Vous écoutez Histoires de Recherche. Dans cette collection, vous entendrez des chercheurs et chercheuses vous présenter les axes et les méthodes de leurs projets.
Aujourd’hui, vous écoutez Tugce Beycan, elle est statisticienne sociologue. Elle a été chercheuse invitée en résidence à la Maison Suger de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme entre mars 2022 et février 2023. Elle vous parle de ses recherches sur l’analyse dynamique des multi-configurations de la pauvreté et des liens sociaux sur les terrains de pays à revenus intermédiaires de la tranche supérieure.
Je m’appelle Tugce Beycan. Je suis sociologue statisticienne. Je viens d’Istanbul où j’ai fait l’école française Saint-Michel. Après, je suis venue en France. J’ai étudié l’économie à l’Université de Toulouse. Je suis partie en Suisse pour faire un master en statistique et le doctorat. Disons que j’ai un parcours plutôt francophone, même si j’ai fait ma thèse en anglais. Le sujet sur lequel je travaille, la pauvreté, est un terme très anglo-saxon. Je suis actuellement postdoctorante au Fonds National suisse au centre Maurice Halbwachs à l’École normale supérieure, avec l’EHESS. Je travaille avec le Professeur Serge Paugam, le directeur du CMH. Principalement, je travaille sur la question de la pauvreté, mais aussi sur l’attachement social et les liens sociaux. Il y avait une question d’un professeur qui nous parlait, pourquoi certains pays sont plus pauvres que les autres. Je le trouvais intéressant parce qu’on travaille sur la croissance économique et il y avait quelques éléments de développement humain. Je me suis dit que c’est une question qui m’intéresse, pourquoi certains pays sont plus pauvres que d’autres. Après, j’ai commencé à m’intéresser plus au développement humain. Quand on dit sociologue statisticien, on peut dire qu’un sociologue utilise les outils statistiques pour mesurer un phénomène social. Un sociologue statisticien, ce n’est pas très répandu, ce n’est pas traditionnel. Quand on a un phénomène social, on ne peut pas y toucher. Peut-être qu’on peut voir, mais on ne peut jamais avoir très facilement une image complète d’un phénomène qui est très, très complexe. C’est pour cela qu’on a besoin de méthodes pour voir l’intensité, la fréquence et la nature d’un phénomène social. Je suis plutôt spécialisée pour utiliser des outils statistiques. J’utilise des micro-données qui viennent des enquêtes nationales, de très grandes bases de données. Je mesure principalement la pauvreté, mais d’un point de vue multidimensionnel. Traditionnellement, la pauvreté est vue comme un phénomène plutôt économique. C’est toujours comme ça dans les médias aussi. Les statistiques majeures reflètent plutôt la pauvreté monétaire. Par exemple, l’Union européenne mesure la pauvreté en utilisant un indicateur du revenu et il le complète avec quelques indicateurs de privation matérielle, si la personne a une télévision, une radio, etc. C’est une approche matérialiste combinée à une approche monétaire. L’approche monétaire, c’est unidimensionnel. Il n’y a qu’une seule dimension, il s’agit de l’argent. C’est la pauvreté monétaire. Quand on dit la pauvreté multidimensionnelle, on peut dire qu’il y a plusieurs dimensions. Ce sont les dimensions de vie, les différents aspects de la vie. Très généralement, par exemple, la santé, c’est une dimension. L’éducation, c’est une dimension. Le travail, c’est une dimension. À l’intérieur de chaque dimension, nous avons les différents items ou éléments de la vie. Dans ce cas-là, nous, les statisticiens, on crée des indicateurs et chaque indicateur reflète un item dans les dimensions concernées. En éducation, par exemple, on peut avoir un indicateur sur la qualité de l’éducation, mais aussi la quantité, le nombre d’années scolarisées. La qualité, ça peut être le ratio du nombre de professeurs par élève, le nombre de livres à disposition, les différents outils à l’école.
À la fin, la vie est très complexe, nous avons beaucoup de multiples dimensions. C’est important, de multiples dimensions et de multiples indicateurs. J’utilise les enquêtes nationales, comme les enquêtes sur les conditions de vie, les enquêtes auprès des ménages, General household survey, les enquêtes de qualité de vie. Ce sont des questions similaires, mais chaque pays a des questions différentes. Je travaille aussi sur comment on peut résoudre les problèmes éventuels de comparaison de pauvreté. On n’a pas les mêmes questions, les questions sont posées de façon différente. La population concernée dans les questions peut aussi varier. Si on prend un pays comme l’Afrique du Sud, à l’heure actuelle, c’est un pays en développement, avec un revenu supérieur à la moyenne. Ils ont une bonne agence nationale statistique. Cette enquête contient à peu près 10 dimensions et j’ai pu créer 100 indicateurs. En Afrique du Sud, on a obtenu à peu près 17 500 différents profils de pauvreté. Qu’est-ce qu’on va faire ? J’utilise des algorithmes. Cet algorithme permet de voir comment le groupe le plus prospère se différencie par rapport au groupe qui reste au milieu. Quand on applique l’algorithme, on obtient des règles de classification. Des règles de classification, ça correspond en pratique aux combinaisons des indicateurs. En d’autres termes, les patterns, en anglais, les modèles, ou les profils les plus influents, les plus importants de la pauvreté. Dans la deuxième partie de la base de données, on va les tester, la performance de ces modèles qu’on découvre et on voit le taux d’erreur. Dans les analyses que je fais en général, on reste à un taux d’erreur de 2 ou 3 %, ce qui est très peu. Ça veut dire que l’algorithme prédit très bien. On assure, c’est très