Foucault et Castel

Né en 1933, agrégé de philosophie et docteur d'Etat ès lettres et sciences humaines, aujourd'hui Directeur d'Etudes à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales à Paris, Robert Castel fonda, avec Pierre Bourdieu et Michel Foucault, à Vincennes, considéré après 1968 comme une université expérimentale, le département de sociologie et de philosophie. Il reste comme le rappelle Jean-Louis Fabiani celui qui à le mieux réussit à mettre les théories foucaldiennes et en particulier sa théorie matérialiste du pouvoir à l’épreuve de la sociologie.

Les premiers ouvrages de Robert Castel, comme Le Psychanalysme (1) renvoie directement aux premiers écrits de Foucault sur la folie. Dans une rencontre en 1974, ce dernier, note que le livre de Castel reprend « cette idée que, en dernière analyse, la psychanalyse cherche seulement à déplacer, à modifier, enfin à reprendre les relations de pouvoir qui sont celles de la psychiatrie traditionnelle. J’avais exprimé cela maladroitement, à la fin de l’Histoire de la folie. Mais Castel traite le sujet très sérieusement, avec une documentation, notamment sur la pratique psychiatrique, psychanalytique, psychothérapeutique, dans une analyse en termes de relation de pouvoir (2). »

L’ordre psychiatrique (3) qui propose une lecture impérialiste de la psychiatrie, associé dés sa naissance à un projet global de  société, intéresse aussi Foucault au point d’en faire une critique très positive dans le Nouvel Observateur, sous le titre « L’asile illimité » (4). Il faut rappeler que Michel Foucault, deux ans auparavant, avez dédié son cours au collège de France à ce qu’il nomme « Le pouvoir psychiatrique » (5). Dans ce cours, Michel Foucault revient sur ce qu’il appelle l’histoire (le terme de généalogie serait sans doute plus adéquat) de la proto-psychiatrie, période relativement courte qui débute en 1838 avec en particulier en France la loi sur l’organisation des hôpitaux psychiatriques et qui se termine avec l’épisode des hystériques de la Salpêtrièrie, dans la décennie 1860-1870. Michel Foucault confirme ce qu’il avait développé dans l’Histoire de la folie à l’âge classique (6), à savoir l’institution asilaire ne relève aucunement du seul système médical et thérapeutique mais se fonde spécifiquement sur des principes disciplinaires globaux, à l’échelle de la société. Si la discipline joue d’abord dans un lieu clos, comme l’asile, elle fini très rapidement par se disséminer dans toute la société. Cet « effet psy » est une médicalisation de l’existence. L’obsession de la norme, et par extension de la normalité qui préside à nos sociétés contemporaines, trouve son point d’origine dans cette période historique de la proto-psychiatrie (1830-1870). Il rappelle d’ailleurs que « tout ce qui est anormal par rapport à la discipline scolaire, militaire, familiale, etc., toutes ces déviations, toutes ces anomalies, la psychiatrie va pouvoir les revendiquer pour elle (7). »

Notes

(1) Robert Castel, Le psychanalysme, Paris, Maspéro, coll. Textes à l’appui : psychiatries, 1973.

(2) Michel Foucault, « La vérité et les formes juridiques », in Dits et écrits, tome II, 1974, p. 641.

(3) Robert Castel, L’ordre psychiatrique : L’âge d’or de l’aliénisme, Minuit, 1976.

(4) Michel Foucault, «  L’asile illimité », in Dits et écrits, tome III, 1977, p. 271-273.

(5) Michel Foucault, Le pouvoir psychiatrique, Cours au collège de France. 1973-1974, Hautes études, Gallimard, 2003, 393 p.

(6) Michel Foucault, Folie et déraison, histoire de la folie à l’âge classique, Plon (coll. Civilisations d’hier et d’aujourd’hui), Paris, 1961.

(7) Le pouvoir psychiatrique, p. 219.

Goffman - Foucault

Foucault n’a jamais prétendu faire pour son Histoire de la folie une quelconque sociologie de l’institution asilaire. Il rappelle dans de nombreux entretiens la teneur de son projet et en particulier sa volonté de se détacher des analyses d’Erving Goffman (1) : 

« On a dit que j’essayais de faire la même chose qu’Erving Goffman dans son ouvrage sur les asiles, la même chose, mais en moins bien. Je ne suis pas un chercheur en sciences sociales. Je ne cherche pas à faire la même chose que Goffman. Lui s’intéresse surtout au fonctionnement d’un certain type d’institution : l’institution totale, l’asile, l’école, la prison. Pour ma part, j’essaie de montrer et d’analyser le rapport qui existe entre un ensemble de techniques de pouvoir et des formes : des formes politiques comme l’Etat et des formes sociales. Le problème auquel s’attache Goffman est celui de l’institution elle-même. Le mien est la rationalisation de la gestion de l’individu. Mon travail n’a pas pour but une histoire des institutions ou des idées, mais l’histoire de la rationalité telle qu’elle opère dans les institutions et dans la conduite des gens (2). » 

