Documentaire
Notice
Lieu de réalisation
Lorient, Bretagne
Langue :
Français
Crédits
Corinne Fortier (Réalisation), Corinne Fortier (Intervention)
Conditions d'utilisation
Corinne Fortier
Citer cette ressource :
Corinne Fortier. EHESS. (2023, 21 février). Camarades en mer, intrus à terre. Bernard Kermabon, de Lomener à Marseille , in Portraits de mer . [Vidéo]. Canal-U. https://www.canal-u.tv/138127. (Consultée le 2 juin 2024)

Camarades en mer, intrus à terre. Bernard Kermabon, de Lomener à Marseille

Réalisation : 21 février 2023 - Mise en ligne : 7 mars 2023
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Descriptif

Je rencontre en 2020 à l’association Les hommes et la mer de Lorient Bernard Kermabon, ce breton qui a pris l’accent de Marseille où il a vécu depuis qu’il a embarqué en 1956 pour la compagnie des Messageries Maritimes qui se rendait à Madagascar, au Japon, en Égypte, en Chine, ou encore en Australie. Son père et sa mère sont originaires de deux ports caseyeurs proches de Lorient, respectivement Kerroch et Lomener. L’hiver, comme ces bateaux ne naviguaient pas du fait du mauvais temps, les enfants dès cinq ans avaient tout le temps d’apprendre à godiller et à mateloter : défaire les filets pour récupérer la ficelle afin de fabriquer de nouveaux filets ou encore confectionner des casiers en bois. Les femmes jouaient un rôle actif dans la vente de la pêche à Lomener ; il se souvient qu’elles prenaient le bus pour se rendre aux halles de Lorient, et que l’eau de mer qui débordait des paniers de crustacés entraînait la corrosion rapide du bus. Il reconnaît l’importance du statut de « conjointes collaboratrices » obtenu en 2005 par les femmes de marins mais regrette que celui-ci ne concerne que des femmes de patrons et non de matelots.

Son grand-père maternel qui pratiquait la pêche aux crustacés (homards, araignées, crabes, langoustes) échoua en 1934 avec son bateau à voile, Le coq du village, sur la barre d’Étel, connue pour être particulièrement dangereuse pour la navigation. Son livret de famille indique que son grand-père maternel a été signalé comme « perdu en mer » avant qu’on ne retrouve son corps deux jours après et qu’il puisse dès lors être enterré[1]. Son père, lui-même caseyeur, légua ses casiers à son fils aîné qui, devenu à son tour patron, acheta un bateau baptisé le Stereden, soit l’étoile en breton, sur lequel son père, par un renversement de situation, navigua en tant que matelot.

Selon le vœu de son père, alors que son grand frère, de cinq ans son aîné, continua la pêche côtière artisanale pratiquée par son père à Lomener, Bernard Karmabon, après avoir fini l’école de pêche à 16 ans, embarquera à 17 ans pour la Compagnie des Messageries Maritimes. De mousse, il est très vite passé novice, ayant dès lors l’autorisation de se rendre à la passerelle pour tenir la barre. Il a particulièrement apprécié dans sa carrière de voyager et de « voir du pays ». Il a ainsi embarqué avec des personnes de différentes cultures et religions ; les Comoriens accomplissaient leur prière musulmane dans la cabine qu’il partageait avec eux, tandis que les Marseillais s’endormaient avec une médaille de la « Bonne Mère » (Notre- Dame de la Garde) suspendue au-dessus de leur couchette.

Bernard Kermabon partait généralement quatre mois en mer. Pour préserver sa famille d’une trop longue absence, il avait refusé d’embarquer pour les îles Kerguelen où la traversée durait six mois. Les contacts épistolaires avec son épouse — elle-même issue d’une famille de pêcheurs de la région de Lorient —, étaient très rares ; il lui écrivait de très courtes lettres où il la rassurait par ces quelques mots : « Tout va bien ! ». Dès qu’il apprît la naissance de sa première fille par télégramme et par Senlis radio, le barman présent sur le bateau sabra le champagne pour fêter cet événement. En son absence, son épouse put compter sur l’aide de sa sœur et de son mari qui, lui-même marin, se trouvait à ce moment à terre. À la naissance de sa deuxième fille, débarqué deux jours après l’accouchement, il put cette fois se rendre à la clinique pour aller chercher son épouse et son enfant, tandis que sa belle-sœur accouchait quasiment en même temps. Il resta ensuite trois mois à terre pour « pouponner », mais son père qui appartenait à une génération où l’on ne s’arrêtait jamais de travailler lui rétorqua : « Tu ne vas pas rester trois mois à rien faire ! ».

Son épouse parlait de leur père à leurs filles quand il était en mer, et des photos de leur mariage trônaient dans le salon, mais lorsqu’il revenait à terre après six mois de mer, elles ne le reconnaissaient pas. De plus, comme elles avaient l’habitude de vivre de façon exclusive avec leur mère, elles considéraient leur père comme un « intrus » qui venait leur prendre leur mère[2]. Une semaine en général était nécessaire pour retisser un lien avec ses filles et retrouver sa place auprès d’elles. Dès qu’elles ont grandi, leur mère leur indiquait sur une carte les lieux où naviguait leur père, et il n’est sans doute pas anodin que l’aînée devenue adulte soit partie visiter les différents pays où son père avait fait escale : Japon, Égypte, Chine… Quand leur père revenait de mer, il ne manquait pas de leur rapporter des cadeaux de ces contrées lointaines, par exemple un petit koala en peluche d’Australie, des poupées en kimono du Japon, et à sa femme des nappes et des draps de Hong Kong.

Son dernier enfant vit le jour quand il arrêta la navigation pour travailler à terre. Il eut alors l’occasion de se rendre compte que les relations à terre étaient très différentes de celles tissées en mer, celles-ci étant souvent empreintes d’une forte camaraderie ­­— qu’on retrouve de nos jours dans la plaisance —, et ce quelle que soit l’origine des marins, bretons, corses, marseillais ou comoriens… Bernard Kermabon, malheureusement décédé aujourd’hui, ne pourra pas voir ce film qui lui est consacré, mais celui-ci constituera un témoignage pour ses enfants, ses petits-enfants et au-delà pour tous ceux qui s’intéressent à la vie sociale maritime.

 

[1] Cf. Corinne Fortier, 2019 « À corps perdus. Migrants, marins et bateaux naufragés : entre conscientisation et esthétisation », in Les migrants, ces nouveaux héros. Quête de l’ailleurs, quête de soi, et créations filmiques, Corinne Fortier (éd.), Science and Video. Des écritures multimédia en sciences humaines 9, en ligne, https://scienceandvideo.mmsh.fr/9-4/

 

[2] Voir Corinne Fortier, 2022 « Absence des hommes et empowerment des femmes de marins (Finistère, Vendée) », in Emmanuelle Charpentier et Benoît Grenier (éds.), Le temps suspendu. Une histoire des femmes mariées par-delà le silence et l’absence, Bordeaux, Primalun@ : 311-326, https://una-editions.fr/absence-des-hommes-et-empowerment-des-femmes/, ISBN pdf : 978-2-85892-638-1, ISBN html : 978-2-85892-637-4, ISSN : 2741-1818.

 

Intervention

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