Conférence
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Langue :
Français
Crédits
Jean-Philippe Bras (Intervention)
Conditions d'utilisation
Droit commun de la propriété intellectuelle
DOI : 10.60527/gbq8-rm03
Citer cette ressource :
Jean-Philippe Bras. UTLS. (2007, 9 octobre). La charia et les transformations du droit dans le monde musulman - Jean-Philippe Bras , in Islams d'aujourd'hui. [Vidéo]. Canal-U. https://doi.org/10.60527/gbq8-rm03. (Consultée le 15 mai 2024)

La charia et les transformations du droit dans le monde musulman - Jean-Philippe Bras

Réalisation : 9 octobre 2007 - Mise en ligne : 8 octobre 2007
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Descriptif

Composante essentielle de l’Islam et de l’identité islamique, le droit musulman tire ses fondements du Coran et des hadiths rapportant les dits et actions du Prophète. Droit tributaire de la révélation, il s’appuie sur un corpus de textes de référence, et valorise la tradition (sunna du Prophète) dans les pratiques juridiques. Il en résulte une représentation statique, immuable et unifiée du droit musulman, autour de la notion de charia, un discours récurrent et « purificateur » du retour aux sources, que l’on retrouve dans une part de la rhétorique islamiste mais aussi dans une certaine vision occidentale de l’Islam. Cependant, de manière contrastée, le droit musulman a toujours été travaillé par des processus adaptatifs, dans l’espace et dans le temps. Ce sont ces processus que l’on analysera dans le cadre de cette conférence. Les écoles juridiques, dans lesquelles domine la figure du jurisconsulte, sont un premier exemple d’un pluralisme précoce, exprimant une certaine localisation du droit musulman, et une flexibilité remarquable, que l’on retrouve dans certains instruments juridiques spécifiques, comme les fondations pieuses. Il est également apte à exercer une fonction compensatoire, en produisant des règles là où les textes sacrés sont silencieux, notamment dans le champ du droit public. Cette capacité adaptative trouve encore à s’illustrer dans les débats sur les grandes réformes sociétales entreprises dans le monde musulman contemporain, même si le registre fixiste du droit est toujours très présent.

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Texte de la 654e conférence de l'Université de tous les savoirs donnée le 9 octobre 2007

La sharî ‘a et les transformations du droit dans le monde musulman

Par Jean-Philippe Bras

La femme musulmane doit-elle porter le voile ? Ou, plus exactement, pour reprendre une interrogation d'une jeune femme qui assistait à une précédente séance de cette session de l'Université de tous les savoirs, et se confiait au journal La Croix, est-il écrit dans le Coran que la femme doive porter le voile ? La question formulée ainsi est un peu différente car l'on identifie ici une source précise, textuelle, de l'obligation. Le juriste pourra répondre de manière positive, il s'agit bien d'une obligation, ou de manière négative, ce n'est pas une obligation. Mais les choses commencent déjà à se compliquer car la réponse négative renvoie en fait à trois réponses possibles : le voile n'est pas une obligation, mais il est recommandé ; ou il est une simple faculté ; ou encore, il est prohibé. Par ailleurs, le juriste ajoutera que la question, telle qu'elle est formulée, est insuffisante, et qu'il ne pourra faire qu'une réponse circonstanciée : « cela dépend...». D'autres questions sont donc nécessaires pour préciser la portée de l'obligation ou de l'interdiction, et d'ailleurs, ces questions viendront inévitablement dès que les individus feront référence à des situations concrètes. Si l'on défend, par exemple, la thèse de l'obligation de porter le voile, celle-ci s'applique-t-elle en tout lieu, à tout moment ? Faut-il distinguer entre espace public et espace privé, avec la délicate question de la délimitation des deux sphères ? Y a-t-il des circonstances particulières où l'obligation ne s'applique plus : le travail et sa nature ; l'identification à des fins administratives ? L'obligation vaut-elle pour toutes les femmes musulmanes, de tout âge ? Quelles caractéristiques le voile doit-il revêtir ? L'on sait les infinies polémiques contemporaines sur le « style » du voile : niqab, tchador, hijab,... Il résulte des circonstances que la réponse peut être que le port du voile est tantôt une obligation, tantôt une faculté, tantôt une violation du droit.

Mais préciser la portée de l'obligation ne suffit pas. Encore faut-il établir les conséquences de la violation de l'obligation. Or la nature de la sanction découle de celle de l'obligation. Si l'on considère que l'obligation est de nature religieuse, la règle est énoncée par des autorités religieuses compétentes, les ‘ulamâ', en s'appuyant sur des textes de nature religieuse (le Coran). La sanction de l'obligation sera morale (réprobation des autorités et de la communauté) ou céleste, relevant de l'après-vie. Mais l'obligation de porter ou de ne pas porter le voile peut être également de nature juridique, tirée du droit positif, parce que dans le droit national des dispositions législatives ou réglementaires s'appliquent à cette question, ou encore parce que la constitution donne aux normes religieuses le statut de source du droit. Nous verrons que c'est le cas dans la plupart des Etats du monde musulman, où la shari'a entre sous des modalités diverses dans le corpus du droit positif. Les acteurs de la production de la norme sont donc ici le constituant, le législateur, les spécialistes du droit ( fuqahâ'), et les sanctions judiciaires prononcées par un juge ( cadhi, dans la terminologie traditionnelle).

Répondre à la question sur le port du voile suppose donc de formuler celle-ci sur les plans juridique et religieux, ou seulement sur le plan religieux, selon l'endroit où l'on se trouve. Mais, on le voit, le tableau est complexe. Or, l'une des caractéristiques de l'islam contemporain est une très forte demande de normativité islamique, permettant d'asseoir le croire et l'identité sur des normes. Cette demande est d'autant plus forte qu'elle concerne des sociétés sans tradition musulmane, ou des populations cherchant à renouer avec une tradition musulmane. Pour dire qui je suis -« je suis musulman(e) »-, il faut que simultanément on me dise ce que je dois faire, qui est conforme à ma religion et à mon identité. A quelles normes dois-je me conformer dans tous les aspects de ma vie quotidienne pour ne pas encourir de sanctions, pour assurer mon salut, pour affirmer mon identité ? Et l'on comprend l'importance attachée aux questions vestimentaires (le voile) sur ce dernier registre de la distinction identitaire.