Cette posture qui prend ses distances par rapport à un travail de sociologue explique pourquoi Michel Foucault a surdéterminé dans son analyse les gestes de ségrégation ente folie et raison en oblitérant le poids de l’expérience clinique de la folie. D’ailleurs comme le note Jaqueline Russ, « Le langage de la psychiatrie ne retiendra pas l’attention de Foucault. Il s’agit pour lui de saisir les conditions d’apparition de ce langage » (3). C’est la raison pour laquelle Robert Castel s’est sentit plus proche des analyses de Goffman. Dans sa longue présentation de la traduction française d’Asiles, ce dernier souligne cette posture si particulière de Goffman et la façon dont il à construit son objet de recherche : « essentiellement [fait] de la description prosaïque de l’existence à l’hôpital telle que la vivent les malades : comment ils mangent, dorment et travaillent, intriguent pour humaniser leur environnement en se procurant des menus privilèges, comment se font et se défont les amitiés et les haines, se constituent les coteries et les clans dans la promiscuité des salles de séjour ou des équipes de travail, quels rapports, de la complicité précaire à l’antagonisme larvé, unissent et opposent les malades au personnel de l’hôpital (4). » 

Néanmoins, si un point de rencontre existe entre les analyses de Goffman et celles de Foucault il faudrait chercher du côté de leur vision d’une société moderne qui se caractérise par ses lieux d’enfermements ainsi que par ses modes d’exclusion. Notre société serait finalement de plus en plus discipliné et la prison ne serait qu’un prolongement de ce qui existe dans des lieux plus communs – « un monde administré » à la manière d’Adorno.

Notes

(1) Il est intéressant de constater que L’Histoire de la folie à l’âge classique et Asiles dans sa version américaine date de 1961.

(2) Michel Foucault, « Foucault Examines Reason in Service of State Power », entretien avec M. Dillon, Campus Report, 12^e année, n° 6, 1979, p. 5-6, traduit dans Dits et écrits, tome II, Gallimard, coll. Quarto, Paris, 2001 (1994) p. 802.

(3) Jaqueline Russ, Histoire de la folie: Foucault, Paris, Hatier, Profil d'une oeuvre p. 12.

(4) Robert Castel, présentation à Asiles, études sur la condition sociale des malades mentaux d’Erving Goffman, Les éditions de minuit, Paris, 1979, p.10

Rapport à Foucault, ouverture sur la généalogie

Cette position de Michel Foucault mêlant retour historique et prise en compte de l’actuel est considérée par Robert Castel comme la manière privilégié de faire de la sociologie. Il rappelle dans un article que : «  la sociologie a en principe à faire au présent, elle tente de comprendre des configurations problématiques actuelles. Mais si le présent n’est pas seulement le contemporain, il faut faire une histoire du présent, c’est-à-dire réactiver la charge de passé présente dans le présent. Donc faire quelque chose comme une généalogie du présent, ou une problématisation historique des questions actuelles (1). »

Robert Castel souligne ici deux idées fortes de Michel Foucault, celle d’une histoire généalogique, héritière de la philosophie Nietzschéenne, c’est-à-dire d’une histoire qui oppose au savoir historique dit « scientifique », des savoirs locaux privés de toute reconnaissance scientifique. Alors que la deuxième idée est liée à la notion de « problématisation ». Judith Revel dans son étude sur le vocabulaire de Foucault rappelle à juste titre que « par  « problématisation », il  n’entend pas la re-présentation d’un objet préexistant, ni la création par le discours d’un objet qui n’existe pas, mais «  l’ensemble des pratiques discursives ou non-discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet pour la pensée ». L’histoire de la pensée s’intéresse donc à des objets, à des règles d’action ou à des modes de rapport à soi dans la mesure où elle les problématise : elle s’interroge sur leur forme historiquement singulière et sur la manière dont ils ont représenté à une époque donnée un certain type de réponse à un certain type de problème (2). »

Notes

(1) Robert Castel, « Présent et généalogie du présent, une approche non évolutionniste du changement », in Au risque de Foucault, Paris, 1997.

(2) Judith Revel, Le vocabulaire de Michel Foucault, ellipses, coll. le vocabulaire de, paris, 2002.

Faire de l'histoire, faire de la sociologie 

A de nombreuses occasions, Michel Foucault dit vouloir faire une « histoire du présent ». En 1977 par exemple il rappelle face à Bernard Henry Lévy ce qui définit désormais la philosophie : « Il me semble que depuis le XIXe siècle, la philosophie n’a pas cessé de se rapprocher de la question : « Qu’est ce qui se passe actuellement, et que sommes-nous, nous qui ne sommes peut-être rien d’autre et rien de plus que ce qui se passe actuellement ? » la question de la philosophie, c’est la question de ce présent qui est nous-mêmes (1). »

Le présent est entendu pour lui comme le résultat d’une série de transformations qu’il faut reconstruire pour comprendre l’actualité. Cette position requiert un double niveau d’analyse et donc de discours. Le premier niveau déploie un raisonnement historique à partir de « l’archive » (ensemble des discours effectivement prononcés à une époque donnée qui ont fait et continuent sous certaines formes à faire événement. Il faut rappeler que, pour Foucault, nous sommes fabriqués par des événements précédents et que cette sédimentation s’est réellement et matériellement inscrite dans le corps des individus : « nous ne sommes rien d’autre que ce qui a été dit, il y a des siècles, des mois, des semaines »). Ce premier régime de discours, fait d’archives et de documents, se complète par ce que Foucault nomme « un diagnostic de l’actuel », c’est-à-dire une prise en compte de ce qui est en train d’advenir. Mais il ajoute que cette fonction du diagnostic : « ne consiste pas à caractériser simplement ce que nous sommes, mais, en suivant les lignes de fragilités d’aujourd’hui, à parvenir à saisir par où ce qui est et comment ce qui est pourrait ne plus être ce qui est (2). »

Dans le cas de Surveiller et punir, par exemple, l’on ne peut réellement saisir les crises de l’institution prison que si l’on porte un diagnostic sur la prison, cependant pour faire un tel diagnostic, il faut passer par une histoire « généalogique » de cette institution. Histoire particulière qui met en lumière des « ruptures d’évidences. »

Robert Castel rappelle que cette méthode et pour lui plus opératoire que celle des observations dites participantes. Cependant il refuse de se couper encore aujourd’hui d’une sociologie Durkheimienne qui s’intéresse surtout aux choses en train de se faire.

