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L’action individuelle comme levier de la société inclusive

Société inclusive : une question d'actualité - Dossier 06/10 L’implication des personnes elles-mêmes dans le projet collectif d’établir des sociétés plus inclusives peut-elle être un levier de transformation du système social actuel et favoriser la prise en compte des individus dans leur diversité ? Pour développer cette approche, nous nous attardons sur le concept de responsabilité et sur la façon dont son déplacement historique conduit aujourd’hui à la prise en compte des individus en tant qu’actants de l’inclusion.
Dossier

Objectif pédagogique

Sixième des dix dossiers qui constituent la ressource globale "Société inclusive : regards sociologiques" proposée par Raúl Morales La Mura et Marion Scheider-Yilmaz, sociologues.

Ce dossier présente donc le concept de responsabilité et la manière dont son déplacement historique permet de replacer les individus au cœur des logiques de mise en œuvre de sociétés plus inclusives.

Les individus comme moteurs d’une société inclusive

L’épidémie mondiale de COVID-19 a mis la lumière sur les situations d’isolement que peuvent subir certaines personnes en situation de handicap ou certaines personnes âgées.

Dans son dernier rapport sur l’isolement et la solitude des 60 ans et plus, l’association des Petits Frères des Pauvres (2021) pointait une augmentation importante des phénomènes d’isolement social de ces publics. Chiffres à l’appui, elle recense 530 mille personnes âgées en situation de mort sociale en France, c’est-à-dire sans aucun contact (ou presque) avec leur entourage familial, amical, le voisinage ou le monde associatif. En outre, le baromètre établi par les Petits Frères des Pauvres comptabilise 6,5 millions de personnes âgées (soit, plus de 1/3 de ces publics) qui déclarent se sentir seules fréquemment. Plusieurs facteurs entrent en jeu dans l’émergence et le renforcement de l’isolement, parmi lesquels la précarité, le logement inadapté, les difficultés de mobilité, l’état de santé dégradé, les différentes ruptures biographiques, etc. Dans ces conditions, les publics handicapés et les publics âgés se voient être particulièrement vulnérables face au risque d’isolement social, ceci d’autant plus fortement qu’ils rencontrent des obstacles quotidiens dans leur pratique de l’environnement physique et social.

En considérant ces constats, certains individus s’engagent dans l’action en faveur d’une amélioration de la qualité de vie des personnes isolées. C’est le cas de nombreux bénévoles qui réalisent des visites à domicile ou en établissement d’hébergement auprès de personnes handicapées ou âgées, ceci pour atténuer leur isolement. La crise sanitaire, et le sentiment général de solitude qu’elle a amené, a ainsi poussé de nombreux citoyens à prendre part à l’action en faveur d’un renforcement des liens sociaux des publics souffrant d’isolement.

Lumière sur le principe de responsabilité

Le principe de responsabilité, bien que faisant régulièrement l’objet de débats dans les sphères académiques, politiques et sociales, introduit avec lui le défi d’une stabilisation et d’un consensus autour de sa définition. Plusieurs acceptions de la responsabilité nourrissent le corpus scientifique (Jonas, 1979 ; Ricœur, 1994 ; Charbonneau & Estèbe, 2001 ; Gauchet, 2003), et bien qu’elles soient spécifiques, partagent certaines dimensions transversales. Celles-ci renvoient au verbe « répondre », en le déclinant à travers différentes orientations, à savoir : « répondre de », « répondre à » et enfin « répondre devant » (Charbonneau & Estèbe, 2001, p.7 ; Morales La Mura, 2012, p. 4). L’ensemble de ces mouvements se réfèrent ainsi à l’individu dans son rapport à lui-même, aux autres et aux institutions qui régissent la vie en société et à son aptitude à se gouverner et à assumer les effets de ses actions.

Ainsi, ce qui transparaît ici, c’est une définition qui renvoie l’individu à son caractère libre et autonome, se détachant d’une quelconque transcendance qui altérerait donc sa capacité pleine et entière à prendre des décisions éclairées (Jaeger, 2009). Or, cette vision n’a pas toujours été celle qui régissait le système de responsabilité de nos sociétés. En appliquant notre réflexion au handicap et au vieillissement, nous pouvons identifier différents mouvements, qui au cours de l’histoire, ont participé d’un repositionnement du champ de la responsabilité.

Notre entreprise invoque en premier lieu la figure divine dans le portage de la responsabilité de la condition humaine – et ainsi de la prise en charge des personnes handicapées et des personnes âgées, notamment celles privées de leurs capacités à travailler et donc à subvenir à leurs besoins. Ces publics portent ainsi le stigmate du sort qui les accable et doivent ainsi s’en remettre à l’acte de charité principalement porté par les congrégations religieuses et permis par le don pour survivre. Dans ces conditions, le portage de la responsabilité est majoritairement tourné vers Dieu et place ainsi l’individu dans une posture récipiendaire d’une forme d’assistance unilatérale. Cette configuration du système social ne laisse ainsi que peu de place – voire aucune – à la prise de responsabilité par les individus eux-mêmes et encore moins pour ceux les plus vulnérables.