Mais le juriste saisi par le croyant sur la question du voile n'est pas au bout de son contre-interrogatoire. Il va s'enquérir de l'identité nationale de son interlocuteur et le cas échéant de son éventuel rattachement à une école juridique précise. Il est probable que la personne qui est venue avec sa question simple finisse par réagir : « vous m'embrouillez avec toutes vos questions et vos nuances, alors que je cherche des réponses. Et d'abord, d'où me parlez-vous ? Qui vous donne compétence ? ». Cette contre-offensive est une manière de se tourner vers la configuration de l'offre de normativité islamique qui va à la rencontre de cette demande. Cette offre est très diversifiée, sinon éclatée, ce qui induit une pluralité et une incertitude des réponses qui peut paraître troublante au regard du fondement divin de la normativité islamique. On évoque volontiers l'effet des nouvelles technologies de l'information (télévision satellitaire, Internet), l'absence d'autorité centrale, unique de l'islam, à l'instar de la Papauté dans le christianisme, pour expliquer cette fragmentation contemporaine de l'offre. Mais l'on voudrait montrer ici qu'il ne s'agit pas d'une nouveauté dans la caractérisation du droit dans le monde musulman, et que ce constat relève d'un malentendu sur la relation entre la révélation et la norme juridique.

Il faut encore ajouter que le statut de la demande a des effets sur celui de l'offre. La demande peut être individuelle et strictement religieuse. En tant que croyant, comment dois-je me comporter ? Il s'agit donc de religion pour soi, de la recherche d'un ethos musulman, et d'une demande s'adressant à des autorités religieuses. Les processus d'individuation du croire dans les sociétés contemporaines expliquent à la fois l'intensité de ce type de demande et le fait qu'elle s'accommode plus facilement de la diversité de l'offre, où elle fait en quelque sorte son marché. Mais la demande peut avoir également une portée collective et politique, d'une normativité valant pour tous, la communauté, l'Etat. Elle s'exprime en une revendication d'islamisation de la société, de l'Etat, et du droit. Elle interpelle les autorités et les forces politiques, l'Etat et la société.

Droit et foi

Ce second registre est celui de l'islam politique, de l'établissement d'un Etat islamique s'appuyant sur la shari'a, l'inscrivant dans le droit positif de l'Etat, d'abord dans la constitution, puis dans l'ensemble du droit public et privé. Deux périodes, dans l'histoire contemporaine du monde musulman, peuvent être distinguées, qui ont mis la shari'a, au cœur du débat public : le temps des indépendances ; le temps des islamistes.

La question s'est posée dès la fondation des Etats du monde musulman, et plus particulièrement du monde arabe, au sortir de la colonisation. Sur quelle relation à l'islam construire une identité nationale ? Quelle traduction constitutionnelle faut-il donner à cette composante religieuse de la personnalité nationale ? Une première démarche du constituant va consister à fonder cette référence à l'islam en faisant appel à l'histoire et notamment en rappelant que la lutte pour l'indépendance nationale s'est engagée au nom de la sauvegarde de l'islam (cas des préambules des constitutions algériennes). Un second ensemble de dispositions vise à islamiser l'Etat. L'islam est religion d'Etat dans la quasi-totalité du monde arabe. Le chef d'Etat doit être musulman, ainsi que le cas échéant ses ascendants, parce qu'il est gardien des valeurs de l'islam. Ainsi, l'article 19 de la constitution marocaine dispose que « le Roi veille au respect de l'Islam ». Dans certains cas, ce sont les processus de décision politiques qui sont « islamisés », sous les notions de shûra (conseil) et d' ijmâ' (consensus). Un troisième type de dispositions islamise le droit en conférant à la shari'a le statut de source du droit : l'islam, source unique de la législation au Yémen ; l'islam, source principale de la législation à Bahreïn, au Qatar, au Soudan, en Syrie,... Même si l'on ne retrouve pas ce type de disposition au Maghreb, d'où des revendications islamistes dans le sens de l'alignement avec le Machreq, cela n'empêche pas certains magistrats de tirer de la constitution et du caractère islamique de l'Etat, le principe d'applicabilité de la sahri'a. Enfin, certaines constitutions verrouillent les dispositions relatives à l'Islam en prohibant leur révision.

Le temps des islamistes, ouvert par la révolution iranienne à la fin des années soixante-dix, voit le référent islamique l'emporter dans le champ politique sur les référents concurrents du socialisme et du nationalisme arabe. L'idée générale portée par les mouvements islamistes est que l'identité islamique des sociétés sera préservée par le respect et l'extension de l'application de la shari'a. Ce programme politico-juridique est cependant porteur de représentations antagonistes de la shari'a. Un courant réformiste et évolutionniste, initié à la fin du XIXème siècle par de grandes figures telles Mohamed Abduh, ou Rashid Ridha, préconise une réinstallation de la shari'a qui intervienne de manière concomitante à une réouverture de l' ijtihâd, effort d'interprétation, et l'inscrit donc résolument dans une perspective de dynamique du droit. A l'opposé, un courant conservateur ou fondamentaliste se positionne sur un refus de l' ijtihâd, postulant l'immuabilité du corpus du droit musulman, renvoyant ainsi à une représentation statique du droit.