Notes

(1) Michel Foucault,  « Non au sexe roi », in Dits et écrits, tome III, 1977, p. 266.

(2) Michel Foucault, « structuralisme et post-structuralisme », in Dits et écrits, Tome IV, 1983, p. 448.

La question de l'événement

Contrairement à la position classique de l’historien qui isole l’événement comme étant la marque d’une irruption spectaculaire. N’importe quel changement pouvant être appelé événement, si on le prend à sa date et à sa place. L’événement se confond avec le fait historique parce qu’il est immédiatement considéré par les acteurs sociaux comme historique est donc digne d’être raconté, de produire une mémoire. Parler d’un événement pour l’historien, c’est aussi parler d’une irruption brutale et imprévisible qui a des effets souvent collectifs. Michel Foucault récuse d’une certaine manière cette façon de faire une histoire purement descriptive. Lors d’un débat qui l’oppose aux historiens il rappelle essayer «  de travailler dans le sens d’une « événementialisation ». Si l’événement a été pendant un temps une catégorie peu prisée des historiens, je me demande si, comprise d’une certaine façon, l’événementialisation n’est pas une procédure d’analyse utile. […] Il s’agit de faire surgir une « singularité ». Montrer que ce n’était pas si « nécessaire que ça » ; ce n’était pas si évident que les fous soient reconnus comme des malades mentaux ; ce n’était pas si évident que la seule chose à faire avec un délinquant, c’était de l’enfermer […] ruptures des évidences, ces évidences sur lesquelles s’appuient notre savoir, nos consentements, nos pratiques (1). »

Philippe Artières fait référence à un article de Roger Chartier intitulé  « Foucault et les historiens, les historiens et foucault. » Dans cet article Roger Chartier revient sur les périodisations que Foucault met en place et repère que si la Révolution Française est présente de l’Histoire de la folie à Surveiller et punir, « dans aucun [de ses livres], elle n’est considérée comme le temps d’une rupture totale et globale, réorganisant l’ensemble des savoirs, des discours et des pratiques (2) » sans doute parce que pour Foucault : « l’idée d’une seule et même coupure partageant d’un coup, et en un moment, toutes les formations discursives, les interrompant d’un seul mouvement et les reconstituant suivant les mêmes règles – cette idée ne saurait être retenue (3). »

C’est cependant, et comme l’a remarqué Judith Revel, à partir de sa définition de l’événement  comme « […] rapport de force qui s’inverse, […] pouvoir confisqué, […] vocabulaire repris et retourné contre ses utilisateurs, […] domination qui s’affaiblit, se détend » (4) que Foucault revendique pleinement son statut d’historien. 

Notes

(1) Michel Foucault, « table ronde du 20 mai 1978 », in Perrot, L’impossible prison. Recherches sur le système pénitentiaire au XIXe siècle, Seuil, Paris, 1980 (in Dits et écrits, tome IV, p. 23.)

(2) Roger Chartier, « Foucault et les historiens, les historiens et foucault. Archéologie des discours et généalogie des pratiques : à propos de la révolution. », Au risque de Foucault, Paris, éditions du centre Pompidou, 1997

(3) Op. Cit., p. 230

(4) Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », Dits et écrits, tome II, 1971, numéro 84, pp.136-157.

Foucault et les pratiques
La fortune sociologique de Michel Foucault, s’il doit en avoir une, est en rapport avec sa définition du terme de « contrôle ». Comme le note Judith Revel, cette notion « désigne dans un premier temps une série de mécanisme de surveillance qui apparaissent entre le XVIIIe siècle et le XIX e siècle et qui ont pour fonction non pas de même tant de punir la déviance que de la corriger et surtout de la prévenir (1). »
Il a su substituer à une notion de « contrôle », déjà connue des sociologues, mais beaucoup trop théorique, une définition qui se base sur les pratiques. De même, sa définition du pouvoir repose sur l’analyse de ses effets. Cette nouvelle définition est en rupture avec les entreprises antérieures de conceptualisation, en particulier avec celle de la tradition marxiste dans laquelle s’inscrivent les travaux de Louis Althusser (2).
Le pouvoir pour Foucault se définit d’abord négativement. Il « n’est pas un ensemble d’institutions qui garantissent la sujétion des citoyens », il « n’est pas non plus un mode d’assujettissement qui aurait la forme de la règle », ni « un système général de domination exercé par un élément ou un groupe sur un autre », ni « quelque chose qui s’acquiert, s’arrache ou se partage » puisqu’il n’y a pas « d’opposition binaire et globale entre les dominateurs et les dominés (3). » Cette définition explique pourquoi il refuse de traiter du pouvoir comme d’une simple instance de répression, de soumission et de contrainte, affirmant au contraire que le pouvoir est d’abord « une technique des techniques (4) » et qu’il faut développer la réflexion à partir des pratiques, en élaborant une grille d’analyse qui permettrait d’en comprendre le fonctionnement.
Si le pouvoir avant de s’expliquer s’exerce – toute la finesse de Foucault est d’avoir su déplacer son étude du pouvoir jusqu’alors entendu comme répression d’un groupe ou d’un individu sur un autre – vers la question de son fonctionnement à travers notre corps, mais aussi, à travers le corps social tout entier. Il faudrait, dans cette optique, « ne pas prendre le pouvoir comme un phénomène de domination, massif et homogène – domination d’un individu sur les autres, d’un groupe sur les autres […], bien avoir à l’esprit que le pouvoir, sauf à le considérer de très haut et de très loin, n’est pas quelque chose qui se partage entre ceux qui l’ont et qui le détiennent exclusivement, et puis ceux qui ne l’ont pas et qui le subissent (5). »
Notes
(1) Judith Revel, « Contrôle », in Le vocabulaire de Michel Foucault, ellipses, 2003.
(2) Louis Althusser, dans son article intitulé «Idéologie et appareils d’Etat », in Positions (1964-1975), Paris, Editions sociales, 1976, parle explicitement d’un État répressif : « Toute la lutte des classes politique tourne autour de l’État. Entendons : autour de la détention, c’est-à-dire de la prise et de la conservation de pouvoir d’État, par une certaine classe, ou par une alliance de classes ou de fractions de classes. ». In Positions, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 80.
(3) Michel Foucault, La volonté de savoir (Histoire de la sexualité I), Gallimard, 1976.
(4) Remo Bodei, « Foucault, pouvoir, politique et maîtrise de soi », in Critique, n° 471-472, 1986.
(5) Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France, année 1975-1976, cours du 7 janvier 1976, Gallimard, Paris 1999, p. 25.

