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L’approche par la situation

Société inclusive : une question d'actualité - Dossier 08/10 Comment la primauté à l’interaction entre l’environnement et la personne participe à la refondation de l’action publique et des pratiques professionnelles qui construisent la société inclusive ?
Dossier

Objectif pédagogique

Huitième des dix dossiers qui constituent la ressource globale "Société inclusive : regards sociologiques" proposée par Raúl Morales La Mura et Marion Scheider-Yilmaz, sociologues.

Ce dossier souhaite montrer pourquoi et comment le dernier déplacement social auquel nous assistons œuvre à la faveur d’une action publique répondant à la pluralité des situations de vie des personnes.

Modus ponens

C’est en constatant qu’il pleut que je peux affirmer, avec certitude, qu’il y a des nuages et non le contraire. Si ce syllogisme nous paraît très naturel, il est à vrai dire tout le contraire, comme le démontrent les études sur les mécanismes cognitifs et interlocutoires.

Parmi ces études, les travaux d’Alain Trognon et de Martine Batt de l’Université de Lorraine nous apprennent que, pour faire face aux questionnements de la vie quotidienne, nous serions plutôt enclins à utiliser un raisonnement inductif ayant pour conséquence une moindre efficience des réponses apportées.

Ainsi, l’induction serait peut-être la clé de compréhension d’une action publique justifiée, depuis tant d’années, par une approche centrée sur le public plus que sur l’écologie. Les facteurs individuels sont alors élevés au rang d’éléments objectifs permettant une taxinomie des publics au gré des choix politiques. Genres, âges, déficiences, ressources… l’action publique s’est alors attardée sur les problématiques particulières d’une population par elle segmentée en l’institutionnalisant par, pour et à travers les dispositifs qu’elle déployait.

C’est autour d’un raisonnement déductif que la société civile militera, à compter de la dernière décennie du vingtième siècle, pour un nouvel ancrage argumentatif de l’action publique : la primauté écologique. Pour cette proposition, chaque personne est un être en contexte ; un être en lien intrinsèque avec son environnement historique, sociologique, économique, culturel, géographique ; un être au cœur de l’ensemble des relations concrètes qui l’attachent à son action sur le monde, de même qu’aux circonstances et aux territoires de vie ; en somme, toute personne est un être en situation. Aussi, pour gagner en efficience et maximiser l’action des personnes sur le monde, l’action publique est désormais appelée à s’attarder sur les situations de celles-ci, plus que sur leurs seuls facteurs individuels. C’est bien la pluie qui nous indique qu’il y a des nuages et non le contraire.

De la déficience à la situation, l’exemple du handicap

  • 1980 Organisation Mondiale de la Santé — CIH (Classification Internationale du Handicap)

Est handicapé un sujet dont l’intégrité physique ou mentale est passagèrement ou définitivement diminuée, soit congénitalement, soit sous l’effet de l’âge, d’une maladie ou d’un accident, en sorte que son autonomie, son aptitude à fréquenter l’école où à occuper un emploi s’en trouvent compromis.

Le handicap se caractérise comme le résultat de la relation complexe entre le problème de santé et les facteurs personnels d’une personne, et des facteurs externes qui représentent les circonstances dans lesquelles vit cette personne.

S’agit-il d’une simple évolution conceptuelle à vingt ans d’écart ?

Deux conceptions polarisées ont participé aux définitions du handicap, l’une centrée sur les facteurs individuels et l’autre sur les facteurs environnementaux. C’est le modèle médical d’un côté et le modèle social de l’autre.

Pour le premier, le handicap est le produit d’une déficience, d’une défaillance ou d’une anomalie nécessitant un traitement, une réparation, une guérison ou pour le moins une adaptation. Le handicap est donc, pour ce modèle, une question de santé.

Pour le second, le handicap est le produit d’une situation, d’une société en tant qu’environnement culturel et existentiel inadaptée à l’ensemble des personnes qui la composent (Fougeyrollas, 1994). Pour résoudre le handicap, nous devons compter sur la capacité structurelle de la société à s’enrichir de ses différences, c’est avant tout une question de volonté politique (voir le site du RIPPH).