Les Etats, les gouvernants ont fourni une réponse à la montée d'un islamisme contestataire, sur le double registre de la répression et de la récupération. La récupération s'est traduite sur le plan juridique par une islamisation du droit positif, dont Bernard Botiveau a fait une analyse exhaustive. Ainsi dans l'Egypte d'Anouar as Sadate, un amendement introduit en 1980 dans l'article 2 de la constitution la disposition suivante : « les principes de la loi islamique sont la source principale de la législation ». Les directives de l'Organisation de la Conférence Islamique (OCI) et de la Ligue arabe convient les Etats à intégrer la shari'a dans les constitutions, codes, et jurisprudences des tribunaux. On notera que, dès 1973, le projet de constitution syrienne à orientation laïciste défendu par Hafez al Assad, s'était heurté à une vive opposition des Frères musulmans et qu'un disposition faisant de la shari'a une source du droit parmi d'autres, avait dû être rapportée. Cette introduction de références à l'islam et à la shari'a dans les constitutions va permettre aux juges et aux avocats islamistes (notamment en Egypte) de constituer une ligne de front contre les réformes conduites par le pouvoir politique, notamment quand il s'attaque au statut personnel et au droit de la famille. Mais l'arme judiciaire sera également utilisée dans le champ économique, contre les prêts usuraires, par exemple, ou de la moralité publique (procès en apostasie ou contre les homosexuels).

Le droit est donc la ressource d'une mobilisation identitaire, à la fois offensive et défensive. Elle est offensive quand il s'agit d'étendre le champ d'application de la shari'a dans les pays musulmans, mais aussi pour les musulmans dans les pays non-musulmans, ce qui pourrait conduire, si l'on faisait droit à certaines revendications qui transparaissent dans le contentieux des pays occidentaux (on référera notamment à des affaires de plus en plus nombreuses intervenus récemment au Canada et en Europe), à l'amorce d'un pluralisme juridique. Par ailleurs, l'intensification de la circulation des personnes et des migrations a pour effet de grossir le contentieux autour des conflits de lois, et peut être vecteur de l'expansion territoriale du champ d'application du droit musulman. Mais la version défensive de cette mobilisation identitaire est aussi fortement activée. Il va s'agir de protéger l'islam contre les agressions extérieures et de défendre le champ d'application du droit musulman dans les pays du monde islamique, contre les incursions de l'occidentalisation et de la mondialisation, contre l'internationalisation ou la transnationalisation du droit. On verra plus loin une illustration de cette défense de l'identité musulmane par le droit à travers le débat autour de la réforme du code du statut personnel au Maroc.

Cette relation droit-identité, particulièrement dense quand il s'agit de l'Islam, -l'usage internationalisé du terme arabe shari'a en est une illustration- a été relevée l'illustre islamologue et spécialiste du droit musulman, Joseph Schacht : « la loi islamique est le résumé de la pensée islamique, la manifestation la plus typique du genre de vie islamique, le cœur et le noyau de l'Islam lui-même ». Il en va sans doute ainsi parce que l'Islam est à la fois droit et religion, composé de normes juridiques et de normes morales. Les propriétés, les caractéristiques de ce droit sont logiquement renvoyées à son fondement religieux, et c'est bien ce qui fait problème. L'unité du droit renvoie à l'unité de Dieu, à celle de la communauté des musulmans, et enfin à l'unité du texte (le Coran), et à son univocité (le texte a un seul sens valide). La totalité du droit musulman est à mettre en relation avec le statut de Dieu, seul souverain législateur. Il ne saurait y avoir d'autre législation que celle de Dieu, législateur parfait qui prévoit tout. Donc, tout est dans le Coran, ce que confirme le slogan islamiste, « le Coran est notre constitution », emprunté aux dirigeants saoudiens peu enclins aux idées constitutionnalistes. Ce droit se caractérise enfin par son immuabilité. La loi divine est la loi divine. Elle ne peut varier sauf à faire l'objet d'une nouvelle révélation, et Dieu est inconnaissable (ce qui pose quelques problèmes avec le soufisme). Nous avons donc affaire à un droit révélé, compact, univoque, et immuable.

Ce processus de cristallisation du droit dans la foi donne une assise particulièrement forte aux représentations identitaires. Des représentations qui sont confortées par le jeu de miroirs auquel se livrent actuellement l'Islam et l'Occident, autour des thématiques du choc des cultures ou plus encore des civilisations. De ce point de vue, le regard occidental vient conforter l'essentialisme identitaire du droit musulman. Dans ce contexte, le droit musulman (ou islamique) fait débat. Ses propriétés sont soit valorisées, soit stigmatisées. La valorisation se décline autour des valeurs de l'islam, du nécessaire retour aux sources pour retrouver la pureté et l'authenticité de l'islam des origines, dont la démarche salafiste est l'une des expressions typiques dans l'islamisme contemporain. A l'opposé, la stigmatisation va porter sur une shari'a présentée comme un droit archaïque, immobile, figé, incapable de s'adapter à la modernité et incompatible avec les droits de l'homme. Sont particulièrement dénoncées, pour ce qui relèverait du droit pénal, les sanctions relatives à l'apostasie (la mort), le vol (l'amputation), ou encore l'adultère (la lapidation). Sur ce dernier point, on se souvient des circonvolutions laborieuses de Tarik Ramadan autour de l'idée de moratoire. C'est aussi le droit de la famille qui est visé à titre principal, droit inégalitaire à travers ses dispositions relatives à la polygamie, à la tutelle matrimoniale, à la répudiation, à l'héritage des femmes,...

Le discours et le contre-discours de ces acteurs du débat sur le droit musulman produisent des lieux communs, des stéréotypes qui résistent mal à l'analyse des pratiques juridiques. La représentation unitaire et statique du droit musulman fait hiatus avec la configuration des systèmes juridiques du monde musulman, pluraliste et dynamique (certes plus ou moins selon les époques et les lieux). A l'unité du dogme, on opposera donc la pluralité des pratiques.