Le GIP et Surveiller et punir

Le GIP (Groupe d’information sur les prisons) voit le jour dans un contexte social et international fortement marqué encore par les événements de mai 68, mais aussi comme le rappelle Philippe Artières par la dissolution, en mai 1970, de la Gauche prolétarienne, organisation « maoïste » soutenue par Jean-Paul Sartre. C’est cette dissolution qui envoya de nombreux militants gauchistes dans les prisons où ils découvrirent les gestions « arbitraires » des prisons dont ils témoignèrent. La genèse du GIP est aussi à mettre en rapport avec les nouvelles politiques pénitentiaires du nouveau ministre de l’intérieur, Raymond Marcellin, ainsi que de René Pleven, alors ministre de la justice. Dans la préface à son ouvrage sur le GIP, Philippe Artières souligne que cette période a connu « l’obsession de l’ordre et la hantise du désordre, la volonté de marquage du territoire de la ville par un quadrillage policier incessant, la multiplication des surveillances et des contrôles par peur du complot (1). »

C’est à la suite d’une grève de la faim des militants de la gauche prolétarienne, le 8 février 1971, lors d’une conférence de presse, que Michel Foucault, Pierre Vidal-Naquet et Jean-Marie Domenach annoncent la constitution du GIP. Michel Foucault se chargea de lire un texte, que l’on considère comme le manifeste du groupe : 

« Nul de nous n’est sûr d’échapper à la prison.

Aujourd’hui moins que jamais. Sur notre vie de tous les jours, le quadrillage policier se resserre : dans la rue et sur les routes ; autour des étrangers et des jeunes ; le délit d’opinion est réapparu ; les mesures anti-drogues multiplient l’arbitraire. Nous sommes sous le signe de la « garde à vue ». On nous dit que la justice est débordée. Nous le voyons bien. Mais si c’était la police qui l’avait débordée ? On nous dit que les prisons sont surpeuplées. Mais si c’était la population qui était suremprisonnée ?

Peu d’informations se publient sur les prisons : c’est une des régions cachées de notre système social, une des cases noires de notre vie. Nous avons le droit de savoir, nous voulons savoir. C’est pourquoi, avec des magistrats, des avocats des journalistes, des médecins, des psychologues, nous avons formé un Groupe d’information sur les prisons (2). »

Jusqu’à sa dissolution, le GIP dénonça les conditions de détentions dans les prisons françaises. Surveiller et punir s’intègre, comme  certains cours au collège de France – plus particulièrement ceux de 1971-1972 et de 1972-1973 intitulé : « théorie et institutions pénales » et « la société punitive » - dans cette démarche de dénonciation. Comme le souligne par exemple Michelle Perrot, « l’observation de la prison contemporaine, dans son intemporalité relative, lui a permis de mieux comprendre celle du passé ». Dans Surveiller et punir, Michel Foucault signale même les révoltes que connurent les prisons françaises : « Que les punitions en général et que la prison relèvent d’une technologie politique du corps, c’est peut-être moins l’histoire qui me l’a enseigné que le présent. Au cours de ces dernières années, des révoltes de prison se sont produites un peu partout dans le monde. Leurs objectifs, leurs mots d’ordre, leur déroulement avaient à coup sûr quelque chose de paradoxal. C’étaient des révoltes contre toute une misère physique qui date de plus d’un siècle : contre le froid, contre l’étouffement et l’entassement, contre des murs vétustes, contre la faim, contre les coups. Mais c’étaient aussi des révoltes contre les prisons modèles, contre les tranquillisants, conte l’isolement, contre le service médical ou éducatif (3). »

Notes

(1) Philippe Artières, Le GIP, archives d’une lutte 1970-1972, éditions de l’Imec, Paris, 2003, p.16

(2) La suite de cette déclaration est reprise dans Dits et écrits, tome II, texte n° 86, ou dans Le groupe d’information  sur les prisons, archives d’une lutte, p. 43-44. 

(3) Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 39.

