l'époque le musée du Luxembourg et qui était une institution qui était ouverte à la production des artistes vivants de l'époque. Et dans un questionnaire qu'il envoie justement à des artistes, des critiques d'art, des collectionneurs, des directeurs de musée, il y a une question assez emblématique et assez problématique qu'il pose : "Faut-il admettre les artistes étrangers établis en France ? » Donc beaucoup de personnalités essaient justement d'éviter de répondre à cette épineuse question, mais il y a un artiste, Kisling, d'origine juive-polonaise qui répond au questionnaire en "si", je cite : "Mais si tout de même on crée ce musée français d'art moderne, voici quels sont, à mon avis, les dix peintres qui doivent y entrer les premiers, Simon Lévy, Leopold Lévy, Rudolf Lévy, Maxime Lévy, Irène Lévy, Fleur Lévy, Isidor Lévy, Claude Lévy, Benoit-Lévy et Moïse Kisling". Donc lui-même. On voit très bien que déjà, grâce à cette enquête, il y a une sensibilité pour la question justement de l'art juif. Toujours au mois de juillet, dans le Mercure de France, donc une revue qui était assez lue et assez importante pour l'époque, Fritz Vanderpyl lance aussi un débat qui est assez virulent et assez antisémite, qui a été magistralement étudié par Dominique Jarrassé. Et donc dans son article intitulé "Existe-t-il un art juif ?", il développe un argumentaire justement autour de cette existence. Et je vous lis un extrait de cet article : "Allez visiter les galeries de peinture du Louvre, de bas en haut et d'un bout à l'autre, pendant autant d'heures que vous voudrez, examinez chaque toile au panneau et chaque nom d'artiste écrit dessus, du 13e au 20e siècle, vous n'y trouverez pas une seule œuvre juive, exception faite, si vous voulez, pour une paysanne assise et un effet de givre signé Camille Pissarro". Et ensuite il y a une réponse de Pierre (Jaccard) au mois d'août qui va toujours dans le sens quand même de cet antisémitisme qui est assez diffus, et on voit, par exemple, comment on arrive même à insinuer que "loin d'être une loi imposée à la nature, le second commandement du Décalogue apparaît au contraire comme l'expression légalisée d'une incapacité foncière de la nature hébraïque à représenter les formes et les couleurs, incapacité qui se retrouve d'ailleurs chez tous les Sémites". Donc vous pouvez imaginer à quel point justement cette rhétorique antisémite avait choqué, surtout le milieu cosmopolite qui était celui de Montparnasse de l'époque. Et donc dans des revues ou dans les débats des cafés tels que le café La Rotonde ou le Café du Dôme, on voit apparaître des réponses qui vont justement essayer de rééquilibrer : soit de dénoncer, soit de défendre quand même des positions autres par rapport à celles qui étaient présentées ici dans le Mercure de France. La montée des fascismes en Europe a été longuement étudiée et surtout ses facteurs idéologiques, économiques et militaires. J'ai alors décidé d'étudier cette problématique à partir des discours sur l'art, parce qu'ils participent à la connaissance de la formation de la société. Dans mon cas, il ne s'agit pas d'analyser un récit qui pourrait être défini comme étant étatique, officiel, pyramidal ou national. Mais au contraire, de voir comment ces nationalismes – et j'emploie toujours le terme au pluriel – et ces antisémitismes, ces formes de l'antisémitisme se déclinent dans des figures singulières comme celles qui font partie de mon corpus. Donc c'est au prisme justement d'une approche plurielle à l'antisémitisme nationalisme et aux influences qui agissent sur ces critiques d'art notamment que j'ai essayé d'aborder la question de la montée des fascismes dans l'entre-deux-guerres. Ce qui est intéressant, c'est qu'un même individu peut au même temps flirter avec des théories issues de l'Action française, donc d'un nationalisme de droite qui est tout à fait virulent et très présent, qu'avec, par exemple, des cercles plus cachés, plus restreints qui sont les cercles qui appartiennent, par exemple, au sionisme de l'entre-deux-guerres qui était également présent à Paris. Donc je m'intéresse plutôt aux ambiguïtés, aux contradictions, au caractère multiforme, protéiforme de ces figures, parce que cette ambiguïté est au cœur de l'entre-deux-guerres française, et on peut tout à fait l'analyser à partir d'une étude du discours de l'art et surtout des pratiques artistiques qui tournent autour, encore une fois, de l'école de Paris dans l'entre-deux-guerres. Alors, j'ai toujours considéré que Paris a fait école au début du 20e siècle, on connaît tous les cafés de Montmartre, de Montparnasse, on connaît toute la dimension cosmopolite parisienne à cette époque, on connaît les nombreux styles, manifestes qui ont été rédigés, qui ont été élaborés à Paris et pourtant, quand on essaye d'analyser la question justement de la définition de l'école de Paris, on voit immédiatement qu'il s'agit d'une définition qui est fluide. C'est-à-dire c'est une catégorie qui émerge à partir, toujours, de 1925 et qui n'essaye pas vraiment de donner une définition précise d'un style ou d'une tendance, mais qui essaye plutôt de réunir des artistes ou des critiques d'art qui vivent et qui travaillent à Paris. Et très souvent, cette définition de l'école de Paris se fait dans l'altérité. C'est-à-dire que c'est une proposition qui est faite pour, d'une certaine manière, contraster ce qui a été défini comme étant une présumée école française. Mais dans l'analyse justement des noms qui sont cités aussi bien du camp de l'école de Paris que celui de l'école française on voit qu'en fait il y a une porosité. C'est-à-dire qu'il y a des tas d'artistes français qui devaient, en théorie, représenter la tradition nationale qui en réalité ont été cités comme appartenant à l'école de Paris. Donc c'est cette fluidité qui m'intéresse et