Notice
La véritable histoire de la Belle Époque
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Descriptif
La véritable histoire de la Belle Époque, par Dominique Kalifa, professeur d'histoire comtemporaine, Université Paris 1 Panthéon - Sorbonne, Institut Universitaire de France, Centre d'histoire du XIXe siècle.
Dominique Kalifa propose, dans son ouvrage, de faire l’histoire de l’expression ‘La Belle Époque’, et de l’imaginaire rétrospectif qu’elle véhicule. La vulgate couramment admise est que cette expression a été forgée après les horreurs de la Première Guerre mondiale (et généralement cette même vulgate ajoute : « et cette Belle Époque nele fut pas pour tous »…). C‘est un peu plus compliqué que cela : sans remettre en question ce fait de langage, il s’agit d’élucider le contenu de l’expression, ainsi que son apparition.
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On appelle chrononyme le nom ainsi donné à une période de temps : ‘Belle Époque’, ‘Années Folles’ (années 1920), ’Trente Glorieuses’ (mais aussi ‘Moyen-Âge’ ou ‘Ancien Régime’) en sont des archétypes. Attachons-nous donc à ce chrononyme-là. Quand finirait-elle ? Là-dessus, tout le monde est d’accord : 1914 et le début de la Grande Guerre. Et quand commence-t-elle (rétrospectivement bien sûr) ? Les avis sont là plus partagés : 1889, avec la Tour Eiffel et le centenaire de la Révolution ? 1894 ou 1898, avec les étapes importantes de l’Affaire Dreyfus ? 1900, la « grande » Exposition Universelle (avec plus de 50 millions de visiteurs) ? 1901, la première année du siècle ? Ou 1896, année que les économistes voient comme entamant un cycle de forte croissance (de 3 à 5% l’an – et la prospérité économique est un attribut de l’époque) ?
La dater précisément est bien sûr illusoire puisque, nous l’avons dit, ‘Belle Époque’ est une catégorie rétrospective, parfois teintée de nostalgie bergsonienne ou proustienne. Les contemporains n’ont pas nommé leur temps, à l’exception de quelques lettrés qui parlent de « Fin de siècle ». Et même dans les années 1920, personne n’utilise le chrononyme : on parle d’avant-guerre, et Léon Daudet évoque assez logiquement l’entre-deux-guerres, dès 1915. L’époque des années 1920 veut s’amuser, avec le fox-trot, le charleston, Valentino : pourquoi chercherait-elle à avoir un regard rétrospectif sur la période qui a amené au désastre de la guerre ? Une exception toutefois avec la chanson réaliste, qui était nostalgique : mais c’est un genre qui l’était déjà en 1900, en 1880 !
Un premier indice dans l’enquête historiographique vient avec la publication (1931) de l’essai de Paul Morand (1888-1976), 1900, où il critique violemment le début de siècle, notamment sur le plan de l’art « 1900 », de la littérature. Même de manière critique, c’est sans doute la première fois où l’on identifie la période par ses traits culturels (art, mais aussi politique : du dreyfusisme à la loi de 1905), avec un premier chrononyme : 1900. C’est d’ailleurs en réaction à cet ouvrage et cette critique de Paul Morand que naît une première exaltation de la période.
Dans les arts du spectacle, La Dame de chez Maxim’s (pièce de Feydeau de 1899…) fait son apparition au cinéma avec Alexandre Korda en 1932. En littérature, si un Arsène Lupin de Maurice Leblanc en 1925 ne diffère guère d’un Arsène Lupin de1912, plusieurs auteurs commencent à concevoir des cycles romanesques liés à une période donnée, notamment le début de siècle : Aragon, Georges Duhamel (les Pasquier), Jules Romains, Roger Martin du Gard (les Thibault). Jean Cocteau, quant à lui, parle en 1935 d’un rideau qui tombe en 1914. Si tout ceci apparaît à ce moment, c’est aussi parce que les années 1930 rejouent la même période : une période d’inquiétude, qui renvoie au précédent avant-guerre, soudain projeté à nouveau dans l’histoire…
Mais c’est sous l’Occupation, à partir d’octobre 1940,que la chrononymie se systématise, avec l’émission récurrente à succès de la radio allemande Radio-Paris (dépendant du Propaganda Abteilung) : émission présentée par André Alléhaut en début de soirée, Ah ! la Belle Époque !. (sous-titre : Croquis musical de l’année1900). Pour la première fois, on a une claire identification à l’époque concernée, avec ses morceaux de musiques, ses modes vestimentaires. L’émission est divertissante, habilement menée (il s’agissait pour Radio-Paris de faire autre chose que de la propagande, et de s’assurer ainsi une audience captive) ;elle se prolonge au music-hall au Palace, et a un grand succès jusqu’à la Libération.