Ce débat sur la nature du droit musulman trouve son expression dans le champ scientifique, sur des choix terminologiques. Ainsi, en France, le terme couramment utilisé est celui de « droit musulman ». Le problème est celui de sa neutralité axiologique dans la mesure où il renvoie de manière implicite ou inconsciente aux catégories du droit colonial, qui a forgé un régime juridique cohérent s'appliquant aux populations indigènes musulmanes : un corpus de règles fixe, dense, identitaire. Les anglo-saxons utilisent le terme « islamic law », que l'on peut traduire par l'expression « loi » ou « droit islamique ». La notion est plus relativiste ou volatile, ne préjugeant ni de la place ni des caractéristiques de cette législation d'inspiration religieuse dans le système juridique. D'où la préférence de certains auteurs travaillant en langue française pour l'usage de ce second terme.

Un autre stéréotype du droit musulman, qui n'est pas dénué de fondements, est de considérer qu'il s'agit d'un droit des juges. Ainsi le juge serait le principal acteur de la conversion de la norme religieuse en une norme juridique, et ceci dans la mesure de l'abstention du pouvoir politique dans l'exercice de la fonction législative,... Car Dieu est seul législateur souverain. Donc, le juge va identifier dans le corpus de la révélation la norme applicable au litige dont il est saisi. Ce corpus est composé de deux éléments, le Coran et la Sunna. Cette dernière consiste en traditions attestées du Prophète, les ahâdîth.

Cette construction du droit garantit-elle son unité ? La réponse pourrait être positive dans une représentation simple, sinon simpliste, de ce que sont le droit et la technique juridique. Représentation selon laquelle le texte dit la norme que le juge va appliquer. Et devenir juriste consisterait à apprendre le texte, à le connaître, puis l'appliquer. Dans cette perspective, l'unité du texte de référence garantirait l'unité du droit. Mais la réponse doit être négative, car la technique juridique ne se résume jamais à dire le texte qui délivre la norme, car le texte ne délivre pas la norme. C'est le juge qui dégage la norme du texte, lui donne sens, par l'usage des techniques de l'interprétation. Or plusieurs techniques de l'interprétation sont à sa disposition, et ceci vaut pour tout juge, qu'il applique le droit musulman, anglo-saxon,, ou tout autre droit. La première technique, dite littérale, s'appuie sur le mode de rédaction du texte pour établir sa signification. La seconde, généalogique, consiste à aller rechercher l'intention de l'auteur du texte pour dégager la norme valide. La troisième est analogique, mettant le texte en relation avec d'autres textes pour en éclairer le sens, se déclinant en raisonnements a fortiori ou a contrario. Enfin, un dernier mode d'interprétation « réaliste » prendra en considération le contexte d'application du texte, pour choisir l'interprétation la plus conforme à l'intérêt général, aux nécessités du temps.

Les juges utilisent ces techniques de manière cumulative ou alternative, pour fonder leur interprétation du texte et en dégager une norme. Cela signifie qu'un même texte peut être interprété de manière différente par différents juges, sur la base de raisonnements juridiques aussi rigoureux les uns que les autres. Par ailleurs, les références textuelles ne constituent pas les seules sources du droit prises en considération par le juge. Les autres sources sont la coutume ( ‘urf), consistant en usages à caractère obligatoire, et la jurisprudence, dans la mesure où le juge est amené à dire la norme sans pouvoir la rattacher à un texte ou à une coutume. Ces sources du droit peuvent intervenir de manière supplétive ou concurrente vis-à-vis des sources écrites. Le droit musulman connaît une autre source de la norme, le consensus ( ijmâ'), sorte de compensation à l'absence de législateur. Mais trois versions du consensus peuvent être prises en considération, ce qui est mettre le pied dans la pluralité du droit : une version communautaire, à travers le consensus des musulmans ; une version élitiste, le consensus des savants ; une version généalogique, par le repérage du consensus des compagnons du Prophète. Enfin, la thèse du législateur muet est largement une fiction. Joseph Schacht montre bien que les sultans sont des législateurs dissimulés, usant de ruses, d'expédients juridiques ( hiyal), -procédé bien connue aussi des juges,- qui font la loi sous couvert de règlements administratifs.

La question des différences : Ibn Khaldoun

Dès lors, on comprend comment par référence à un corpus commun (Coran et Sunna) le droit musulman se soit d'emblée déployé sur un mode pluraliste à travers différentes écoles juridiques. Ce processus de construction du droit musulman est remarquablement décrit par Ibn Khaldoun (m. 1406), grand voyageur, pieux savant, qui posera les prémisses des sciences sociales. Il s'interroge dans son œuvre majeure, les Muqaddima, sur la question des différences dans le droit musulman. Il en fait l'histoire et en identifie les causes. Ainsi, constate-t-il, « les premiers musulmans puisèrent leurs lois dans des indications ( adilla) avec d'inévitables différences », car elles « provenaient surtout de textes en langue arabe. Or, bien souvent, surtout en matière juridique, le sens des mots diffère, comme on le sait ». On retrouve ici la question de l'interprétation. Il poursuit en relevant que « le degré de créance accordé aux Traditions du Prophète est extrêmement variable et leur contenu est généralement -dans le domaine légal- contradictoire », ce qui relativise la valeur et la portée de la Sunna dans la construction du droit musulman. « Comme il faut bien trancher, les opinions diffèrent ». Enfin, « autre cause de dissentiment, les indications non tirées des textes sont aussi divergentes... (et) il se pose donc des problèmes qu'aucun texte n'a prévu », et le juge est contraint d'utiliser la comparaison et l'analogie. D'où « les dissentiments sont inévitables... et c'est ce qui explique leur apparition parmi les premiers Musulmans et les docteurs qui leur succédèrent ». L'absence d'unité du droit musulman a donc un caractère structurel.

