Zygmunt Bauman. Une biographie

Retranscription

Je ne suis pas du tout baumanienne, donc je n'ai pas décidé de travailler sur sa vie parce que j'étais fascinée par son œuvre. 
Je suis spécialiste des carrières, des carrières dans la recherche, des carrières universitaires et surtout des carrières des exilés ou des immigrés. 
Et son cas représentait pour moi un cas d'exception qui permet de montrer, de s'interroger sur certains processus des carrières. 
Ça devait être tout simplement un chapitre dans un livre consacré aux carrières scientifiques, pas du tout une biographie. 
Je suis allée le voir et c'est mon premier contact avec lui direct puisque je l'ai vu une fois en 2011 quand il a fait partie d'une célébration de fin de l'année universitaire à Varsovie. 
Je l'ai contacté pour demander un entretien, centré sur son travail scientifique, sur son travail de chercheur et bien évidemment avec sa connaissance de plusieurs endroits puisqu'il a commencé à être universitaire en Pologne, ensuite après l'exil, il a travaillé deux ans en Israël et ensuite il s'est installé à Leeds et il m'a accordé cet entretien. 
Son cas est très intéressant parce que dans les pays du Global Sud, dans les pays méditerranéens, peu en France mais déjà en Italie, en Espagne et dans les autres pays du Sud, il est considéré comme un gourou. 
C'est le maître à penser. 
Il est non seulement un gourou dans l'université mais aussi en dehors. 
Il est considéré comme gourou par une minorité, une minorité de gauche, mais la plupart des personnes ont de grandes réticences et les stigmates d'un collaborateur de stalinisme, de supporteur de stalinisme, etc., pèsent très lourdement. 
J'ai voulu aussi m'interroger sur cette énorme disparité dans l'image de la perception de la personne. 
Qu'est-ce qui fait qu'il est considéré ou déconsidéré à cette puissance extrême ? 
Et quand j'ai vu dans les archives ce qui se passait, à l'époque où on l'accusait beaucoup de choses, des collaborations avec le système, d'être main-forte des pouvoirs stalinistes, etc., la plupart des choses sont complètement fausses. 
Je me suis dit : "Mais il ne faut pas laisser ça comme ça, puisque même mes collègues qui sont très cultivés racontent n'importe quoi." 
Et c'est difficile à supporter quand vous avez vu les documents et vous savez ce qu'il en était selon les documents, mais aussi selon d'autres bien évidemment sources, puisque j'ai croisé beaucoup d'autres sources, j'ai fait des entretiens avec des témoins de l'époque, etc.  
Je l'ai contacté pour un entretien suivant. 
Il ne voulait pas avoir une biographie, mais en même temps il ne pouvait pas me refuser puisque j'ai trouvé les manuscrits qui ont été confisqués, volés en 1968 par le pouvoir quand il était exilé. 
Et c'était des journaux intimes de son épouse, Janina Bauman. 
C'était écrit pendant son séjour, sa vie dans le ghetto, en tant que jeune fille, et après, une fois sortie en dehors du ghetto à Varsovie. 
Et ces manuscrits ont été conservés heureusement. 
Si vous voulez, on connaît le journal d'Anne Frank. 
C'est quelque chose qui est tout à fait similaire et qui va être peut-être bientôt publié en polonais. 
Il ne pouvait rien me refuser, j'ai fait une chose très importante pour sa vie. 
On s'est rencontrés encore une fois, je suis allée pour la seconde fois dans sa maison à Leeds. 
Et voilà, c'est comme ça que j'ai commencé à travailler sur sa biographie. 
Ce qui est fascinant dans la vie de Bauman, en dehors du fait qu'il a vécu 91 ans, c'est qu'il recoupe pratiquement le 20e siècle. 
Il est né en 1925, donc c'est un quart, jusqu'au début du 21e siècle. 
Il est décédé en 2017. 
On a l'impression, avec sa vie, de faire un long chemin qui nous aide à comprendre certains grands événements qui se sont passés, certains processus très importants, et comprendre où on est, nous, aujourd'hui. 
Son dernier livre, Retrotopia, dresse une image d'une certaine boucle. 