c'est cette porosité. Et la définition même de l'école de Paris oblige les critiques d'art, surtout des critiques d'art, par exemple, d'origine juive, comme Waldemar-George, lui aussi polonais, comme Basler, en fait les oblige à se positionner par un débat qui est un débat de société. Et Waldemar-George, dans l'entre-deux-guerres, publie un article qui est très célèbre "École de Paris versus école française » dans lequel justement il analyse ces contradictions et aussi l'instrumentalisation justement de cette définition et cette catégorie appliquées au contexte parisien de l'entre-deux-guerres. Et d'autres qui sont beaucoup plus antisémites à cette époque, dans les années 20, et nationalistes comme Marcel Hiver, arrivent même à fonder des petites revues comme CAP, donc Critique Art Philosophie, dans lesquelles en fait on parle presque exclusivement de cette école de Paris et surtout dans lesquelles on règle des comptes en interne dans une communauté qui est très restreinte qui est celle justement du Paris des années 20 à Montparnasse. J'ai décidé de structurer cet ouvrage comme un parcours, comme un voyage dans les méandres les plus sombres des idéologies nationalistes de l'entre-deux-guerres. Donc au tout début en essayant d'analyser, de questionner toute la rhétorique raciste, xénophobe, antisémite d'un critique d'art redoutable comme Camille Mauclair qui a lui vraiment adhéré aux idéologies nationalistes de l'extrême droite. Il était d'ailleurs très proche de l'Action française et aussi du cercle de François Coty qui avait aussi fondé un quotidien comme L'Ami du peuple qui était vraiment un quotidien qui essayait de diffuser des théories populistes d'extrême droite. Ensuite, j'essaie d'accompagner le lecteur à la découverte aussi de ces critiques d'art très ambigus. Là, j'ai cité Adolf Basler et Waldemar-George parce qu'ils sont un peu les plus célèbres. Mais il y en a beaucoup d'autres. C'est-à-dire ces critiques d'art, très souvent d'origine juive, immigrés en France et qui sont tiraillés entre l'assimilation totale à la culture française et aussi la fréquentation très intime des cercles sionistes parisiens de cette époque. Et ensuite, grâce à la découverte de sources inédites, que j'ai trouvées d'ailleurs en Italie, il s'agit soit de documents d'archives, soit de petites monographies consacrées aux artistes juifs et publiées en trois langues, en français, en anglais et en yiddish. Grâce à ces sources, j'ai essayé d'analyser et de mettre en lumière tout un réseau de collectionneurs, de marchands, de critiques d'art, d'artistes qui essayaient, à Paris, de promouvoir et de soutenir des artistes juifs. À partir du constat de la matérialité de ces supports, et je parle notamment des petites monographies consacrées aux artistes juifs, je me suis dit qu'il était important aussi d'illustrer cet ouvrage, parce que l'image rend ces objets sensibles. C'est-à-dire que l'image reproduite dans l'ouvrage nous donne une idée du format, de la matérialité, mais surtout de l'utilisation des reproductions, notamment des reproductions d'œuvres d'art de cette époque dans un processus qui est celui justement de l'instrumentalisation du discours sur l'art qui marque non seulement le nationalisme français de l'extrême droite, mais aussi tous les autres nationalismes qui oscillent justement entre antisémitisme, revendications identitaires, ethniques et communautaires. Face quand même à une critique d'art nationaliste française très sensible aux théories antisémites et surtout très présente aussi dans des quotidiens. Il ne faut pas oublier que ces théories étaient publiées dans Le Figaro, par exemple, ou dans L'Ami du peuple, des quotidiens financés à l'époque par François Coty. Des critiques d'art, des artistes, des intellectuels étrangers et surtout des intellectuels juifs ont été obligés d'élaborer des stratégies de survie et donc de participer d'une manière ou d'une autre à ce débat qui les concerne. Et donc la participation à la formulation, à des formulations qui tournent autour justement de l'existence d'un art juif est très importante. Et notamment dans des cercles très proches du sionisme français qui publiaient des revues comme L'Univers israélite ou Menorah, des critiques d'art ou des poètes, et là je vous donne deux exemples un peu plus importants, Gustave Kahn, par exemple, et Jacques (Piélishky) commencent justement à formuler des hypothèses ou à proposer des solutions de lecture ethnique et stylistique d'un art juif publiées dans des revues aussi et qui font l'objet parfois de publications un peu plus conséquentes dans des collections consacrées exclusivement aux artistes juifs comme celles proposées et diffusées par la maison d'édition Le Triangle, financées et publiées par un mathématicien polonais, Michel Kieveliovitch. Et donc, dans cette élaboration d'une stratégie de survie ou d'une contre-proposition par rapport aux théories antisémites, on peut voir comment on essaye, d'une manière ou d'une autre, de proposer une réponse, et je vous donne une réponse assez tardive, parce qu'elle est emblématique quand même de l'évolution aussi du débat. C'est une réponse qui est donnée par Jacques (Piélishky) en 1938, je cite : "Malgré l'habitude de sujets juifs concertants, il serait prématuré de parler d'une école juive de l'art moderne. Il est toutefois incontestable que le tempérament spécifiquement juif apporte à l'art moderne une contribution précieuse, pleine de forces dynamiques et d'innovation positive". Dans cet ouvrage, je me suis intéressé à un très large spectre d'interprétation, de lecture, des dénonciations de l'art juif qui va de théories nationalistes, antisémites d'extrême droite jusqu'aux formulations ou aux propositions qui ont été élaborées dans le cadre du sionisme.
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