Parmi les sources d'approximations et d'incertitudes, Ibn Khaldoun évoque également les inégales compétences juridiques des compagnons du Prophète « pas tout qualifiés pour prendre des décisions légales, ou pour servir de sources à la pratique religieuse ». Et d'ailleurs, « seuls certains d'entre eux connaissaient le Coran », les plus compétents étant les lecteurs ( qurrâ), ceux qui savaient lire, « chose très rare chez les Arabes ignorants. En ce temps là, savoir lire était remarquable ». Même si l'on peut s'interroger sur le statut écrit du Coran aux premiers temps de l'Islam, l'analyse d'Ibn Khaldoun met en lumière les conditions d'émergence d'une pensée juridique, qu'il lie à la civilisation urbaine, un des thèmes majeurs de sa pensée. Avec le développement des cités et le recul de l'analphabétisme, la lecture du Coran devient objet d'étude constante. « La jurisprudence se développa alors, se perfectionna et devint un art et une science. Et l'on ne parla plus de « lecteurs » du Coran, mais de juristes ( faqih) et de savants ».

Le monde islamique en expansion va générer progressivement un corps de spécialistes du droit qui s'organiseront en une pluralité d'écoles juridiques, dans un processus de mise en ordre régressif, par élimination. Ainsi certaines écoles apparaissent puis disparaissent, comme les mutazilites et les zâhirites, aux second et troisième siècle de l'hégire, écoles littéralistes s'appuyant sur le Coran et réfutant les traditions, dans un sens progressiste ou conservateur. D'autres sont disqualifiées, considérées comme hérétiques, ainsi des chiites ou des kharijites. La doctrine juridique de l'Islam sunnite va finalement se stabiliser autour quatre écoles présentées comme entretenant une coexistence pacifique. Mais il s'agit de préserver l'unité de l'Islam autour de son droit par la nécessaire fiction d'une relation harmonieuse entre les écoles. Il n'en demeure pas moins que cette situation débouche sur une pluralité territorialisée du droit musulman, avec des écoles dominantes dans telle ou telle région, mais aussi sur un pluralisme juridique, une co-présence concrète sur un même territoire. D'où la possibilité pour le justiciable de s'adresser alternativement au juge relevant de telle ou telle école dans un même endroit, et ceci au mieux de ses intérêts. On aura une bonne idée de ces stratégies juridiques qu'offre la pluralité des écoles dans l'Istanbul du XIème siècle à la lecture du roman le plus connu d'Oran Pamuk , « Mon nom est rouge ».

Les quatre écoles, du nom de leur fondateur, hanafite pour Abû Hanîfa, mâlikite pour Malîk, shâfi'ite pour Shafi'î, hanbalite pour Ibn Hanbal, émergent également aux second et troisième siècle. Le hanafisme est d'abord irakien et syrien, pour se développer vers l'Afghanistan, le sous-continent indien, l'Asie centrale. Il sera surtout l'école officielle de l'Empire ottoman. Le malikisme prend son essor à Médine puis en Egypte. Il devient l'école juridique dominante de l'ouest du monde musulman, du Maghreb et de l'Andalousie, ainsi que dans la partie centrale et occidentale de l'Afrique sub-saharienne. Le shâfi'isme se déploie à partir du Caire vers la Basse Egypte et le Hedjaz, puis l'Afrique de l'Est, l'Irak, la Perse avant le chiisme duodécimain, l'Asie du Sud-Est. Le hanbalisme enfin, naît à Bagdad, connaît de riches heures avec Ibn Taymiyya à Damas au VIIIème siècle de l'hégire, et sort de son déclin, relayé à partir de la fin du XVIIIème siècle par le wahhabisme, qui deviendra la doctrine dominante en Arabie saoudite.

Ces écoles expriment des désaccords substantiels sur la portée respective des sources du droit islamique envisagées plus haut, ainsi que sur les modalités du raisonnement juridique. Quelle place accorder à l'interprétation littérale, au raisonnement par analogie ( qiyâs), et à l'opinion personnelle du magistrat ( ra'y) qui doit être saine et respectée? Cette dernière lui permet d'user du raisonnement particulier ( ijtihâd), guidé par sa conception de ce qui est convenable, dans un but d'équité ( istihsân), ou d'intérêt public ( istislâh), conformément aux fins dernières admises par le Coran ( Maqâçid). Ces désaccords se traduisent par des divergences en droit positif, qu'il soit procédural, sur le régime de l'aveu, le nombre de témoins,... ou matériel, par exemple sur des sujets sensibles comme le tutorat matrimonial, ou le bénéfice des fondations pieuses. Ibn Khaldoun oppose les « raisonneurs » d'Irak (hanafites), champions du coup d'œil ( ra'y) et du raisonnement analogique ( qiyâs) -« parce que pauvres en traditions... ils firent grand usage de l'analogie et y devinrent fort habiles »- aux traditionalistes du Hedjaz (malikites). Quant aux maghrébins, ils sont malikites parce qu'ils ne dépassent jamais La Mecque, pierre dans le jardin de ses compatriotes.

La fermeture de l' ijtihâd correspond à l'achèvement du travail doctrinal des écoles juridiques. Les questions essentielles ont été discutées et réglées, donnant lieu à la rédaction de manuels de fiqh. Le taqlîd exprime le principe de soumission des juristes à ces quatre écoles. « Aujourd'hui la jurisprudence n'a plus d'autre sens et quiconque se réclamerait de sa réflexion personnelle ( ijtihâd) resterait abandonné à lui-même ». Mais cette fermeture signifie aussi une volonté de mise en ordre. Le risque de déstabilisation du pouvoir serait fort si, à la manière des premiers jurisconsultes, les cadhis se réclamaient de l' ijtihâd. Ibn Khaldoun exprime également la crainte que « les controverses ne viennent encourager des gens non qualifiés », ce qui remettrait en cause le long processus de professionnalisation du droit.

Mais la fermeture progressive de l' ijtihâd, ou son exercice contrôlé dans le cadre des écoles juridiques, ne signifie pas que ce droit se serait figé, autre lieu commun du droit musulman, largement avalisé par les islamologues. Celui-ci continue de se caractériser par une forte plasticité à travers la pluralité de ses registres (les écoles), sa capacité d'intégration des coutumes locales et son fort trait jurisprudentiel, dans un ordre judiciaire à la centralité relative et fluctuante, ainsi que par son adaptabilité.

