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L’approche par le parcours

Société inclusive : une question d'actualité - Dossier 07/10 Comment la reformulation de la production sociale, de l’activité, va-t-elle déployer une approche par le parcours au sein de l’action publique, participant ainsi à la refondation de cette dernière, comme à celles des pratiques professionnelles, et facilitant la construction d’une société inclusive ?
Dossier

Objectif pédagogique

Septième des dix dossiers qui constituent la ressource globale "Société inclusive : regards sociologiques" proposée par Raúl Morales La Mura et Marion Scheider-Yilmaz, sociologues.

Ce dossier souhaite montrer pourquoi et comment le dernier déplacement social auquel nous assistons œuvre à la faveur d’une approche par le parcours de l’action publique.

Filière versus Parcours

Si la société inclusive se construit à la faveur d’une approche par le parcours de l’action publique, cette dernière a depuis longtemps été conçue plutôt au travers d’une approche par filière. Tentons ici de comprendre les enjeux et les bouleversements à l’œuvre en commençant par définir le concept de filière puis celui de parcours.

Du latin filum ou « fil », nous trouverons dans n’importe quel dictionnaire que parler de filière c’est parler d’abord d’un instrument de calibrage ; ensuite, d’un organe disponible chez certains insectes leur permettant de sécréter un fil ; puis, arrive en troisième position, le sens qui nous retiendrons pour notre raisonnement, (a) d’une suite ordonnée et progressive d’éléments conduisant à un objectif déterminé ; en dernière position, nous verrons que c’est aussi parler d’un titre contenant une offre de livraison endossable à plusieurs acheteurs successifs ou d’une chaîne d’intermédiaires qui se livrent à un trafic (en paraphrasant la 9e éd. du Dictionnaire de l’Académie française).

Retenons aussi pour notre raisonnement une autre définition, celle proposée cette fois par l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE). Pour cette direction générale du ministère de l’Économie et des Finances de l’État français, parler de filière c’est parler (b) de l’ensemble d’activités complémentaires qui concourent d’amont en aval à la réalisation d’un produit fini […].

Voie ou étapes pour (a), secteur ou domaine pour (b), une brève analyse pragmatique des définitions que nous retenons laisse entrevoir qu’à travers elles il est question de l’objet plus que de l’utilisation que nous en faisons, de l’objet voie ou étapes, de l’objet secteur ou domaine, de la matérialisation d’une rationalité instituée qui conduirait, qui guiderait l’action dans l’accomplissement logique d’une intention.

La filière est alors, pour le moins, un tout formé de phénomènes solidaires, tel que chacun dépend des autres et ne peut être ce qu’il est que dans et par sa relation avec eux. C’est avec ces termes précisément qu’André Lalande définit, dès le début du XXe siècle, ce qui est une structure. Mais, les deux acceptions retenues dépassent celle de structure proposée par cet auteur. Comme nous l’avons suggéré, les définitions (a) et (b) présentent une intentionnalité intrinsèque qui détermine la logique d’interdépendance des phénomènes qui composent la filière.

Ainsi, si nous voulons rendre compte de l’ensemble des éléments que cette brève analyse pragmatique nous propose, il nous faudra rapprocher le concept de filière à la notion de structure sociale. Les travaux de Robert K. Merton présentent, dès 1949, la notion de structure sociale comme le résultat de deux éléments incorporés ; avec d’une part, les objectifs légitimes soumis par la société à l’ensemble de ses composantes, c’est-à-dire les buts, les intentions et les intérêts définis par la civilisation ; et d’autre part, la définition et le contrôle des moyens légitimes pour atteindre ces objectifs. La filière, comme structure sociale, va alors orienter, conditionner, voire déterminer les choix et la conduite des personnes.