Les enquêtes du GIP

Le GIP a essayé de concevoir une forme particulière de contestation politique de l’univers carcéral, en particulier en dénonçant les conditions de vie des prisonniers. Finalement, le but premier de ce groupe a été de rendre publics les traitements infligés aux prisonniers. Pour cela, la pratique du questionnaire  (élaboré et distribué entre autres par d’anciens détenus) a permis aux détenus de prendre directement la parole. L’essentiel pour Michel Foucault et pour l’ensemble du groupe était de rendre la parole aux détenus et non, comme c’était le cas auparavant, de la donner à des experts parlant de la prison :

« Le GIP ne se propose pas de parler pour les détenus des différentes prisons. Il se propose au contraire de leur donner la possibilité de parler eux-mêmes, et de dire ce qui se passe dans les prisons. Le but du GIP n’est pas réformiste, nous ne rêvons pas d’une prison idéale : nous souhaitons que les prisonniers puissent dire ce qui est intolérable dans le système de la répression pénale. Nous devons répandre le plus vite possible et le plus largement possible ces révélations faites par les prisonniers eux-mêmes. »

Un millier de questionnaires ont donc été distribués en mai 1971 aussi bien aux détenus et à leur famille qu’aux avocats, qui pour les gens du GIP avaient une expérience privilégiée de ces problèmes (plusieurs questions spécifiques leur ont été posées : « avez-vous beaucoup d’étrangers parmi vos client ? », « Avez-vous constaté des attitudes différentes du juge d’instruction selon : l’origine sociale, la nationalité, l’âge, le sexe, l’appartenance politique de vos clients ? », pour finir par cette question lourde de sens : « à votre avis, qui va en prison (1) ? ») Les résultats de cette enquête  qu’ils ont eux même baptisée « enquête-intolérance » seront restitués sous forme d’une brochure dénommée  Enquête dans vingt prisons : « Ce n’est pas une enquête sociologique, une enquête curiosité, c’est une enquête-intolérance (2). »

Le questionnaire général se découpe en 11 sous partie (visites, lettres, vos droits, cellule, promenade, nourriture, cantine, loisir, travail, soins médicaux et discipline). Questionnaire qui alterne à la fois des questions personnelles et des questions sur l’institution prison et son fonctionnement, par exemple pour la partie nourriture ; cinq questions sont posées :

« Combien de fois par semaine mangez-vous de la viande ? Des fruits ? Quantités ? Qualité des aliments que vous recevez ? Avez-vous des maladies dues à l’alimentation (perte de cheveux, caries dentaires, maux d’estomac, troubles intestinaux ?) »

Idem pour la partie sur les loisirs :

« Quelles sont les possibilités de vous occuper en dehors du travail ? Pouvez vous pratiquer un sport régulièrement ? Pouvez vous entendre une radio ? Avez-vous des séances de cinéma ? Quels journaux avez-vous le droit de lire ? Avez-vous un instituteur ou un éducateur ? Vous ont-ils apporté une aide ?) (3) »

Notes

(1) Philippe Artières, Le GIP, Archives d’une lutte 1970-1972, p. 74-77.

(2) Op. Cit., p. 53-55 et 80-82.

(3) Op. Cit., p. 55-62.

Héritage du GIP

L’expérience du GIP a été de récolter mais aussi de faire passer de l’information sur les conditions de vie dans les prisons. Cette information a aussi été considérée comme une véritable arme contre la politique de l’époque. En 1975 par exemple, lors d’un entretien Michel Foucault rappelle qu’elle était la stratégie du groupe et surtout que les résultats obtenus par le groupe étaient devenus l’enjeu d’une véritable bataille contre le pouvoir en place : « En réponse au mouvement qui s’est organisé ces dernières années contre le système pénitentiaire, Mr Giscard d’Estaing a créé un secrétariat à la condition pénitentiaire. Il serait sot de notre part d’y voir une victoire de ce mouvement, mais il serait tout aussi sot d’y voir la preuve que ce mouvement été récupérable. La contre manœuvre du pouvoir permet seulement de mesurer l’importance du combat qui l’a provoqué. A nous maintenant de trouver une nouvelle réplique (1). »

Cependant de nombreuses questions se sont posées quand aux résultats effectifs du groupe. Encore en 1984, Foucault faisait un bilan mitigé de son action :

« Les questions [posées par le GIP] sont restées posées, mais le relais qu’on pouvait attendre de certains mouvements n’a pas fonctionné. Ça ne s’est pas passé, ce qui ne veut pas dire que ça ne peut pas se passer. (…) Le GIP a été, je crois, une entreprise de « problématisation », un effort pour rendre problématiques et douteuses des évidences, des pratiques, des règles, des institutions et des habitudes qui s’étaient sédimentées depuis des décennies et des décennies. Et cela à propos de la prison elle-même, mais, à travers-elle, à propos de la justice pénale, de la loi et, plus généralement encore, à propos de la punition (2). »

