Terrain et littérature, nouvelles approches, de Mathilde Roussigné aux Presses universitaires de Vincennes

Retranscription

Les Presses Universitaires de Vincennes, en collaboration avec la bibliothèque universitaire et avec le soutien du service communication de l'université Paris 8 ont le plaisir de vous présenter la suite de leur série de podcasts sur le thème de la création. Dans le cadre du Printemps des créations de mars 2024, nous avons reçu cinq autrices des PUV. Elles vous présentent leurs ouvrages et ce qu'ils disent de la création. Cette fois, Mathilde Roussigné vous présente Terrain et littérature, nouvelles approches, son essai, dont elle lit aussi quelques extraits.

Je suis initialement littéraire de formation, mais j'ai aussi reçu une formation en sociolinguistique et j'ai poursuivi par un master à l'EHESS également, où je me suis un peu intéressée aux sciences humaines et sociales. Donc, voilà, j'avais un petit un profil un petit peu interdisciplinaire, mais je suis tout de même docteure en littérature française, donc section zéro neuf, et donc j'ai soutenu, en fait, en 2020, une thèse qui s'intitulait A l'épreuve du terrain, pratique et imaginaires littéraires contemporains. Donc là, je viens de terminer un post-doctorat en littérature, là encore, à Paris 3, mais qui s'intéresse aussi à cette question de l'interdisciplinarité de l’influence aussi de la sociologie ou plus généralement des sciences humaines et sociales, quand on approche les objets littéraires. Donc, c'est un petit peu tout cela qui m'a entraînée à réfléchir aux relations entre, disons, la littérature et la politique, ou la littérature comme pratique et l'ensemble des institutions sociales aussi qui la font exister en tant que telle comme pratique et comme imaginaire et comme valeur. Je dirais que c'est un petit peu ça, voilà les questions qui sont liées à la fois à des intérêts qui me sont propres et à la formation un petit peu interdisciplinaire que j'ai, que j'ai reçue. L'essai Terrain et littérature, c'est un petit essai qui est paru en 2023 et qui, en fait, reprend un tiers de la thèse, en fait, qui était, qui a été soutenue en 2020, mais qui a été publiée sur un des premiers tiers, ici, PUV, et qui est du coup la partie, disons, la plus théorique et réflexive de ce travail de thèse qui portait donc plus généralement sur cette épreuve du terrain en littérature. Donc, c'est un petit essai qui s'adresse à toute personne qui s'interroge sur cet imaginaire, en fait de voir cette fascination omniprésente actuellement, du terrain en art, cette question de la littérature du réel, des enquêtes interdisciplinaires. En fait, cet essai, il tâche de situer, de faire atterrir un petit peu de manière critique cette mythologie du terrain. Ou ça peut aussi intéresser toute personne qui s'interroge sur la longue histoire, peut-être aussi, et les enjeux des pratiques de terrain elle-même dans une perspective très large, historique et interdisciplinaire. Donc, je ne rentre pas du tout dans le détail des différences méthodologiques à l'échelle intra disciplinaire de chaque sciences humaines et sociales. Mais voilà, ça permet aussi, peut-être, d'avoir un petit panorama de cette idée, en fait du terrain, d'un savoir en allant au contact des choses. Voilà d'où ça nous vient et dans quelle longue histoire des idées, mais aussi des pratiques ce terrain s’inscrit-il.

“Si le terrain se constitue dans un premier temps comme une opération de mise en ordre dans le cadre de l'enquête judiciaire à travers la figure masculine du policier, il trouve aussi son origine historique en tant qu'action féminine dans l'opération d'élucidation de la vie des classes laborieuses. S'inscrivant alors moins dans une procédure d'enquête que dans une tradition de l'intervention sociale, le terrain, comme opération d'élucidation, fonde ses techniques sur le soin, l'écoute, l'aide et le conseil et fournit ainsi ses bases au travail social.

Cette activité se professionnalise au cours des 19ème et 20ème siècles, en laissant une large part aux travailleuses femmes, ainsi que le montrent de nombreux et récents travaux sur le genre du travail social. Seule cette généalogie, trop souvent oubliée lorsqu'il s'agit d'étudier les littératures de terrain contemporaine, permet par exemple de comprendre comment, à la toute fin du vingtième siècle encore, la pièce de théâtre du dramaturge Olivier Dutaillis, intitulé Une femme de terrain dresse le portrait contemporain non d'une exploratrice ou écrivaine voyageuse, mais bien d'une assistante sociale. Ainsi que l’a souligné Hélène Charron, des enquêtes des femmes engagées dans le vaste mouvement de réforme sociale des groupes leplaysiens, du catholicisme social et du musée social correspondaient parfaitement aux attentes sociales concernant le rôle de la femme de terrain au dix-neuvième siècle. Il s'agissait là de travaux d'enquête concrets, soumis à des objectifs pratiques et moraux, faisant la part belle à la prise en compte des espaces privés et domestiques. Les imaginaires du terrain se polarisent autour d'un ordonnancement dedans dehors, qui est lui-même le produit d'une histoire, celle de la division sexuelle des espaces, qui non seulement séparent, mais surtout intègre les rapports de pouvoir et hiérarchise les valeurs au profit des travaux masculins.”