Poursuivons notre réflexion en nous intéressant cette fois au concept de parcours qui est moins polysémique. Celui-ci est le résultat de la réunion de deux mots latins per, qui signifie, suivant les cas, « à travers », « sur toute l’étendue », « le long de » ou encore « pendant » ; puis cursus, qui à son tour peut être interprété soit comme « action de courir » ou comme « déroulement ». Nous trouverons que parler de parcours, paraphrasant encore la 9e éd. du Dictionnaire de l’Académie française, (a) c’est parler de l’action d’aller et venir dans un espace donné, c’est aussi parler du chemin concrètement parcouru, de l’itinéraire effectivement emprunté, du trajet accompli pour se rendre d’un point à un autre. De plus, avec moins d’intérêt pour notre réflexion, le parcours a aussi une signification désuète en droit.

Pour conserver une certaine symétrique d’analyse, mobilisons aussi la définition donnée par la Caisse Nationale de l’Autonomie et de la Solidarité en France. Dès 2012, pour cet établissement public parler de parcours (b) c’est parler du cheminement individuel de chaque personne dans les différentes dimensions de la vie.

Trajectoire pour (a) ou cheminement pour (b), ce qui apparaît sans difficulté ici, c’est que l’objectivation du parcours ne peut en résulter que dans l’action, dans son accomplissement. Le parcours repose sur le vécu de la personne dans son environnement, sur les choix et non-choix qu’elle opère. Ces derniers se construisent à partir de sa lecture du rapport entre la relation objective et la disponibilité subjective des facteurs individuels et environnementaux.

Ainsi, le parcours est une construction individuée qui participe, en s’agrégeant aux autres parcours, à la genèse sociale des schèmes de perception, de pensées et d’actions, de même qu’à celle des structures sociales. Mais, il ne faut pas négliger le fait que, lors de la production même du parcours individuel, il y a une part déterminée par des structures objectives, indépendantes de la conscience et de la volonté des personnes, capables d’orienter, de contraindre les pratiques ou les représentations de ces dernières. En expliquant son engagement épistémologique, Pierre Bourdieu appellera cela, en 1987, le constructivisme structuraliste ou le structuralisme constructiviste.

Le parcours est en puissance là où la filière est en acte, nous dirait Aristote. Les deux approches participent à la cristallisation des visions incompatibles du monde social en général et de l’action publique en particulier. Quand l’approche par filière voit la personne comme destinataire de l’action publique, l’approche par le parcours la conçoit comme l’une de ses parties prenantes. De même, quand la première recherche l’efficacité sociale en segmentant l’action, la seconde attache plus d’importance à l’efficience sociale en favorisant la transversalité de celle-ci. C’est fondamentalement par la simultanéité de ces deux déplacements dans la conception de l’action publique que l’approche par le parcours apporte sa part à la production d’une société inclusive.

SERAFIN-PH

En juillet 2013, l’Inspecteur Général des Finances et l’Inspectrice Générale des Affaires Sociales, respectivement Laurent Vachey et Agnès Jeannet, signaient avec ces mots les conclusions de leur proposition d’une réforme de fond des principes et modalités de tarification des établissements et services pour personnes handicapées : « […] quel que soit le financeur, la ressource publique sera fortement contrainte dans les années à venir, et un système plus rationnel et transparent de financement constitue le garant indispensable de l’équité et de l’efficience des quelques 16 milliards d’euros que la collectivité consacre à cette politique de solidarité. L’alternative est un rationnement aveugle, par des tarifs plafonds et la convergence, qui aurait des effets négatifs sur la qualité de service, et générerait un fort risque de sélection des publics. […] »

L. Vachey et A. Jeannet envisageaient ainsi l’ouverture de trois types de chantiers :

  • Thématiques : visant la création d’outils pour mesurer les besoins, pour décrire les prestations, pour consolider la dépense, pour unifier la tarification, pour construire des modèles d’allocation de ressources, pour conduire des études nationales de coûts et pour mener des simulations d’impact de la réforme.
  • Transversaux : visant à penser un système d’information et à la formation des acteurs.
  • Connexes : s’intéressant aux éléments de cette réforme qui peuvent avoir soit des liens, soit des effets directs ou indirects sur les acteurs du secteur.