Cette politisation de la question de la prison s’est soudainement répercutée quelques mois après cet entretien, et suite à la mort de Michel Foucault, dans d’autres domaines comme celui de la médecine, du droit des malades, ainsi que sur la question de la prise de parole des malades du SIDA.  En octobre 1984  soit 5 mois après la mort de Michel Foucault, sous l’impulsion de Daniel Defert, de Frédéric Edelmann et de Jean-Florian Metteval, naît l’association AIDES :  « Après la mort de Michel, je suis parti avec l’idée de faire un mouvement. Et pour de multiples raisons. D’abord des raisons très personnelles, liées à notre histoire commune. Avec Michel, nous avions un passé militant, on avait créé, entre autres, un mouvement sur les prisons. Un mouvement autour d’un silence, le silence sur la prison, autour d’un tabou social et moral. Les premiers tracts à l’origine du GIP étaient sur le silence et sur la prise de parole des détenus. En quelque sorte, un mouvement que j’appelle socioéthique autant que politique (3) » qui a pour particularité de mêler à la fois des actions militantes en développant par exemple certains projets pilotes ou en soutenant la prévention de la maladie, tout en assurant la défense des personnes touchées par le virus. Les volontaires de l’association ont pour mission de mener des actions de proximité fondées, en particulier, sur l’accueil, l’entraide, mais aussi le soutien. Daniel Defert dans un entretien récent souligne : « qu’en France aujourd’hui, on ne peut plus faire d’essais thérapeutiques sans en avoir discuté avec un groupe de malades (…) une logique de soin dans le traitement du sida s’est instaurée : contrôle de la douleur, acceptabilité des médicaments…Presque tous les malades aujourd’hui connaissent les critères biologiques de l’efficacité d’un traitement. C’est un souci de soi foucaldien très violent, qui passe aussi par l’attention portée à la vie relationnelle et à la sexualité du patient (4). »

Notes

(1) Michel Foucault, « Sur la sellette », in Dits et écrits, tome II, 1975, p. 721.

(2) Michel Foucault, « interview de Michel Foucault », in Dits et écrits, tome IV, p. 688-689.

(3) Entretien avec Daniel Defert, « les derniers jours », Libération, samedi 19 et dimanche 20 juin 2004, cahier spécial Foucault intitulé «  le feu Foucault ».

(4) « Foucault, agent actif », in Les Inrockuptibles, n° 445, Juin 2004, p. 32.

Foucault et Bourdieu : la question de l'intériorisation ? 

1975 marque un changement important dans la pensée de Foucault puisque, si  l’Histoire de la folie pose la question de savoir comment et pourquoi la folie à un moment donné a été problématisée à travers une certaine pratique, celle du « grand renfermement », mais aussi au travers d’un certain appareillage de connaissance comme l’asile a pu l’être, Surveiller et punir, en analysant les changements opérés dans les rapports vécus entre la délinquance et le châtiment, propose aussi une réflexion sur la contrainte des disciplines en termes d’incorporation et d’autocontrôle. 

Parallèlement, Pierre Bourdieu réactualise une ancienne notion philosophique, celle d’ « habitus », héritée de Saint Thomas qui, lui-même, reprenait l’« hexis » d’Aristote. Défini par Bourdieu comme une structure, structurée et structurante (1), l’habitus est un système acquis et inculqué par le contexte social – système qui plus est producteur de pratiques et d’actions concrètes. Pierre Bourdieu et Michel Foucault, malgré leurs importantes différences méthodologiques, ont conçu l’individu avant tout comme un être social, « L'ordre social est du côté des corps [dit Bourdieu dans un entretien]. Par exemple, la domination masculine n'est pas liquidée avec la conscience de la domination. Il y a une contribution des viscères à la domination. Il faut transformer les corps, mais ça prend du temps, ça suppose des rééducations du corps (2). » 

Pour Foucault, la figure architecturale du panoptique, qu’il place au centre de son analyse de Surveiller et punir, a comme premier avantage d’être applicable à n’importe quelle structure sociale, mais, surtout, son fonctionnement devrait rendre inutile la violence physique directe : désormais seul « un regard qui surveille et que chacun, en le sentant peser sur lui, finira par intérioriser au point de s’observer lui-même » (3) suffit. Malgré tout, le fait que la violence ne soit plus indispensable ne signifie pas qu’elle n’existe plus. La sanction normalisatrice qui récupère les conduites, comme les manières d’être ou encore les attitudes incorrectes du corps, et de la sexualité, continue à agir directement sur le corps, même si ce dernier est de plus en plus sensible à la douleur. Ce qui est désormais important, ce n’est plus de donner des exemples terrifiants de justice, mais d’étendre le contrôle à chaque individu, au point que ce soit cette contrainte qui soit responsable de la création d’un habitus modelant les traits de la personnalité, même si Foucault n’utilise jamais le terme de Bourdieu (4), jamais du moins dans le sens que peut lui donner Bourdieu. 

A ce titre, Foucault apparaît entretenir un dialogue plus fécond avec Norbert Elias qui énonce dès 1939 dans La civilisation des mœurs que la civilisation naît « par l’intériorisation des contraintes et l’autocontrôle des pulsions ». Même si Norbert Elias n’est pas un penseur de la domination, tous deux arrivent à cette conclusion que les comportements internes ont une origine externe dans le corps et dans l’espace. Le comportement de l’individu lui est inculqué dès sa plus tendre enfance au point de devenir un automatisme. La surveillance du panoptique, si l’on reprend cet exemple, reste une surveillance des corps, des gestes et des performances. L’atténuation des contraintes corporelles – encore faut-il se demander si cette atténuation est bien réelle – n’a servi qu’à faciliter l’insertion du nouveau dispositif disciplinaire dans l’ensemble du corps social. 

Notes

(1) « Structure structurante, qui organise les pratiques et la perception des pratiques, l’habitus est aussi structure structurée : le principe de division en classes logiques qui organise la perception du monde social est lui-même le produit de l’incorporation de la division en classes sociales. » Pierre Bourdieu, La Distinction, Minuit, 1979, p.191.