C'est-à-dire qu'on retourne vers les années 30 en Europe, actuellement, avec les montées en puissance des extrêmes droites, du fascisme. 
Et tous les dangers qu'on peut voir qui nous amènent à dire que bientôt on sera en guerre. 
Et ceci dit, l'Europe est déjà en guerre. 
Pas encore en France, on ne le ressent pas, mais une partie de l'Europe est déjà en guerre. 
Il est né dans un contexte de l'Europe de l'Est et de l'Europe centrale, entre deux guerres. 
Ce terme est très important pour comprendre qu'il n'y avait pas vraiment la paix, qu'on construisait des pays qui étaient reconstruits à neuf. 
La Pologne a obtenu son indépendance en 1918, mais lui, il n'est pas ce Polonais qui jouit de l'indépendance, des démocraties, puisqu'il est dans une minorité qui est complètement discriminée, il est juif. 
Il avait une mère qui était très intelligente, qui a décidé, puisqu'elle était traumatisée par les pogroms qu'elle a subis, qu'ils n'allaient pas habiter dans les quartiers juifs. 
Ils ne sont pas allés jusqu'à se reconvertir, puisque ce n'était pas possible à l'époque. 
Ils ne pouvaient pas partir en Palestine. 
Ils voulaient, mais ils n'avaient pas d'argent. 
C'était compliqué avec les visas, dans les années 30. 
Ce qu'elle pouvait faire pour protéger sa famille, c'est décider de vivre dans un quartier chrétien. 
Ils étaient les seuls Juifs dans ces quartiers-là. 
Il était le seul Juif dans l'école où il n'y avait que les Polonais non-juifs. 
Donc il a subi beaucoup de discriminations depuis la naissance. 
Et pour lui, c'était évident que sa famille, lui, il l'a comme ça, puisque même sa mère a peur, elle qui n'a jamais peur dans la rue, quand elle est poursuivie par les hooligans, elle subit les discriminations. 
Il n'avait pas d'activités sportives, il n'avait pas d'activités de scouts, etc.  
La seule activité qu'il avait, c'était les livres. 
On connaît tous ces parcours de gens fantastiques qui ont trouvé leur exil d'abord dans la lecture. 
Et c'est sa grande force jusqu'au bout. 
Donc ça, c'est le début. 
Ce premier exil, ce n'était pas la fuite de cet antisémitisme, puisque les gens s'accommodaient, on ne pouvait pas tous fuir. 
Et ce n'était pas le projet, sauf que la dernière partie de sa vie avant la guerre, il a 13 ans, il est dans scoutisme socialiste, sioniste, dans Hashomer Hatzaïr. 
Il s'ouvre aux idées des Gauches. 
Il dit : "C'est ma libération." 
Et évidemment, c'est l'idée qu'on va construire un pays socialiste où on ne sera pas discriminés. 
Mais la guerre arrive et c'est là où la famille fuit tout de suite. 
Et d'ailleurs, c'est lui qui est la personne qui motive les parents. "
Non, on ne va pas rester, on ne va pas se cacher, on fuit !" 
Et heureusement, il a dû être très convaincant depuis son jeune âge de 14 ans, parce qu'ils ont fui. 
Donc il survit et il va à l'école, il continue son éducation en Union soviétique. 
La fin de sa vie est tout à fait autre, parce que ce début de vie est vraiment dans un contexte incertain, menaçant, dangereux, où il est persécuté. 
Il parle d'être un animal qu'on chasse. 
C'est ça, le sentiment qu'il a. 
Parce que quand il accède au collège et au lycée qui est un lycée d'élite, il est aussi persécuté par ses collègues, les premiers de la classe. 
Donc c'est quelque chose qui exprime la norme, la norme sociale de l'époque, les convictions que les Juifs sont une catégorie en dessous des catégories des membres des sociétés non-Juifs. 
On n'a pas d'opposition avant de rejoindre Hashomer Hatzaïr, c'est-à-dire un groupe où il dit : "Non, ce n'est pas normal. 
On est tous ensemble, mais on est comme les autres." 