En novembre 2014, sous la présidence de Ségolène Neuville, secrétaire d’État chargée des Personnes handicapées et de la Lutte contre l’exclusion, le comité stratégique de SERAFIN-PH (services et établissements : réforme pour une adéquation des financements aux parcours des personnes handicapées) a adopté, en première session, une feuille de route inspirée par le rapport mentionné précédemment.

Ce comité, dont la mission sera de valider politiquement les travaux conduits et à venir, fut constitué par des représentants d’associations des personnes handicapées, des gestionnaires d’établissements et de services médico-sociaux (ESMS), des départements de France, de même que par des représentants de la Caisse nationale d’assurance maladie, des agences régionales de santé, des Maisons Départementales de Personnes Handicapées, de services de l’État, de diverses agences nationales et de la Caisse Nationale de la Solidarité et de l’Autonomie.

Lors de sa première session, parallèlement au rappel des objectifs et de méthode, le comité s’attachera surtout à déplacer l’enjeu du financier vers une contribution à une politique inclusive. Cela, notamment, en donnant à la réforme l’ambition de produire des modalités qui facilitent les parcours et qui garantissent aux personnes handicapées toute leur place dans la définition et la mise en œuvre de leur projet de vie. Des principes seront aussi édictés, notamment :

  • Sortir d’une organisation qui repose actuellement sur la segmentation des réponses pour aller vers une organisation plus souple permettant des parcours individualisés.
  • Favoriser l’accès au droit commun en intervenant aussi sur l’environnement des personnes.

Avec l’intention de partager un vocabulaire commun aux acteurs du champ médico-social, l’année 2016 verra la validation de deux nomenclatures, celle des besoins et celle des prestations, articulées dans trois domaines :

  • Santé : somatique et psychique, en lien avec la déficience ou non.
  • Autonomie : activités de la vie quotidienne, la communication et la prise de décision, la mobilité.
  • Participation sociale : implication des personnes dans des situations de vie réelle, activités sociales, l’école, l’université, le travail, la gestion des ressources, etc.

Les travaux se poursuivent toujours en 2022, entre autres par l’expérimentation de l’avant-modèle tarifaire et par l’outillage de la transformation de l’offre médico-sociale, puisque, finalement, il s’agit bien de cela, d’une transformation de l’offre médico-sociale, passant d’une approche par filières à une autre définie par le parcours.

Décrire c’est prescrire

L’expérimentation des outils proposés par la réforme SERAFIN-PH pour mesurer les besoins et pour décrire les prestations est d’actualité dans de nombreux ESMS. Les expériences montrent, sans équivoque, que les outils poussent les équipes à un véritable travail réflexif sur l’activité réalisée, sur sa pertinence et son efficience.

D’abord, la division de l’activité en tâches, appelées prestations directes (au profit des personnes) ou indirectes (permettant l’accomplissement des premières) ; ensuite, la définition des besoins comme des écarts entre l’activité réalisée par la personne et son objectif de réalisation ; pour terminer par la consignation, le classement et la structuration des besoins et des prestations. Ces trois mécanismes intrinsèques aux nomenclatures mettent les professionnels en tension entre ce qu’ils pensent faire et ce que les outils leur permettent d’expliciter.

Ce travail se solde, chez les organismes gestionnaires des ESMS et chez les professionnels impliqués, par l’acculturation au nouveau schème de perception. Celui-ci va les éloigner d’une vision intégrale de l’activité, pour valider une autre composite plus congruente avec les desseins, auparavant explicités, du comité stratégique de cette réforme de la tarification.