Nous le voyons, plus qu’une simple évolution conceptuelle, le grand écart entre ces deux définitions présentées par l’OMS témoigne d’un déplacement social qui compose une nouvelle objectivation de la perception sociale du handicap. Pour comprendre l’ampleur du fait, attardons-nous quelque peu sur la notion de déplacement.

C’est l’image du levier d’Archimède qui sera utilisée par le sociologue Bruno Latour pour définir cette notion. Le déplacement est alors entendu avant tout comme un outil efficient « permettant avec un moindre effort de bouleverser le tout sans changer les parties » (LATOUR, 1984). Un outil qui modifie la commande sociale et par sa médiation les interactions, les représentations, les objectifs de l’action publique ou individuelle et le système de valeurs qui leur donne un sens. Le déplacement est un outil de réponse sociale à la cristallisation, radicalisation et polarisation des tensions structurelles de la société, un outil qui prend appui sur les objectivations des parties pour composer une nouvelle qui ne tarde pas à réinterpréter les intérêts particuliers. En proposant un nouvel équilibre, le déplacement redimensionne la nature de nouvelles tensions sociales. Ainsi, si les conflits sociaux sont des agents catalyseurs du changement social, le déplacement est à la fois leur conclusion et leur argument (Morales La Mura, 2012).

La Classification Internationale du Fonctionnement du handicap et de la santé désormais proposée par l’OMS intègre la situation, le contexte dans lequel se produisent les facteurs individuels pour comprendre les limitations de ces derniers. C’est en ce sens que l’écart entre les définitions du handicap données en 1980 et en 2001 nous rend compte du déplacement social opéré et de la maturation nécessaire pour l’émergence d’une société inclusive.

Pouvons-nous imaginer un dispositif d’action publique intéressé aux situations plus qu’aux catégories de publics ?

La réponse est oui !

En France, par exemple, depuis la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances […] des personnes handicapées, la Prestation de Compensation du Handicap (PCH) est, par définition, un dispositif d’action publique concentré sur la situation des personnes, plus que sur leurs seules caractéristiques individuelles.

Pour définir de cette prestation, la loi précédemment mentionnée prend « notamment en compte la nature et l’importance des besoins de compensation [d’une personne handicapée] au regard de son projet de vie. » (Art. 12 de la Loi n° 2005-102 du 11/02/2005)

De même, par une analyse sémiotique du document de demande d’ouverture de droits à la PCH, nous remarquerons le fort intéressement pour le contexte, l’environnement qui, au regard du projet de vie ou personnalisé, rend désormais tangibles les besoins de compensation.

À travers ce dispositif, le législateur manifestait sa volonté de voir l’action publique équilibrer les chances pour que la participation à la vie en société des personnes ne souffre pas de « limitation […] en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs [de leurs] fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant. » (Art. 2 de la Loi n° 2005-102 du 11/02/2005)

De ce fait, l’action publique ne considère pas ici les facteurs individuels comme étant intrinsèques à la personne, pouvant y compris la définir, mais comme des éléments variables dépendant du contexte par lequel et dans lequel ils se produisent.

Il en est autrement, en France, pour le dispositif d’action publique s’intéressant à la perte d’autonomie des personnes âgées.

En effet, l’Allocation Personnalisée d’Autonomie (APA), créée par la loi du 20 juillet 2001 pour la prise en charge de la perte d’autonomie des personnes âgées et réformée par la loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement (ASV), s’attache exclusivement à déterminer le degré de détérioration des facteurs individuels rendant la personne plus au moins autonome pour réaliser les actes de la vie quotidienne (se laver, s’habiller, se déplacer, gérer, etc.).

Cette inégalité de traitement est aujourd’hui questionnée par la société civile à travers les représentants des personnes âgées et des personnes handicapées dans les instances consultatives et de gestions de l’action publique en France. Notamment, depuis les années 2005, autour du débat national concernant le 5e risque : la perte d’autonomie (Piveteau, 2005 ; Vaselle, 2008 ; Vachey, 2020).

Par des mécanismes de solidarité et/ou de répartition, la politique de sécurité sociale, en France, prend en charge les dépenses occasionnées par des événements de la vie (ou risques) qui portent atteinte à la sécurité économique des personnes. L’action publique concernant les cinq risques distingués sera menée par les six branches de la Sécurité sociale :

  • Maladie
  • Famille
  • Accidents du travail et maladies professionnelles
  • Retraite
  • Autonomie
  • Cotisations et recouvrement.