Nous proposerons trois mises en perspectives, trois illustrations de la plasticité du droit musulman. Il est d'abord un composé d'instruments juridiques aux configurations variables, un droit souple, si souple même que son identité peut en être brouillée. Le régime juridique des fondations pieuses exprime bien cette première propriété. Il est ensuite un droit éminemment localisable, c'est à dire adaptable au regard de considérations de lieu, tout en restant universel dans ses référents, ce qu'a pu éprouver le législateur colonial dans son abord de l'Afrique du Nord. Il est enfin modernisable, mobilisable dans les projets modernisateurs, tel le nouveau statut personnel adopté récemment par le Maroc.

Un droit souple : l'exemple des fondations pieuses

Les fondations pieuses ( waqf au Moyen-Orient, habous au Maghreb) sont un instrument juridique de droit musulman en apparence simple, mais en réalité extrêmement complexe, aux finalités hétérogènes, donnant lieu à des usages très variables dans le temps et l'espace, et à des remises en cause de leurs fondements religieux pendant la période coloniale, puis au moment des indépendances. C'est encore un instrument juridique sous tension, au cœur des enjeux politiques, économiques, et sociaux.

Le mécanisme juridique consiste en l'immobilisation d'un bien, en le rendant inaliénable par un acte juridique de constitution, de fondation. Cet acte transfère l'usufruit du bien et affecte ses revenus à un ou des bénéficiaires désignés, pour un objet déterminé qui renvoie à une intention pieuse, une bienfaisance dont on attend une rétribution dans l'au-delà. La dimension religieuse s'inscrit également dans le caractère perpétuel des effets de l'acte constituant, quant à l'inaliénabilité qui est définitive, et quant à la volonté exprimée par le constituant sur les usages du bien qui deviennent intangibles. L'acte constituant, acte de droit privé, met en présence trois acteurs juridiques : le fondateur, propriétaire du bien ; les bénéficiaires, qui vont recevoir les revenus du waqf ; le gestionnaire ( nadhir) désigné selon diverses modalités et qui a en charge de gérer le bien et d'en distribuer les revenus conformément à l'acte de fondation, pour réaliser l'œuvre pieuse.

Mais le tableau se complexifie par l'intervention d'acteurs périphériques : les occupants et exploitants du bien, les cadhis, le pouvoir central et local. Or cette intervention va modifier, perturber considérablement l'économie juridique des relations entre les trois acteurs initiaux. Les waqfs, acte privé et religieux, vont se retrouver au centre des luttes politiques. Ils sont l'objet des prédations du pouvoir, ou un instrument de protection contre ces prédations, selon que les cadhis penchent du côté du sultan ou des bénéficiaires. Mais l'intervention du pouvoir peut aussi se faire au nom d'un effort financier nécessaire (coût de la guerre ou des réformes), d'une politique économique et foncière, car l'immobilisation des biens a des effets anti-économiques, en les retirant du marché. Par ailleurs, selon les modes de gestion, les bénéficiaires peuvent être avantagés au détriment des occupants, ou l'inverse. Il en résulte une très grande instabilité de cet instrument juridique, qui contribue à opacifier ses usages.

Cette instabilité est source d'incertitude juridique, vivier inépuisable de contestation judiciaire, et d'une abondante jurisprudence. De plus, les quatre écoles juridiques diffèrent sur des points très importants relatifs au droit des waqfs, ce qui donne lieu à des stratégies judiciaires effrénées des plaideurs, sur des modalités déjà évoquées. L'un des points les plus discutés est le dédoublement de l'institution entre waqfs publics et waqfs privés. Les premiers se caractérisent par un objet public : œuvres pieuses (construction et entretien des mosquées, récitation du Coran) ; œuvres d'utilité publique (hôpitaux, asiles, écoles) ; œuvres charitables (aumône aux pauvres, construction de fontaines publiques, entretien d'édifices municipaux, secours aux pèlerins). Bien loin de ce financement du service public, les waqfs privés, qualifiés « de famille », sont établis au profit de bénéficiaires qui sont des descendants mais aussi des tiers proches du fondateur, ou le fondateur lui-même. Ce dispositif permet de mettre les biens à l'abri de la spoliation (ici la religion protège), et de tourner la loi successorale édictée par le Coran : exhéréder les filles ou les avantager ; permettre aux petits-enfants du fils disparu d'hériter, alors que le droit de représentation n'existe pas en droit musulman.

Les waqfs sont-ils un instrument juridique de droit musulman ? Oui, si l'on en croit Jacques Berque, qui y relève les traits d'indivision du droit foncier musulman et les usages de fin de vie du croyant, ou selon Joseph Schacht, qui pointe ici leur caractère de droit privé et individualiste. Et pourtant à partir du XIXème siècle, pendant la période de la colonisation, puis au début des indépendances, la question va être vivement débattue, comme le montre A. Sekaly pour l'Egypte des années 1920. Le débat qui fut particulièrement virulent, les anglais en gardent un mauvais souvenir au Pakistan ou en Egypte, avait en arrière-fond pour enjeu la possibilité de captation de ces biens par le colonisateur ou l'Etat national dès lors qu'ils n'étaient plus protégés par leur finalité religieuse. N'étant plus musulmans, ils devenaient expropriables. Etait mise en cause la spécificité musulmane des waqfs, le même instrument étant utilisé par les communautés juives et chrétiennes du monde arabe. Par ailleurs, l'institution manque de fondements, seulement mentionnée dans quelques hadiths, et absente du Coran. Enfin, le détournement de l'objet religieux est une accusation qui vise tout particulièrement les waqfs familiaux, et va conduire à leur suppression dans de nombreux Etats après les indépendances, le colonisateur s'y étant essayé sans succès, entraînant des mouvements de révolte au nom de l'identité musulmane. Cet instrument souple du droit musulman suscite aujourd'hui un regain d'intérêt dans le cadre de la nouvelle économie islamique.