(2) Entretien avec Roger Chartier, in « Les lundis de l'histoire », France Culture, mai 1997 (à la publication des Méditations pascaliennes). Rediffusé sur France Culture le 3 août 2002.

(3) Michel Foucault., «L’œil du pouvoir », in Dits et écrits, tome III, p 198.

(4) Il parle par exemple dans un entretien d’incorporation du pouvoir, «  en ce sens qu’il du arriver jusqu’au corps des individus, à leurs gestes, à leurs attitudes, à leurs comportements de tous les jours », in Dits et écrits, tome III, p. 153.

Corps et sociologie 

Didier Fassin et Dominique Mémmi rappellent dans leur dernier livre la place laissée au corps dans les sciences humaines et, en particulier, dans la sociologie estimant qu’il s’agit d’une véritable absence, « d’un impensé de la théorie sociologique » (1). Seul Norbert Elias qui énonce dès 1939 dans La civilisation des mœurs que la civilisation naît « par l’intériorisation des contraintes et l’autocontrôle des pulsions » ; Pierre Bourdieu et sa théorie de l’habitus qui concerne un corps qui a intériorisé les contraintes liées aux normes sociales ; et enfin Michel Foucault pour avoir mis directement en rapport le pouvoir et les corps des individus  puisque son  « problème [rappelle t il dans un entretien] est de savoir, si du fait que le pouvoir laisse des marques dans le corps et le psychisme, ceux-ci doivent servir de fil directeur et de modèle à l’analyse (2). », ont su développer, après Marcel Mauss, des interrogations socio-anthropologiques sur le corps et en particulier sur ses relations avec le pouvoir. 

Michel Foucault rappela, au début des années soixante-dix, quel rôle il entendait donner au corps et, en particulier, à la question de savoir s’il pouvait servir de fil directeur ou de modèle d’analyse à une histoire du pouvoir. Le pouvoir politique, rappelle-t-il, « avant même d’agir sur l’idéologie, sur la conscience des personnes, s’exerce de façon beaucoup plus physique sur leur corps. La manière dont on leur impose des gestes, des attitudes, des usages, des répartitions dans l’espace (3). » 

Dans son travail de recherche, ce terme « corps » fait résistance à toute tentative d’identification, à toute tentative pour le capturer ou le contenir. Il est précisément ce qui change, grandit, dégénère, meurt, ce qui n’est jamais stable, jamais complètement prévisible. Défendant l’idée qu’en dehors des relations entre pouvoir et savoir, il ne peut y avoir de matérialité indépendante, le corps, comme l’indique la généalogie nietzschéenne, est pour lui une page blanche, un véhicule qui attend l’empreinte de l’histoire (4). On peut cependant repérer tout au long de son itinéraire intellectuel, qu’il s’attache à définir le pouvoir ou plutôt les relations de pouvoir à partir de quatre corps. 

1/ Un « corps-machine » que l’on découvre dans Surveiller et punir, mais qui irrigue cependant sous d’autres formes les premiers écrits du philosophe. Ici, le pouvoir royal qui applique des procédures sur les corps des sujets du roi, au nom même du roi, se transforme au XVIIIe siècle pour assujettir les corps par une discipline qui opère principalement par « inculcation » - et qui fait du corps humain un véritable objet de manipulation. Cette discipline exerce une coercition ténue au niveau des mouvements et des attitudes. Il s’agit principalement de répartir les individus dans l'espace; d’assigner les masses mouvantes dans des endroits cernés ; de contrôler l'activité par des emplois du temps rationnels ; et enfin de rendre le travail obligatoire par une pédagogie du mouvement. 

2/ Le second corps est un « corps-espèce », sujet principal d’un pouvoir qui décide désormais de gérer non plus seulement l’individu mais la masse de la population. Le pouvoir se transforme et devient bio-pouvoir dans le sens où désormais l’on « fait entrer la vie et ses mécanismes dans le domaine des calculs explicites [faisant] du pouvoir savoir un agent de transformation de la vie humaine (5). »Cette politique s’attache surtout aux phénomènes massifs de population comme la gestion des naissances mais aussi de la vieillesse et des accidents. Dés lors, tout un domaine d’intervention nécessaire va apparaître puisque, si l’Etat manipule et suscite, il est aussi pour Foucault capable de savoir laisser faire et de gérer plutôt que réglementer. Ces deux ensembles de mécanismes, l’un disciplinaire et agissant directement sur le corps par le biais des disciplines, l’autre régularisateur, agissant plus sur l’administration des populations, s’articulent l’un sur l’autre comme le montre son analyse du sexe et de la sexualité puisque, si le sexe, est ce qui doit être avoué, ce qui se juge (Foucault prend pour exemple l’épisode de la croisade anti-masturbation de la fin du siècle dernier), c’est aussi ce qui s’administre par des savoirs comme la psychologie, la médecine, la démographie. Le corps devient un objet de préoccupation sociale et gouvernementale. 

3/ Le troisième corps que Michel Foucault développe, en particulier dans son cours au Collège de France intitulé Les anormaux, reste en relation avec ses préoccupations concernant une histoire de la sexualité.  La critique de l’institution pénitentiaire menée dans Surveiller et punir, se double dans ce cours d’une analyse particulière de l’institution chrétienne qui a développé, en conséquence de la Contre-réforme, tout un savoir sur la chair, posant d’emblée l’homme dans sa condition peccamineuse. Michel Foucault rappelle alors dans son analyse, « que l’on assiste là à un recentrement général du péché de la chair autour du corps. (…) On assiste là à l’épinglage de la chair sur le corps. (…) Maintenant, le péché de la chair habite à l’intérieur du corps lui-même. C’est en interrogeant le corps (…) que l’on va pouvoir traquer le péché de la chair (6). » Son optique reste toujours la même : traquer l’ensemble des réalités sociales, des pratiques de pouvoir qui ont constitué les corps. 