Donc il dit que c'est ça, son réveil pour les idées de gauche et la forte conviction que les humains sont tous pareils et il faut avoir le droit d'être traité de même manière quel que soit qui on est. 
Maintenant, la fin de sa vie, c'est la Grande-Bretagne, c'est Leeds, un endroit où on a l'impression d'être dans une stabilité totale. 
Il est professeur de l'université britannique. 
Comme il dit, personne n'attend de lui de jouer un Britannique, donc il n'a pas une pression, ce qu'on dirait aujourd'hui peut-être d'intégration ou d'assimilation, non. 
Il est tel qu'il est. 
Il est perçu comme émigré ou exilé polonais. 
Donc c'est là où on ne dit pas même juif polonais, on dit : "Lui, il est polonais." 
Ce qui est très cher pour lui, puisqu'il a toujours cette difficulté à convaincre les autres qu'il est autant polonais que ses concitoyens. 
S'il y a un facteur ou un élément de la vie des Bauman qui est un contexte déterminant, c'est l'antisémitisme. 
On peut dire : "D'accord, on comprend, Allemagne nazie, etc." 
Non, ça arrive avant sa naissance, puisque ses parents subissent des pogroms, ses parents subissent la discrimination, etc. 
Donc il est né dans ce contexte-là. 
Il apprend que ce n'est pas un contexte nécessaire. 
C'est avec son scoutisme, Hashomer Hatzaïr. 
Donc il rêve d'un pays, comme il dit, d'utopie, de se retrouver à être comme les autres, d'avoir le droit d'être comme les autres. 
Ça ne veut pas dire privilégié, etc. 
Ça veut dire aussi de commettre les fautes, de ne pas être stigmatisé par ses fautes, par son origine. 
Il retrouve ça partiellement en Union soviétique. 
C'est-à-dire qu'il arrive en Union soviétique et à l'école, il n'y a plus de discrimination. 
Il devient le premier de la classe pour la première fois. 
Donc il voit à l'œuvre que le système soviétique a aboli l'antisémitisme et les discriminations. 
Il revient dans le pays avec l'armée, qui aide l'Armée rouge à libérer le pays. 
Donc il libère le pays. 
Il est d'ailleurs blessé. 
Il reste dans l'armée, c'est ça qui est très important. 
C'est l'un des intellectuels qui reste dans l'armée. 
Ça m'a aussi beaucoup fascinée. 
Il est exceptionnel à plusieurs titres. 
Il a une carrière de soldat, d'un officier. 
Et c'est très intéressant parce qu'il a reconnu à la fin de sa vie que ça reste dans sa posture, qu'il est toujours soldat quelque part. 
Ensuite, en 1953, il est jeté dehors justement à cause de l'antisémitisme. 
Il a participé à la construction de la Pologne après 1945. 
Donc c'est le système qui l'exclut. 
Donc cet antisémitisme, après, on peut comprendre que c'est une constante dans la société et certainement pour lui, c'est un choc puisqu'il a vraiment cru. 
Il a vraiment cru. 
En Pologne, on fait actuellement, et dans d'autres pays post-soviétiques, un amalgame, c'est-à-dire qu'on ne comprend pas que quand on dit "communisme", il y avait plusieurs versions, plusieurs options. 
On avait, en Pologne, deux partis majeurs communistes, celui qui était fidèle et celui qui est parti en Espagne se battre avec Franco, et celui qui était pro-soviétique. 
Et celui-ci, pro-soviétique, pro-stalinien, était en minorité à un certain temps puisque Staline a exécuté les chefs des partis communistes d'avant la guerre. 
Quand on dit "communisme" en Pologne, on fait croire que c'est une chose, or c'était deux camps qui se combattaient, etc. 
Bauman avait de la chance parce que son supérieur hiérarchique dans l'armée était quelqu'un qui était justement partisan de guerre avec Franco, etc. 
C'était un communisme qu'on pourrait dire vraiment différent de ce que représentait Staline. 
Il faut mentionner aussi que Bauman n'a pas été exilé que deux fois. 
Lui-même, il disait : "Moi, j'ai été jeté de la Pologne trois fois." 