Cet essai s'intéresse aussi à qu’est-ce que ça pourrait vouloir dire de faire du terrain pour observer la littérature. Les pratiques littéraires, si on considère justement que la littérature désigne plutôt un ensemble de pratiques et d'activités portées par des acteurs plutôt qu'une valeur comme ça, une création incréée qui flotterait uniquement dans les textes. En fait, c'est très intéressant, ce mode de création, parce que initialement on ne peut qu'entendre le sous-entendu théologique. Et donc, c'est assez intéressant parce que, d'un point de vue sociologique, on fait dans le mot lui-même, on entend ce que Bourdieu a montré, c'est-à-dire que cet espace de création se crée lui-même, quand un espace relativement autonome vis-à-vis des pouvoirs politiques ou académiques, et ce serait un espace, cette création, qui serait fondée sur la dénégation des réalités, financières, le désintéressement, etc. Donc, moi, ce qui m'intéresse avec ce mot “création”, c'est que ça ouvre en fait, par le mot lui-même et sa charge, un espace pour, disons, mettre au jour les contraintes, en fait historiques et sociales, qui pèsent en fait réellement sur ces activités dites “de création”. Donc je dirais ça dans un premier temps, et c'était la même perspective pour le terrain, où le retour au réel, ce genre d'idée là, c'est-à-dire que à partir de ces mots mana, on peut essayer de faire atterrir, de situer ces notions qui semblent pourtant parfois un petit peu flotter dans le seul endroit du texte ou de la de la création.

“La généralisation de l'emploi du mot terrain a des vertus apotropaïque. Mobiliser les pouvoirs rassurants du mot indique, en creux, les raisons de l'angoisse. Dans un monde sous la menace de la virtualisation, de la déshumanisation et de l'absolutisme, la passion du terrain ne sera que plus forte et le besoin de terrain plus impérieux. Depuis le propos de l'anthropologue Nepples, à la brève plongée dans les discours qui nous entourent, quelle est la teneur de l’infléchissement ? La connotation générale du mot n'a que peu changé : le terrain, le terme et le sol qui, par essence, s'opposent au hors-sol de la pensée, des relations, de la politique. Mais la différence tient plutôt à la fonction attribuée à ce terrain. S'il s'agit pour l'anthropologue de déstabiliser les théories hors sol par une confrontation aux rugosités du terrain, face aux risques du savoir virtuel, des relations déshumanisées et de la politique hors-sol, le terrain, tel qu'il est mobilisé pourtant ailleurs, doit moins perturber ses théories que remplir les manques, compenser des pratiques, masquer des impostures. Distinguons donc en langue deux usages de la notion de terrain : un usage relevant de la dialectique lorsqu'on l'emploie en vue d'une confrontation et en usage relevant de la juxtaposition, voire de la compensation, lorsqu'il s'agit bien plutôt de combler les brèches.”

En fait cet ouvrage s'intéressait aux institutions qui soutiennent et qui, par là informent totalement en fait cet imaginaire de la création. Donc, j'ai un peu travaillé sur les dispositifs de résidence, sur les inflexions aussi que la recherche-création elle produit, sur la production de livres, qui les produit et comment ça réoriente en fait tout un petit champ de la production éditoriale qui devient interdisciplinaire du fait de cet impératif aussi de la recherche-création. J'ai un peu travaillé aussi sur les financements des politiques publiques pour que la littérature se fasse ressource territoriale dans le référentiel des villes créatives. Donc, il y a un petit peu, dans cet essai, des réponses sur les institutions, en fait, qui nourrissent cet imaginaire de la création. Et il y a quelque chose d'autre qui me semble intéressant si on veut aborder la création, c'est la question de la méthode, parce que, en fait, quand on dit création, on a à la fois la création produit - j'ai produit une création - et on a à la fois la création processus - la création, c'est quand on est en train de créer, c'est le fait de créer. Et donc là, en fait, on a une espèce de tension entre l'opus operatum, tout l'œuvre faite, ou le modus operandi - je suis en train de créer. Et donc, à partir du moment où vous considérez la création comme un processus et non plus comme un objet produit, donc si c'est un processus qui est fait par des êtres humains, socialement située et socialement motivée, alors dans ce cas-là, avec quelle méthode avez-vous observé la création qui n'est pas cet objet- texte, par exemple, pour la littérature- mais le fait de produire des textes ? Là, voilà, l’essai Terrain et littérature posait, en fait, des réponses observées en situation, déconstruire les effets de canonisation, patrimonialisation, etc. Donc, j'ai proposé un ensemble de réponses méthodologiques pour répondre à cette question de la création comme processus et non comme produit.

“A la croisée du structuralisme, de la sémiotique et de la poétique, s'est élaboré, à partir des années soixante, le projet d'une science du texte, qui a suscité dans les études littéraires certaines de ces avancées les plus significatives. Les études littéraires ont néanmoins été mises à l'épreuve par un vaste mouvement de remise en question de la hiérarchie symbolique des disciplines et de leur objet de recherche. La multiplication des approches de la littérature comme fait social implique pour la discipline littéraire d'imaginer de nouveaux positionnements scientifiques, se détourner d'une conception autonome des textes sans pour autant renoncer à la spécificité de ces approches critiques et théoriques. De nombreux chercheurs pensent ainsi la délicate position des études littéraires entre deux cultures partagées, entre des démarches herméneutique d'une part, sociologie historique ou encore linguistique d'autre part, ainsi qu'entre des objets, patrimoine d'oeuvres consacrées une part, ou faits littéraires général d'autre part, qui divergent. Les notions de littérarité ou de singularité fondent le dialogue entre littérature et sciences sociales sur un arrière-plan souvent polémique. Le projet qui inaugure cet ouvrage est d'élaborer une manière de faire du terrain depuis la discipline littéraire. Il se propose comme une réponse à ces contradictions, non qu'il s'agisse de les résorber, mais plutôt de tirer profit des zones de contact interdisciplinaires que la structuration des outils littéraires rend possible.”

Nous remercions Mathilde Roussigné pour sa participation à cette série sur le thème des créations. Cette émission a été enregistrée, réalisée par les PUV, avec le concours de la bibliothèque universitaire et le soutien du service communication.