Un droit localisable : le droit musulman dans le processus colonial

Nous partirons ici de l'analyse critique de Jacques Berque sur l'œuvre législative française au Maghreb, dans deux de ses aspects : la tentative de codification du droit musulman en Algérie ; la tentative de dualisation des droits au Maroc, par l'opposition entre un droit berbère et un droit musulman.

Ces deux tentatives vont conduire à deux échecs, dont il faut rechercher la cause dans une incompréhension de la nature du droit musulman. Ce droit est adaptable et localisable, ce qui rend vaine son opposition au droit berbère, et lui confère des traits peu propices à la codification.

Les français en Algérie vont mettre en place une stratégie de territorialisation du droit musulman dans le double but de contrôler et de distinguer les populations locales. Le contrôle peut s'exercer de manière efficace en mettant fin au pluralisme juridique en vigueur et à l'absence de centralité de l'appareil judiciaire. Dorénavant un droit unique sera appliqué, les juridictions françaises intervenant par voie d'appel. Ce droit est également opérateur de distinction, un droit propre des indigènes. Il est même au cœur de la définition de l'indigène, celui auquel on applique le droit musulman. Cette particularisation du droit applicable va justifier un traitement juridique différencié et inégal, dont le code de l'indigénat en matière pénale, et le décrochage entre citoyenneté et nationalité officialisé par le senatus-consulte du 14 juillet 1865, sont les manifestations les plus connues.

Mais la démarche de localisation du droit, -construire un droit musulman algérien en le codifiant,- est impropre à cette matière. L'avant-projet de code de droit musulman établi par Marcel Morand en 1916 ne sera jamais promulgué. Il sera cependant appliqué de facto par les tribunaux. En Tunisie, verra le jour un code des obligations et des contrats en 1906, dit « code Santillana », du nom de son auteur. La démarche est conduite par des juristes européens. Elle est complexe, visant à construire un droit homogène par syncrétisme entre écoles juridiques (ici malikite et hanafite), et entre texte écrit et coutume. Elle suscite la perplexité de Jacques Berque qui considère que ce droit est rétif à la codification, parce que droit des juges, souple et pragmatique. En outre la démarche est périlleuse, navigant entre deux écueils : une européanisation substantielle de ce droit à l'occasion de la codification, ce qui serait un pas vers l'assimilation, à l'opposé de l'objectif visé ; une homogénéisation du droit musulman dans un cadre national, consolidant l'altérité, transformant le concept mou d'indigène en une contre-identité nationale.

Pourtant, ce processus de localisation du droit musulman n'est pas nouveau. Il s'inscrit dans la longue durée, mais simplement selon des modalités fort éloignées de celles envisagées par le législateur français. C'est ce qui explique également l'échec d'une autre stratégie coloniale, qui vise à empêcher la mise en route des mécanismes d'identification nationale des peuples colonisés, en les dualisant par le droit. C'est dans cette logique que s'inscrit la politique berbère de la France au Maroc, en dualisant Berbères et Arabes, en enfonçant un coin entre les deux populations. A chacun son droit, et le Dahir berbère de 1930 organise un ordre de juridictions séparées pour les populations berbères. Berque propose une explication de l'échec du Dahir berbère. Selon lui, il n'y a pas d'antagonisme juridique entre droit musulman et coutume berbère. La composition des deux s'explique par les caractéristiques du fiqh, la démarche des juges, et une prédisposition maghrébine à l'incorporation.

Par un usage spécifique des techniques juridiques évoquées plus haut, le juge incorpore les pratiques sociales dominantes ou nécessaires dans un corpus juridique de droit musulman. Des juges savants élaborent des synthèses qui permettent de surmonter les oppositions ville/campagne, droit du conquérant/droit local, fiqh/coutume. Ce droit est manifestation d'une identité maghrébine, de la permanence d'un quant à soi maghrébin, s'exprimant en une capacité à acclimater les apports et injonctions du conquérant (arabe, ottoman, européen). Les maghrébins digèrent la conquête, et ils le font sans le dire, sans donner un statut officiel aux emprunts notamment vis-à-vis de la coutume locale. « Admettre sciemment la coutume ne fut jamais, je le crains, pour les docteurs de Fès, qu'un pis-aller ». Le juge la requalifie en pratiques dont peut se saisir le droit musulman. Ainsi il réussit le tour de force qui consiste à intégrer un instrument juridique essentiel du régime d'exploitation des terres au Maghreb, le khammessat (l'exploitant recevant un cinquième du produit de la récolte), sous le label droit musulman, alors même que ce dernier est hostile à l'aléa dans le contrat. Par ce façonnage local du droit musulman, « sa matière devient toute de terroir ». D'où l'échec du Dahir berbère qui jouait la coutume locale contre le droit musulman. Les Berbères « sont des musulmans passionnés. On les eût fort étonnés de dissocier devant eux leur foi de leur système de vie et de leur civilisation ».

Que vise Berque à travers cette analyse ? Il rend compte ici du caractère flexible et sociologique du droit musulman, de sa faculté d'interaction avec les transformations de la société. Ce droit est donc doté d'une capacité à s'adapter aux exigences de la modernité, loin des représentations fixistes qui ont habituellement cours. Derrière cette posture, c'est toute la stratégie du Protectorat qui est en jeu, d'un Protectorat qui accompagne la modernisation des sociétés locales sur le socle de leurs propres institutions, l'Algérie faisant ici office de contre-modèle.

Un droit modernisable : la moudawana marocaine

On s'appuiera sur les débats relatifs à la réforme de la moudawana -code du statut personnel- marocaine, intervenue en 2004, pour mettre en évidence que le droit musulman peut être mobilisé sur un registre identitaire dans un processus de modernisation législative. Le mécanisme par lequel le débat est sorti de la confrontation laïcs/religieux, laïcs/islamistes pour être internalisé dans le registre du droit musulman est particulièrement intéressant à observer.