On avait en Pologne, des périodes différentes. 
Au début, capitaliste, entre-deux-guerres. 
Après, on a communistes ou, comment on veut les appeler, socialistes. 
Encore antisémites, donc antisémitisme d'avant, antisémitisme après. 
Et qu'est-ce qui se passe en Pologne libre ? 
89 arrive, Bauman arrive. 
Il est célébré par certains, haï par les autres. 
Et finalement, il arrive un moment où il incorpore idéal type, si on peut utiliser Weber, idéal type d'un judéo-bolchevique. 
Il concentre tout ce que ceux qui haïssent la gauche et disent : "Ce sont des Juifs qui ont fait communiste, etc." 
Donc tout ce complot judéo-bolchevique, lui, il est figure numéro 1 jusqu'à tel point que les gens qui ne le lisent pas du tout, qui ne savent pas qui il est, vont brûler sa photo dans les manifestations antisémites 2013, 2014, 2015. 
Ils perturbent ses cours de telle manière qu'il est traumatisé puisque ce sont les slogans d'entre-deux-guerres qui arrivent, les slogans antisémites, les slogans fascistes. 
Et il décide de ne plus jamais retourner dans le pays. 
C'est ça qui est fascinant et c'est pour ça que je voulais écrire ce livre. 
Pour montrer cette force énorme de la haine et cette bataille de sa vie à lui, mais de toute une génération, parce que derrière Bauman, il y a d'autres personnes qui ont subi, à d'autres proportions et dans d'autres univers de travail et de vie, des discriminations similaires, Et la dernière fois, il décide de renoncer aux honneurs qui lui sont proposés, comme obtenir le doctorat honoris causa, etc. 
Il dit : "Non, je ne reviendrai plus" et il ne revient plus. 
La gauche polonaise pure, celle qui se revendique d'un marxisme ouvert, voit en lui un père intellectuel, donc veut l'inviter. 
On a envie qu'il parle parce qu'il nous explique notre monde d'aujourd'hui. 
Et lui, il dit : "Non" et ils se sont exilés pour la troisième fois. 
Bauman a créé le concept de modernité liquide un peu en dépit de lui-même. 
C'est-à-dire, le concept était là, il en a utilisé, mais pour en faire un titre de livre. 
C'était le travail de son éditeur, Polity Press. 
Il savait très bien voir le potentiel que la pensée de Bauman représentait. 
Et aussi, ils étaient complètement subjugués et très étonnés de la popularité de Bauman, comme les gens le disaient. 
Et là, on parle de Bauman qui est à la retraite, c'est-à-dire de Bauman qui se libère, s'émancipe de langage académique et qui décide de parler au peuple. 
Quelque chose qu'il a fait quand il était soldat et qu'il travaillait dans ce qu'on appelle "propaganda" pour instaurer plus de sympathie envers les idées de gauche dans la population polonaise juste après la guerre. 
Donc, il sait le faire. 
Il est passionné par ces idées-là et il est passionné par la critique des modernités, par la critique des consumptionnismes, etc. 
Lui, il a écrit ce livre, Modernité Liquide, en l'an 2000. 
Il explique dans la préface la définition physique de l'Encyclopédie aux liquidités en opposition à la stabilité, en référant que notre société est devenue liquide, les processus sont devenus liquides. 
On n'a plus de repère stable, notre vie est devenue liquide. 
De ses premiers livres qui comportent le concept de liquidité, on a ensuite L'Amour Liquide, La Vie Liquide, etc. 
Toute une série de livres qui sont consacrés à une analyse d'un certain aspect de notre vie d'aujourd'hui. 
Et c'est une critique très forte des néolibéralismes, des consumptionnismes, des capitalismes, évidemment. 
J'ai retrouvé, en analysant sa vie, les journaux des ghettos de Varsovie. 
C'est un livre qui a été publié en 62, de Ludwik Landau, l'une des personnes qui étaient mises dans le ghetto. 
Il dit : "Au moment où le ghetto s'est créé à Varsovie, tout devient liquide. 
On n'a plus de rue, on n'a plus de maison, on ne sait pas ce que va être demain, on ne sait pas comment vivre." 