Nous vous proposons de prendre appui sur les travaux de Pierre Bourdieu pour comprendre comment et pourquoi les mécanismes évoqués ont favorisé l’émergence d’une dynamique professionnelle et institutionnelle rejoignant les intentions du comité stratégique de la réforme en question. Dans l’un des chapitres de son ouvrage consacré à l’économie des échanges linguistiques, l’auteur s’intéresse aux facteurs de permanence de l’ordre social et aux conditions de son dépassement. Pour lui, l’un des enjeux se joue autour des schèmes de classement parce que tout ordre social fonde la réalité qui le fonde. C’est en décrivant la réalité au moyen des schèmes de classification imposés par l’ordre social et en prescrivant ses classements objectifs que se produit l’acceptation tacite d’une certaine naturalité de l’ordre et l’escamotage durablement de l’arbitraire de ses fondements. La dénonciation de l’ordre établi se fera par le changement de la représentation proposée par celui-ci, au moyen de nouveaux schèmes de classification du monde, contribuant de ce fait à une prévision et une prédiction de la nouvelle réalité. Pour conclure, paraphrasant le titre du chapitre de Bourdieu que nous venons ici d’utiliser pour éclairer les déplacements à l’œuvre en France dans le champ médico-social, nous pouvons affirmer que : décrire c’est prescrire !

Bibliographie/Webographie

Aristote (1990). Sur la nature. Paris : Librairie Philosophique Vrin.

Bloch, M.-A., Hénaut, L. (2014). Coordination et parcours. La dynamique du monde sanitaire, social et médico-social : La dynamique du monde sanitaire, social et médico-social. Paris : Dunod.

Bourdieu, P. (1982). Ce que parler veut dire : L’économie des échanges linguistiques. Paris : Fayard.

Bourdieu, P. (1987). Choses dites. Éditions de Minuit.

Bouquet, B., Jaeger, M., Dubéchot, P., et all. (2017). Vie Sociale N° 18 : Du projet au parcours. Ères.

Lalande, A. (2010). Vocabulaire technique et critique de la philosophie. 1902. éd. Paris : PUF.

Merton, R. K. (1963). Social Theory and social structure. Free Press.

Saint-Martin, A. (2013). La sociologie de Robert K. Merton. Paris : La Découverte.

Vachey, L. et Jeannet, A. (2013). « Réforme de la tarification des établissements et services pour personnes handicapées — Mission d’assistance - Modernisation de l’action publique ». Vie-publique.fr(https://www.vie-publique.fr/rapport/36489-reforme-de-la-tarification-des-etablissements-et-services-pour-personnes)

« Aide à l’autonomie et parcours de vie ». (https://www.cnsa.fr/recherche-et-innovation/les-rencontres-scientifiques-de-la-cnsa/aide-a-lautonomie-et-parcours-de-vie)

« Gouvernance » (https://www.cnsa.fr/a-propos-de-la-cnsa/gouvernance)

« Qu’est-ce que la réforme SERAFIN-PH ? ». (https://www.cnsa.fr/quest-ce-que-la-reforme-serafin-ph)

« Le rapport annuel 2012 : Promouvoir la continuité des parcours de vie » (https://www.cnsa.fr/documentation-et-donnees/httpwwwcnsafrsitesdefaultfiles2012zip)

« Réforme tarifaire des établissements et services pour personnes handicapées SERAFIN-PH ».(https://www.cnsa.fr/grands-chantiers/reforme-tarifaire-des-etablissements-et-services-pour-personnes-handicapees-serafin-ph)

Crédits

  • Réalisation audiovisuelle et enregistrements : Jonathan Eckly-Marcoux et Adrien Levillain.
  • Post-production vidéo : Jonathan Eckly-Marcoux.
  • Chef de projet multimédia et post-production web : Claude Rochette.
  • Direction de production : Fabienne Granero-Gérard.

Les vidéos ont été réalisées à l'occasion du 6e colloque international du REIACTIS "Société inclusive & avancée en âge" qui s'est tenu à Metz en février 2020. Elles ont été sous-titrées grâce au soutien de l’APF France handicap.

Une ressource pédagogique réalisée avec les moyens techniques de la Sous-Direction des Usages du Numérique de l'Université de Lorraine.

© Université de Lorraine, janvier 2023 - Licence CC-BY-NC-SA