La véritable « histoire de la Belle Époque »commencerait là : avant c’était préhistoire ou proto-histoire…. Pourquoi le mythe trouve-t-il un terreau fertile à ce moment-là ? Radio-Paris, la radio allemande, a besoin d’amuser les Français. Et le théâtre a besoin d’amuser les soldats allemands, en poste ou en permission à Paris (Paris était un haut lieu de permissions pour les soldats de l’Est) : quoi de mieux pour cela que les p’tites femmes du Paris de la Belle Époque, les frous-frous et les maris dans le placard ? Ceci cadrait aussi avec le projet nazi du Reich millénaire, où la France avait le rôle à la fois de grenier agricole et de havre du luxe (articles de Paris, parfums, etc.), parfaitement adapté à cette mise en exergue de la Belle Époque…
L’époque de l’Occupation était aussi une époque« rétro », puisque la circulation automobile avait considérablement diminué ; des fiacres étaient réapparus, comme ceux circulant quarante ans auparavant…
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On aurait pu penser que « la Belle Époque » fût congédiée à la Libération, car si complaisamment mise en scène sous l’Occupation, mise en scène par ailleurs si décalée avec les horreurs de la Guerre. Il n’en fut rien, et bien au contraire la période 1945-1960 fut l’apothéose de la référence à la Belle Époque ! On compte 60 longs métrages français sur le sujet ; et dès 1948 un film d’archives de Nicole Vedrès (1911-1965), Paris 1900, raconte la vie d’avant 1914 avec 700 documents d’archives… Le film est présenté au Festival de Cannes en1947 et reçoit le prix Louis-Delluc la même année. Viennent à paraître aussi des mémoires tardifs de témoins de la Belle Époque, comme plusieurs ouvrages d’André Billy (1882-1971).
Un autre phénomène est à noter : celui du succès qui éclate alors des peintres cubistes de toutes origines (comme Picasso), actifs à Paris dans les années 1900-1910. Ils eurent tendance, et la presse avec eux, à« réhabiliter » leur histoire, et donc cette période des années 1910où ils étaient des peintres « maudits » – c’est ainsi que la (re)connaissance de la Belle Époque se poursuit…
On peut aussi penser que la Belle Époque continue à jouer son rôle de mythe nostalgique, dans une France en déclin (malgré la fin de la Guerre), où l’empire colonial est contesté, où Paris a perdu au profit de New York son rôle de capitale culturelle mondiale (celui des années 1910, justement), où l’inquiétude subsiste sur la pérennité de la paix (guerre de Corée, Guerre froide,…). On a besoin de la Belle Époque pour se réconforter, à nouveau…
Dans les années 1960-1970, la France se modernise. La Belle Époque n’est plus à la mode. Ou plutôt d’autres « Belles Époques », c’est-à-dire la même période mais figurant d’autres acteurs que les femmes et hommes du grand monde parisien : des acteurs comme les anarchistes, les féministes des années 1880, faisant eux-mêmes écho aux luttes de la période (Mai 68). Ainsi redécouvre-t-on un auteur comme Georges Darien (1862-1921), critique contemporain de sa … « Belle Époque », dans son ouvrage La Belle France (1898). L’imaginaire des années 1900 se reconfigure provisoirement ainsi.
Dans les années 1980, un phénomène notable est celui de l’explosion des collections de cartes postales anciennes, apparaissant dans toutes les brocantes, les marchands, sorties des greniers… Justement ces mêmes cartes postales qui avaient commencé d’être commercialisées à la Belle Époque. On recense aussi une centaine d’ouvrages de type géographique (Rouen, Arcachon, etc. à la Belle Époque), mobilisant ces cartes postales autour d’un texte plus ou moins étoffé. Ainsi l’image de la Belle Époque quitte-t-elle, là encore, les milieux mondains parisiens, de manière différente : elle se diffracte géographiquement, dans quasi tous les villes et villages de France ( « la Belle Époque près de chez nous »), et partant se démocratise (ce n’est plus Boni de Castellane à Paris, mais « mon grand-père et sa carriole à la Belle Époque »).
Dernier point géo-historiographique : l’usage international du mot. Il est couramment employé en italien, à partir des années1950 (dans son expression française bien sûr : ex. Milano Belle Époque), et sans doute pour les mêmes raisons qu’en France à la même période. C’est aussi une catégorie académique (avec des ouvrages comme Dalla « belle époque » al fascismo), encore active de nos jours.
Signalons aussi, en anglais, un usage (toujours en français bien sûr) lié à la mode, sous l’impulsion de Diana Vreeland (1903-1989, directrice du Harper’s Bazaar puis de Vogue) et de l’exposition qu’elle organise sur la Belle Époque au MET en 1982. Mais l’acception se limite dans ce cas à un label accordé à une mode vestimentaire et picturale (arts de type décoratif).
En français, l’expression reste vivace et clairement identifiée à la période concernée ; notons cependant un emploi parfois équivalent des Années Folles pour désigner la période d’avant 1914 : c’est une confusion (puisque les Années Folles désignent plutôt les années 1920), due sans doute au fait que les deux périodes dégagent un parfum nostalgique de gaîté et d’insouciance.
Voilà où nous en sommes, à ce jour, sur l’historiographie de la Belle Époque, ce chrononyme se prêtant particulièrement bien à pareille recherche : celle-ci n’est pas terminée, d’autres éléments peuvent être retrouvés, apportant un éclairage nouveau. C’est le travail de l’historien d’améliorer et de reconsidérer ses catégories, et dans ce cas d’éclairer une époque (pas forcément la sienne : une époque antérieure)par la perception qu’elle en a d’une autre (plus antérieure encore).
(Résumé de l'intervention vidéo cultureGnum de Dominique Kalifa réalisé par Alexandre Moatti, avril 2018)