Et il explique exactement ce qui se passe dans ce moment-là. 
Et Bauman, après, quand il parle des précarités, de ce qui nous arrive aujourd'hui, qu'on doit changer de métier, qu'on change de pays, qu'on change de langue, qu'on change de maison, etc. 
Tout d'un coup, ça s'effrite, on n'a plus de racines, on ne sait plus ce qu'on va faire, même l'amour devient liquide. 
On ne s'accorde plus, on ne négocie plus, on ne fait pas la paix, on ne s'apprend pas à être ensemble, on se jette. 
Là, Bauman explique par les mécanismes de société, par les changements culturels. 
Si en France, il est très peu populaire ou il était très peu populaire, c'est juste une histoire de décalage et d'ajustement. 
Parce que la France, aussi, avait un système qui protégeait des précarités. 
On n'a pas été exposés à un néo-libéralisme au niveau où on est aujourd'hui. 
À l'université, on avait des positions stables. 
Là, maintenant, on nous informe que nos positions stables ne vont pas être reconduites. 
C'est-à-dire que la génération future va avoir complètement différentes conditions de travail. 
Donc, on y sera. 
Maintenant, je voudrais dire aux universitaires et aux autres personnes qui sont intéressées par les constats qu'on formule aujourd'hui en France, que la gauche n'a plus de concepts, qu'il n'y a plus de marxisme, etc., que justement, Bauman et ses pensées, il avait un langage très métaphorique, il adorait créer des concepts et expliquait très bien comment ça marche. 
Mais ce n'est pas un langage auquel, nous, les universitaires ou les personnes qui réfléchissent dans la politique sont peut-être habitués. 
C'est un autre type de langage, mais c'est le langage qui parle aux jeunes. 
Et lui, il représentait parfaitement la figure d'un universitaire qui représente le marxisme, ce qu'on disait en Pologne, humaniste ou marxisme ouvert. 
Je pense qu'il y a énormément de choses à puiser et je propose de voir quelles sont les connexions entre ce qu'il nous montre dans ses ouvrages, comme sa vision du monde et des processus qui nous entourent, qui nous permettent de mieux vivre, de se dire : "Non, ce n'est pas ma faute, mais c'est structurel." 
Et de l'autre côté, il nous propose des solutions, mais sans dire : "Il faut faire ci, il faut faire ça, etc." 
Il ne dit pas : "Il faut faire un pas en arrière", ce n'est pas du tout ce qu'il propose. 
C'est pourquoi il n'a pas été non plus accepté en Pologne, par exemple, c'est parce que pour lui, la solution, c'est vraiment la gauche, c'est la justice sociale. 
C'est d'avoir tout le monde, c'est de ne pas faire de catégorie, de ne pas faire, comme il dit, des tribus. 
Il avait toujours dans sa vie une incroyable conséquence, puisque la plupart des gens qui étaient dans son cas, c'est-à-dire 1968, marxistes, il y a beaucoup de gens qui se sont retournés contre la gauche et qui sont devenus les spécialistes, les soviétologues. 
Et lui, il avait plein de propositions dans des universités prestigieuses et il ne voulait pas les faire. 
Il a dit : "Non !" 
parce qu'il ne trouve pas qu'il s'est trompé et qu'il va supporter le capitalisme. 
Non, il est de gauche. 
Il trouve que le capitalisme a des effets pervers, tel qu'il l'a décrit dans son œuvre critique. 
Donc, je pense qu'il a été toujours très conséquent dans sa vie, du moment où il s'est aperçu que l'implémentation du socialisme, tel qu'il a été opéré en Pologne, qui était déterminé par le stalinisme, puisque c'était un découpage politique qui a été décidé en dehors des Polonais et en dehors des sociétés qui étaient imposées. 
Il voit que le communisme, cette version-là, ce n'est pas du tout possible, il se dit toujours socialiste. 
Et à partir de 1956, il participe vraiment de manière très engagée dans cette révolution intellectuelle qui donne le marxisme ouvert, le marxisme humaniste, qui va continuer, qu'il ne va jamais lâcher. 