4/ Enfin, le dernier corps, que l’on trouve dans les derniers écrits du philosophe, est une analyse du « corps existentiel », ou plutôt «corps de maîtrise de soi ». Il ne s’agit plus pour lui de montrer comment peut s’imposer une discipline. Désormais ce qui l’intéresse en particulier dans ses deux derniers tomes de son histoire de la sexualité, intitulés l’Usage des plaisirs et le Souci de soi, ainsi que dans ses derniers cours au Collège de France, c’est de voir que le pouvoir n’est plus simplement ce qui permet de faire faire quelque chose aux autres, mais qu’il est avant tout ce qu’il permet de faire sur soi par l’intermédiaire de techniques. Après une contrainte disciplinaire, Michel Foucault s’intéresse désormais à ce qui serait plus de l’ordre d’une autocontrainte soumettant les individus individuellement et de manière autonome à certains principes.

Notes

(1) Didier Fassin, Dominique Memmi, Le gouvernement des corps, Paris, EHESS, 2004, p. 12.

(2) Michel Foucault, « Michel Foucault, l’illégalisme et l’art de punir », in Dits et écrits, tome III, page 87.

(3) Michel Foucault, « Prisons et asiles dans le mécanisme du pouvoir », in Dits et écrits, tome II, page 521.

(4) Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », dans Dits et écrits, tome II, 1971, pp.136-157.

(5) Michel Foucault, La volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976.

(6) Michel Foucault, Les Anormaux, cours au Collège de France, année 1974-1975, Paris, Gallimard, p. 175.

Sociologie critique

Contrairement à Lacan, ou encore à Althusser, Michel Foucault développe une interrogation spécifique sur la notion de sujet et d’individu, puisque pour lui « le sujet se constitue à travers des pratiques d’assujettissement ». Son travail ne vise pas une sociologie, ni même une histoire des institutions comme l’asile, l’hôpital ou la prison mais « la rationalisation de la gestion de l’individu. […] l’histoire de la rationalité telle qu’elle opère dans les institutions et dans la conduite des gens […] (1). » Un tel projet repose sur l’idée que le pouvoir « fabrique », « produit » l’individu. Il est une entière création du pouvoir, une création de la discipline et de ses procédés microphysiques : « De la même façon que l’on forme un soldat, la discipline fabrique des individus, des corps dociles, soumis et exercés : «  d’une pâte informe, d’un corps inapte, on a fait une machine dont on a besoin ; on a redressé peu à peu les postures, lentement une contrainte calculée parcourt chaque partie du corps, s’en rend maître, plie l’ensemble, le rend perpétuellement disponible, et se prolonge en silence, dans l’automatisme des habitudes (2). »

C’est bien un des effets premier du pouvoir que certains corps, certains gestes, constituent et identifient l’individu. Dans Surveiller et punir, Michel Foucault, en évoquant les techniques de pouvoir médiévales parle d’individualisation totale : « Dans un régime disciplinaire, l’individualisation en revanche est « descendante » ; à mesure que le pouvoir devient de plus en plus anonyme et fonctionnel, ceux sur qui il s’exerce tendent à être plus fortement individualisés ». Les individus ne sont rien d’autre, dit-il encore dans son cours au Collège de France intitulé Le pouvoir psychiatrique que des corps assujettis. Ce nouveau contrôle des individus se fonde sur une véritable microphysique du pouvoir puisqu’il « s’agit de travailler dans le détail, d’exercer sur [l’individu] une coercition ténue, d’assurer des prises au niveau même de la mécanique », plus généralement encore, d’utiliser le corps de manière exhaustive.

Cependant, s’arrêter à cette première idée de Foucault, ce serait oublier la suite de son parcours philosophique, puisque, si jusque dans les années 70, Foucault conçoit le sujet comme se constituant à partir de pratiques disciplinaires, il a au début des années 80, préféré soutenir l’idée que le sujet se constitue aussi à partir « de pratiques plus autonomes, à travers des pratiques de libération, de liberté. »

De l’Histoire de la folie à Surveiller et punir, Foucault s’intéresserait plus spécifiquement à l’assujettissement alors que de La volonté de savoir au Souci de soi il développerait non plus l’idée que les relations d’assujettissement fabriquent les sujets mais chercherait à savoir « comment le sujet [a] établi à différents moments et dans des contextes institutionnels comme un objet de connaissance possible, souhaitable ou même indispensable. Comment au travers de techniques de soi, librement consenties par le sujet, celui-ci se gouverne (3). »

Paradoxalement les sociologues ont préféré retenir la première partie de l’itinéraire foucaldien, alors que l’anthropologie américaine et anglo-saxonne a développé de nombreuses réflexions sur la question de la subjectivation – sur la façon dont nous nous constituons comme sujets, sujets qui sont, certes, soumis à des effets de pouvoir, mais sujets libres de produire leur histoire.

Notes

(1) Michel Foucault, « Foucault étudie la raison d’état », in Dits et écrits, tome III, page 803.

(2) Michel Foucault, Surveiller et punir, p. 159.

(3) Michel Foucault, « Usages des plaisirs et techniques de soi », Dits et écrits, tome IV, p. 555-558.