Le processus de la réforme va connaître le temps de la confrontation puis celui de l'incorporation. Ses enjeux concernaient principalement : la distribution du pouvoir au sein de la famille (passer du statut de l'homme chef de famille à la co-direction par les époux) ; la capacité matrimoniale de la femme (âge du mariage et tutorat matrimonial) ; la suppression ou le maintien de la polygamie ; la rupture du lien du mariage (répudiation, garde des enfants, contrôle du juge sur le divorce).

La réforme est politiquement très sensibles et plusieurs tentatives échouent, ainsi en 1979 puis en 1992. Le projet est relancé en 1998 par le gouvernement d'alternance dirigé par Abderrhamane Youssoufi. Il suscite immédiatement de très fortes oppositions et la mobilisation des islamistes du Parti de la Justice et du Développement (PJD) et du mouvement Al Adl wal Ihssan, mais aussi au sein de la majorité parlementaire, notamment le parti de l'Istiqlal, et même à l'intérieur du gouvernement où le ministre des Habous et des Affaires religieuses rallie la bannière des opposants à la réforme. La réforme serai contraire aux textes sacrés constitutifs de la shari'a, donc inconstitutionnelle. On y voit « la main de l'étranger », et ses promoteurs sont qualifiés de « courtiers de l'Occident ». Le code est le « dernier bastion » à défendre de « la citadelle » de la shari'a. L'enjeu de sa conservation est la préservation de l'Islam, de la famille, et de l'identité nationale.

Une manifestation populaire de très grande ampleur est organisée le 12 mars 2000 à Casablanca, rassemblant les adversaires de la réforme. Le gouvernement abandonne la réforme et sollicite l'arbitrage royal. Hassan II avait rappelé en 1992 que la moudawana était son affaire et qu'en cette matière il fallait se référer à lui. Le nouveau Roi, Mohamed VI met en place une commission de réflexion sur la moudawana, et donne dans un discours du 10 octobre 2003 ses directives pour la réforme. Il évoque un « Islam tolérant qui honore l'homme et prône la justice, l'égalité et la cohabitation harmonieuse », ainsi que la nécessité de recourir à l' ijtihad « qui fait de l'Islam une religion adaptée à tous les lieux et à toutes les époques ». Il indique cependant qu'il existe des limites à l'interprétation, sans en toutefois préciser la nature. La réforme, établie conformément aux orientations royales est adoptée à l'unanimité par le Parlement, saluée par tous les opposants, dont les islamistes, alors même que son contenu ne diffère guère du projet initial. On peut voir dans ce spectaculaire ralliement l'efficacité du mécanisme de l'arbitrage royal, mais également une capacité d'incorporation dans le registre du droit musulman d'un débat sur la réforme touchant un point essentiel, le statut de la famille.

Les associations féminines maghrébines favorables à la réforme, ne s'y sont pas trompées, en intégrant le registre de l'argumentation religieuse dans leur combat pour l'égalité des femmes. Ce choix, tactique ou stratégique, s'est fait non sans résistance, en raison de l'orientation laïciste de certaines de ces organisations, notamment en Algérie et en Tunisie. Cette nouvelle orientation est bien reflétée par le « Guide pour l'égalité de la femme au Maghreb », publié par un collectif d'organisations féminines, qui développe sur chaque disposition de la réforme, un argumentaire en quatre points dont le premier est celui de la doctrine, du fiqh, donc placé en tête. Puis sont avancés des arguments sociologiques, de droit national et international.

La question de la tutelle matrimoniale offre une bonne illustration de cette internalisation du débat par le droit musulman. Les associations s'appuient sur le rite hanafite, qui prévoit que pour la femme majeure la tutelle est simplement optionnelle -la femme peut être son propre tuteur- pour justifier la réforme, et démontrer que le droit musulman ne s'oppose donc pas à la réforme. Certes, le rite malikite qui fait de la tutelle matrimoniale une obligation de portée générale, est dominant au Maghreb. Mais l'invoquer ici, comme le font les islamistes, c'est confondre fiqh et shari'a, disent les féministes juristes. La shari'a n'interdit pas la réforme. Pour le coup, la polémique avec les islamistes et les partis conservateurs va se transporter sur le terrain de la compétence juridique et religieuse, les protagonistes s'accusant mutuellement d'incompétence. Mais, on le voit, la référence à l'Islam est dans les deux camps, ce qui signifie une perte de monopole des islamistes sur ce point. Et comme les mouvements féministes ne manquent ni de compétences ni de ressort, les islamistes peuvent se faire du souci, d'autant qu'ils sont eux-mêmes divisés entre courant conservateur et courant réformateur. Et le débat risque de rebondir au-delà de la réforme, dans la mesure où sa mise en œuvre est largement entre les mains des juges.

Au terme de cette mise en perspective du droit musulman à travers les pratiques juridiques qu'il recouvre, marquées par une grande diversité dans l'espace et dans le temps, il est très difficile, sinon impossible de s'en tenir à la vision monolithique de la shari'a induite par son fondement religieux. On serait donc bien en mal de répondre ex abrupto à la question relative à l'obligation du port du voile par la femme musulmane.

Indications bibliographiques sur les auteurs cités :

BERQUE (Jacques), « Essai sur la méthode juridique maghrébine », in Jacques Berque. Opera minora, tome I, Editions Bouchène, Paris, 2001, pp. 273-358.

BOTIVEAU (Bernard), Loi islamique et droit dans les sociétés arabes, Karthala, Paris, 1993, 373 p.

BOTIVEAU (Bernard), « Le droit et la justice comme métaphores et mise en forme du politique », in PICARD (Elizabeth), La politique dans le monde arabe, Armand Colin, Paris, 2006, pp. 101-125.

IBN KHALDOUN, Discours sur l'histoire universelle (al-muqaddima), trad. Vincent Monteil, Beyrouth, 1968, tome III, pp. 931-945.

SCHACHT (Joseph), Introduction au droit musulman, Maisonneuve et Larose, Paris, 1999, 252 p.

SEKALY (A.), Le problème des waqfs en Egypte, Paul Geuthner, Paris, 1929, n.p.

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