Il le fait de différentes manières, avec différents langages. 
Mais il est très constant. 
Et c'est une critique fondamentale du capitalisme. 
Et je pense qu'on a tout à découvrir, puisque ça nous explique très bien ce qui nous arrive et ce qu'il faut qu'on retrouve pour vivre mieux. 
Pourquoi la carrière de Bauman est si extraordinaire ? 
Exceptionnelle ? 
C'est parce que, premièrement, il est exilé. 
Il change à l'âge de 46 ans, la langue de travail. 
Mais véritablement, il a 55 ans quand il a dit : "Ça m'a pris 10 ans pour pouvoir écrire en anglais, pour oser écrire vraiment en anglais." 
Deuxième chose, quand on parle de sa carrière, il a une visibilité croissante. 
Quand il est académicien, il est universitaire en Pologne, il va souvent dans les conférences. 
Il est connu dans le milieu des sociologues, des jeunes sociologues. 
Les Occidentaux se demandent : "Mais qu'est-ce qui se passe en Pologne ?", où il y avait une tradition sociologique avant la Deuxième Guerre mondiale qui était importante, c'est très intéressant. 
En étant en exil, il a une mise en œuvre de nouvelles vies. 
Mais à la fin de sa vie, avant la retraite, à la fin de sa vie d'universitaire, il obtient des prix qui sont les plus prestigieux. 
Donc, il a une visibilité, une reconnaissance des milieux universitaires. 
Et qu'est-ce qui se passe ensuite ? 
Tout le monde pense qu'il va aller à la retraite et il va lire et peut-être écrire. 
Là, il commence à parler au large public. 
Ses livres se vendent, ce sont des best-sellers. 
Il est connu, il parle partout, il est invité. 
En Italie, c'est un véritable gourou. 
Tout le monde connaît Bauman. 
Dans l'Amérique du Sud, vous y allez, tout le monde connaît Bauman. 
Et ce n'est pas tout le monde, ceux qui ont fait l'université, ce sont des gens en dehors, des gens qui lisent. 
Troisième chose qui est très intéressante, c'est celle qu'il n'a jamais faite comme les autres dans un sens. 
Il n'est pas devenu antisocialiste ou anti-gauche après 68 ou après 89. 
Ce changement dans les pays de l'Est a provoqué une allergie à peu près totale aux idées de gauche. 
Et lui, il va toujours avec cette vision critique des capitalistes et de cet effet des capitalistes et du consumérisme, où il critique de manière très pertinente.  
Cette relation au changement démocratique en Pologne, comment ça s'est opéré, il a toujours été... 
Après 89, il a suivi l'activité politique. 
Il était commentateur aussi de la vie politique en Pologne, toujours en se préoccupant beaucoup de ce néo-capitalisme, des précarités, des mises à mal d'une large partie des sociétés et d'une réapparition en Pologne de quelque chose qui avant était infime, caché, mais aujourd'hui une proportion assez forte, c'est-à-dire des pauvretés. 
Dernière chose qu'on peut dire sur cette carrière, et ça, ça relève un petit peu de la vie privée. 
À la fin de sa vie, il était malade, à 91 ans, et il refuse de se faire soigner dans le privé. 
Il aurait eu la chance de prolonger sa vie, d'être mieux, etc., s'il était passé dans un système de sécurité sociale privée. 
Il a refusé. 
Ce sont les idées socialistes de base, mais qui sont ancrées dans la vie, jusqu'au moment ultime, où ça veut dire qu'il va mourir plus tôt. 
Et il était très conscient, ce n'était pas quelque chose, qu'à 91 ans, il avait du mal à savoir ce qu'il fait. 
Non, c'est un choix délibéré. "
Je ne désire pas de meilleure sécurité sociale ou de meilleurs soins que les ouvriers d'élite qui ont payé, comme moi j'ai payé pour ce système-là. 
S'il ne marche pas, je n'ai pas de prix à cause de ma vie pour profiter, pour avoir quelque chose de plus." 
Donc c'était vraiment très cohérent, ce qu'il a exprimé et ce qu'il a vécu.