Au sein de la branche Autonomie, créée par la loi n° 2020-992 du 7 août 2020, certains représentants des usagers proposeront la création d’une PCH universelle. Si cette proposition venait à voir le jour, elle consoliderait de son fait la refondation de l’action publique sur une approche écologique, le déplacement social à l’œuvre depuis vingt ans et les fondations opérationnelles d’une société inclusive.

Bibliographie/Webographie

Babou, I. (2011). Le déplacement : Une dimension d’analyse et une modalité pour comprendre les relations entre nature, science et société. Questions de communication, 19, 215234. https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.2695

Bajoit Guy. (2003). Le changement social : Approche sociologique des sociétés occidentales contemporaines/Guy Bajoit. A. Colin.

Camberlein, P. (2015). Politiques et dispositifs du handicap en France. Dunod. https://doi.org/10.3917/dunod.cambe.2015.01

Fougeyrollas, P. (1994). Le processus de production culturelle du handicap : Contextes sociohistoriques développement des connaissances dans le champ des différences corporelles et fonctionnelles. Fougeyrollas.

Ghiglione, R. (1995). Opérateurs argumentatifs et stratégies langagières. Hermes, La Revue, 15, 227244.

Latour, B. (1984). Les Microbes : Guerre et paix. Editions Métailié.

Morales La Mura, R. (2012). La Révolution copernicienne du médicosocial. In Les dispositifs modestes du souci. Expérimentation, réflexivité et modélisation dans l’intervention sociale. Presses Universitaires de Lorraine. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01399647

Piveteau, D. (2005). Le « cinquième risque » de protection sociale, continuité ou rupture ? Les Tribunes de la sante, 7, 6772.

Réseau international sur le Processus de production du handicap. s. d. « Le handicap selon le MDH-PPH ». RIPPH(https://ripph.qc.ca/modele-mdh-pph/handicap-selon-mdh-pph/).

Trognon, A. (2003). La logique interlocutoire. Un programme pour l’étude empirique des jeux de dialogue. Questions de communication, 4(2), 411425.

Trognon, A., Batt, M., & Marchetti, É. (2011). Le dialogisme de la rationalité dans l’ordre de l’interaction. Bulletin de psychologie, 515(5), 439455.

Vachey, Laurent, Allot, Florence, & Scotté, Nicolas. (2020). La branche autonomie : Périmètre, gouvernance et financement. Vie publique.fr. https://www.vie-publique.fr/rapport/276269-la-branche-autonomie-perimetre-gouvernance-financement-rapport-vachey

Vasselle, A. (2008). Construire le cinquième risque : Le rapport d’étape (rapport)https://www.senat.fr/rap/r07-447-1/r07-447-1.html

LOI n° 2001-647 du 20 juillet 2001 relative à la prise en charge de la perte d’autonomie des personnes âgées et à l’allocation personnalisée d’autonomie.

LOI n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.

LOI n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement.

LOI n° 2020-992 du 7 août 2020 relative à la dette sociale et à l’autonomie.

« Allocation Personnalisée d’Autonomie (APA) » (https://www.moselle.fr/jcms/pl_9352/fr/allocation-personnalisee-d-autonomie-apa).

« Demande ou renouvellement de prestations auprès de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH) (Formulaire 15692*01) ». (https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/R19993).

« La prestation de compensation du handicap (PCH) ». Mon Parcours Handicap (https://www.monparcourshandicap.gouv.fr/aides/la-prestation-de-compensation-du-handicap-pch).

Crédits

  • Réalisation audiovisuelle et enregistrements : Jonathan Eckly-Marcoux et Adrien Levillain.
  • Post-production vidéo : Jonathan Eckly-Marcoux.
  • Chef de projet multimédia et post-production web : Claude Rochette.
  • Direction de production : Fabienne Granero-Gérard.

Les vidéos ont été réalisées à l'occasion du 6e colloque international du REIACTIS "Société inclusive & avancée en âge" qui s'est tenu à Metz en février 2020. Elles ont été sous-titrées grâce au soutien de l’APF France handicap.

Une ressource pédagogique réalisée avec les moyens techniques de la Sous-Direction des Usages du Numérique de l'Université de Lorraine.

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