important au niveau statistique. L’estimation reste robuste. Ces modèles les plus importants de la pauvreté qu’on découvre vont nous permettre de comprendre comment les différentes couches sociales ou comment les différents groupes de pauvreté peuvent se différencier, se distinguer significativement. On a divisé la société en cinq parties par rapport à 33 indicateurs. On prend le groupe 5, qui est le plus pauvre. On prend aussi le groupe le plus prospère, le groupe A. En regardant avec quel modèle se distingue plus significativement le plus prospère et le plus pauvre, le gouvernement peut directement se focaliser sur les éléments de ces modèles pour diminuer la pauvreté et en même temps diminuer l’inégalité entre ces deux groupes, le haut et le bas. En même temps, on peut découvrir des points communs. Par exemple, le groupe 5, le risque, pour les plus pauvres, reste le domaine de l’accès aux services sanitaires. Deuxièmement, on a vu que c’est l’accès à l'eau potable. Troisièmement, c’était le chauffage, mais le climat est plus chaud. C’est pour cela que ce n’était pas prioritaire. Le quatrième, c’était l’accès à l’Internet. Ces quatre éléments, il faut les voir en même temps si on veut augmenter la qualité de vie des plus pauvres. Le groupe 1, les plus prospères, ils étaient moins désavantagés par rapport aux poubelles dans leur quartier, la qualité de l’air, l’éducation, l’accès à la couverture médicale, l’accès au service sanitaire. C’est aussi une information pour nous. L’idée, au lieu de prendre des mesures arbitraires, il faut qu’on regarde les modèles qui sortent. On n’impose pas un modèle avant, dans cette approche que j’appelle discovering multiconfigurations of poverty, découvrir les configurations multiples de la pauvreté. C’est ça qui est très important.
Je n’impose pas du tout un modèle avant, on découvre le modèle avec l’analyse. C’est le modèle découvert qui me donne la définition de la pauvreté. C’est à nous de voir ces différentes formes. Si une personne est privée de trois, quatre indicateurs en même temps, et si la proportion d’une telle privation monte à 70 % dans une société, il faut faire un programme visant ces trois choses en même temps. Voilà l’idée.
Je suis sociologue, mais je suis consciente que c’est aussi une question de politique, la pauvreté. C’est pour cela que j’ai pris l’Afrique du Sud, parce qu’il a du sens. C’est un pays qui a traversé une période très, très difficile avec une fragmentation légale, par la Constitution. L’État a besoin d’établir des programmes pour réduire la pauvreté. Au lieu de faire des choix très arbitraires basés sur l’information, on prend le modèle le plus influent qui contient des aspects de la vie et des indicateurs et on se focalise dessus. C’est la première chose. Ça peut être la première étape pour un gouvernement qui va déjà réduire la pauvreté 50, 60 % plus rapidement. Dans la deuxième, troisième étape, on va voir le deuxième modèle plus influent, le troisième modèle plus influent. Quand on est académique, c’est vrai qu’au début, on reste plutôt théorique. On lit beaucoup, on apprend beaucoup sur les différentes théories, etc. Je pense que, et c’est mon avis personnel, certains le partagent ou pas, quand on est dans le domaine de la sociologie, (inaudible) avec la société, on doit aussi avoir un but pratique pour le peuple.
Je travaille sur la pauvreté. Effectivement, mon but, quand on commence à faire des recherches dans un moyen terme, long terme, c’est augmenter la qualité de vie du peuple. C’est très, très important. Il doit y avoir un pont, une collaboration entre l’académicien, l’État et le gouvernement. On sait très bien qu’il y a des pays, des fois, qui ne veulent pas que le monde sache la vraie croissance économique, les vraies statistiques. Comment vous travaillez avec ces gens, avec ces gouvernements, c’est différent, c’est une autre question. Mon but est d’être transparente, bien sûr, mais la méthodologie qu’on développe ne va pas être forcément appréciée par le gouvernement, puisque ça peut montrer des chiffres plus élevés par rapport à leurs attentes, etc. C’est notre rôle de convaincre et d’expliquer avec plus d’exemples au fil du temps pour démontrer la qualité des résultats scientifiques. Ça ne demande pas qu’une analyse, mais plusieurs analyses au fil du temps pour démontrer l’efficacité de la démarche scientifique. Dans mon travail, en développant une méthodologie robuste, j’essaie d’apporter un soutien polysémique, réduire la pauvreté le plus vite possible en même temps. Ça ne va pas aider de savoir combien de personnes pauvres existent dans un pays. C’est très populaire comme statistique parce que c’est facile, ça cache beaucoup d’informations sur la nature de la pauvreté. C’est très difficile de prendre une dans une arène internationale et de montrer que ce qu’on fait en méthodologie est plus efficace que l’autre. Casser les traditions, les pratiques, etc., c’est très difficile le changement pour les gens. C’est la même chose en académie aussi, c’est très difficile quand on apporte un outil nouveau parce que ça peut être la distinction de quelque chose d’autre. Si cette chose a un certain pouvoir, ça va être difficile. En pratique, ça demande encore du travail. J’essaie, avec des analyses plus récentes, de lier, en utilisant cette méthodologie des profils, la pauvreté multidimensionnelle et les liens sociaux. Puisque la pauvreté multidimensionnelle, les mesures des Nations Unies ne prennent pas du tout en compte les liens sociaux. Ils n’interprètent pas du tout les résultats en fonction des droits des êtres humains. Rien du tout. Il n’y a qu’un seul chiffre, un point c’est tout. C’est triste et tragique pour les Nations Unies.