Toutefois, ce système de responsabilité se heurtera ensuite à l’émergence progressive d’une figure nouvelle dans l’organisation et la régulation des phénomènes sociaux qui composent la société – nous nommons ici l’État, et plus précisément l’État-providence. Cet acteur se développe à partir de la fin du 19e siècle et intensifie son action au sortir de la 2de guerre mondiale, notamment en intervenant toujours plus activement dans l’organisation et la régulation des politiques sociales et d’un système global de protection sociale visant à garantir un niveau de vie minimum à sa population. Dans la poursuite de l’intérêt général, il s’outille d’un corpus de lois et de dispositifs permettant de pourvoir aux besoins de ses administrés. Ici, les catégories de publics - telles que les personnes handicapées et les personnes âgées – se voient ainsi attribuer la qualité de demandeurs de l’intervention de l’administration publique dans la gestion des différents aspects de leur vie sociale. Ce qui se joue alors, c’est une redéfinition des modalités de partage de la responsabilité en promouvant l’État-providence en tant qu’acteur incontournable de la régulation des relations sociales du collectif que représente la société. L’individu se détache ainsi de la condition fataliste à laquelle il était renvoyé dans le système de responsabilité antérieur, mais reste circonscrit à une posture attentiste quant au concours de l’État en tant que souverain de la condition humaine.

Ces deux configurations reposent toutefois sur une relation de dépendance forte entre les individus et le porteur de la responsabilité absolue – Dieu d’abord, puis l’État-providence ensuite. L’irresponsabilité assignée aux bénéficiaires des interventions de ces acteurs historiques va toutefois être progressivement contestée. Les individus, au travers des combats individuels et collectifs qu’ils portent, développent ainsi des revendications en faveur d’une reconnaissance de leur capacité à décider et agir par eux-mêmes, pour eux-mêmes, mais aussi à répondre des effets de leurs actions sur les autres. Ces nouvelles aspirations dans le partage de la responsabilité sont très prégnantes par exemple dans la loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale. Cette dernière insiste ainsi sur la notion de participation des usagers et souligne de cette façon leur nécessaire implication dans les choix et la mise en œuvre des différentes dimensions de la relation d’accompagnement. Par l’instauration de droits et de devoirs dont les usagers deviennent les porteurs, ils se repositionnent dans le système de responsabilité qui jusqu’alors les excluait largement (Jaeger, 2009).

En se positionnant en tant que sujets de droit, les individus investissent alors le « processus négocié de partage des responsabilités » (Charbonneau & Estèbe, 2001, p.5) et prennent ainsi part aux décisions et aux actions portant effet sur leur avenir individuel et collectif. Acteurs singuliers, leur capacité à agir de manière consciente en faveur de l’ordre collectif est aujourd’hui revendiquée et tend à être reconnue (Gauchet, 2014). Dans cette configuration, l’individu en tant que porteur de responsabilité – mais également par l’attente de responsabilité qu’il impute à autrui – participe par sa posture individuelle à l’entreprise collective de définition d’un intérêt général. C’est en cela que semble s’établir un système de responsabilité partagé entre la diversité des acteurs qui composent et organisent la société et qui de plus en plus doivent chacun « répondre de », « répondre à » et « répondre devant » les autres et eux-mêmes du produit de leurs actions sur la condition humaine dans sa dimension individuelle ou collective. C’est à partir d’une telle posture que l’horizon de sociétés inclusives semble pouvoir se dessiner.

Bibliographie/Webographie

Bec, C., 2009, De quelques usages récents des notions de solidarité et de responsabilité. Vie sociale, 3, pp. 57-70.

Charbonneau, J., Estèbe, P., 2001, Entre l'engagement et l'obligation : l'appel à la responsabilité à l'ordre du jour, Lien social et Politiques, (46), pp. 5-15.

Fondation de France, 2020, 10 ans d’observation de l’isolement relationnel : un phénomène en forte progression. Les solitudes en France – édition 2020, Étude réalisée par le CRÉDOC pour la FDF, Décembre 2020, 185 pages.

Gauchet, M., 2003, « À la charnière de l’individuel et du collectif », in Bec, C., Procacci, G., (dir.), De la responsabilité solidaire. Mutations dans les politiques sociales d’aujourd’hui, 2003, 268 pages.

Gauchet, M., 2014, Chapitre VII. Le retour de l’individu de droit, in Gauchet, M., La crise du libéralisme : 1880-1914, L'avènement de la démocratie, II, Paris : Gallimard, pp. 314-361.

Jaeger, M., 2009, Du principe de responsabilité au processus de responsabilisation. Vie sociale, 3, pp. 71-81.

Jonas, H., 1979, Le principe de responsabilité, Traduction de l’allemand vers le français en 1990, Passages, CERF, 336 pages.

LOI n° 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médico-sociale, JORF du 3 janvier 2002.

Morales La Mura R., (2012), « La Révolution copernicienne du médicosocial. La personne n’est plus au centre du dispositif ! », in Trépos J.-Y. (dir.), Les dispositifs modestes du souci. Expérimentation, réflexivité et modélisation dans l’intervention sociale, Nancy, PUL.

Petits Frères des Pauvres, 2021, Baromètre 2021, solitude et isolement : quand on a plus de 60 ans en France en 2021. Rapport Petits Frères des Pauvres, Septembre 2021, 110 pages.

Ricœur, P., 1994, « Le concept de responsabilité, Essai d’analyse sémantique », Esprit, pp. 28-48, Repris in Le Juste 1, Ed. Esprit, 1995, pp. 41-70.

Crédits

  • Réalisation audiovisuelle et enregistrements : Jonathan Eckly-Marcoux et Adrien Levillain.
  • Post-production vidéo : Jonathan Eckly-Marcoux.
  • Chef de projet multimédia et post-production web : Claude Rochette.
  • Direction de production : Fabienne Granero-Gérard.

Les vidéos ont été réalisées à l'occasion du 6e colloque international du REIACTIS "Société inclusive & avancée en âge" qui s'est tenu à Metz en février 2020. Elles ont été sous-titrées grâce au soutien de l’APF France handicap.

Une ressource pédagogique réalisée avec les moyens techniques de la Sous-Direction des Usages du Numérique de l'Université de Lorraine.

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