Harlem, une histoire de gentrification

Retranscription

Ce livre, Harlem, une histoire de la gentrification, est issu de mon travail de thèse à l’Institut français de géopolitique. Initialement, quand j’étais étudiante, je cherchais à travailler sur les questions de domination, d’inégalité, c’était les sujets qui m’intéressaient. Béatrice Giblin, qui est devenue ma directrice de thèse, avait proposé de travailler sur Harlem, un de mes camarades qui n’a pas voulu de ce sujet, et je me suis précipitée dessus parce que, finalement, ça a fait sens. Je vais aller aux États-Unis étudier les inégalités et la ségrégation au cœur de cet empire américain. Quand je suis arrivée aux États-Unis et à Harlem, la situation était évidemment beaucoup plus compliquée que ce que j’avais imaginé dans mes représentations manichéennes d’étudiantes. La gentrification, c’était le sujet dont tout le monde parlait et qui agitait le quartier, donc j’ai tout de suite switché mes recherches. Cette étude de cas de la gentrification de Harlem permet de renouveler l’étude et l’analyse du racisme systémique aux États-Unis, un pays où l’accumulation des lois racistes, ségrégationnistes, de l’esclavage même, si on remonte encore un peu plus loin, a contribué à créer une situation où les Noirs américains ont été systématiquement, de manière légale, politique et institutionnelle, discriminés, exploités, dominés, marginalisés dans tous les aspects de la société américaine. Voir que ce quartier, que les Africains américains avaient construit comme leur capital, symbolique, culturel, politique, a été réapproprié par le biais de politiques publiques, permet de comprendre peu ce prolongement et cette continuité dans finalement des politiques qui continuent de reprendre le pouvoir et de déposséder les Africains américains. Jusqu’à présent, on avait beaucoup la représentation que les phénomènes de gentrification consistaient à ce que des Blancs arrivent dans un quartier et déplacent la population Noire et les minorités raciales. Ce n’est pas faux, ça existe évidemment, mais c’est plus compliqué que ça. À Harlem, on voit qu’il y a eu le rôle d’une bourgeoisie noire dans les étapes initiales, dans les étapes précoces de gentrification, le rôle d’une classe sociale supérieure noire qui a gentrifié et déplacé les personnes les plus pauvres, les Noirs les plus pauvres. On a cette intersection du rôle de la classe et du rôle de la race dans la gentrification de Harlem. En ce sens, ça renouvelle l’analyse des conflits raciaux et sociaux américains. Harlem a pendant longtemps été un quartier qui a d’abord eu une représentation positive puisque c’était la Harlem de la Renaissance, cette capitale noire, cette effervescence artistique, culturelle. C’était un quartier qui vraiment agitait, faisait rêver. La population blanche du reste de Manhattan. Ils y allaient pour sortir, se divertir, etc., puis la ségrégation, les politiques ségrégationnistes ont contribué à le ghettoïser. À partir de ce moment-là, il y a eu des représentations très négatives puisqu’on y associait la misère, la drogue, la prostitution et un certain nombre de maux sociaux et de déviances. Il y avait beaucoup de violence, de misère et de délabrement aussi puisque les propriétaires et les développeurs avaient désinvesti ce quartier au fur et à mesure. À partir des années 80, il y a eu ces réinvestissements dont je parle dans le livre et où je montre que les politiques publiques se sont réappropriées, ont réinvesti ce quartier. Il est devenu un quartier hype, un quartier tendance, un quartier désiré et désirable pour des populations extérieures qui jusque-là ne désiraient pas y vivre. Ce quartier a combiné historiquement des visions positives et négatives. D’autant plus que parmi ces politiques, il y a une sorte de fétichisation et d’artificialisation de la culture noire. On en fait un argument de vente, un argument touristique. Donc, on va avoir des fresques, des tours et des visites guidées de l’histoire noire du quartier, des grandes églises. On peut aller voir un gospel le dimanche et manger un brunch à la sortie de l’église, sauf que la population qui faisait vivre ces pratiques est déplacée de plus en plus et n’est plus dans le quartier. On voit que ça s’artificialise beaucoup. Harlem n’est pas n’importe quel quartier pour la communauté noire. C’est un quartier qui, initialement, avait été construit pour la bourgeoisie blanche, il faut le rappeler, et qui par une spéculation excessive et l’éclatement d’une bulle financière et d’une bulle spéculative, a, par accident, été habité et occupé par la population noire qui, à ce moment-là, était en train de migrer du sud des États-Unis, post-esclavage. C’est la première génération de noirs post-esclavage. Dans le sud des États-Unis, les conditions économiques sont difficiles, la société est très violente. Des lois racistes et le système Jim Crow se sont substitués à l’esclavage. Donc, ces noirs se déplacent, migrent vers les villes du nord, notamment avec la révolution industrielle qui crée, à ce moment-là, des emplois dans les villes du nord, etc. Harlem devient cet objet de réinvestissement pour une nouvelle vie, pour une nouvelle dignité, pour un territoire qui est le leur, celui des Africains américains. Ce n’est pas n’importe quel quartier qui a été gentrifié. Quand on connaît l’histoire des Noirs américains pour leur émancipation et l’égalité des droits, on comprend toute l’importance symbolique que ce quartier a. Des leaders politiques très importants et historiques y sont allés, y ont pris la parole. C’est un lieu iconique dont la trajectoire dépasse les enjeux locaux et les enjeux municipaux. La gentrification, qui est la transformation sociale, politique, culturelle et urbaine d’un quartier, se produit notamment par le biais du logement, qui est vraiment très important puisque ça va être le logement disponible qui va permettre d’accueillir des populations plus aisées avec des moyens financiers plus importants. Il faut rappeler que le logement a été dans la genèse de la gentrification, de ce concept qui a été développé dans les années 60 en Angleterre dans les quartiers ouvriers, où justement, les petites habitations des ouvriers étaient transformées, réhabilitées, rénovées par une bourgeoisie et une petite noblesse locale. Le logement, c’est dans la genèse. S’il n’y a pas de logement disponible, les classes plus favorisées, les classes supérieures, ne peuvent pas revenir ou venir dans un quartier. C’est tout à fait stratégique. Les investissements municipaux qu’il y a eus sur le secteur du logement et les constructions ou les rénovations ont, de ce point de vue-là, joué un rôle très important dans la gentrification de Harlem. Mais le logement n’est qu’un seul aspect de la gentrification. Il faut que ça s’accompagne d’autres agréments dans la vie locale. De ce point de vue-là, la politique du logement s’est accompagnée, à Harlem, de politique sur la sécurité et la qualité de vie. Il y a eu le déploiement de la tolérance zéro et de la police pour nettoyer, entre guillemets, littéralement le quartier, en déplaçant les populations jugées indésirables de ce quartier. On n’a pas réglé le problème de la pauvreté, on n’a pas réglé le problème de la prostitution et du trafic d’êtres humains, on n’a pas réglé le problème de la drogue, mais on a déplacé les usagers et les personnes indésirables des quartiers pour sécuriser les nouveaux habitants. Des politiques publiques se sont également attachées à développer un nombre de commerces et de services pour servir ces nouveaux habitants. Ça a transformé le tissu local. C’est tout un spectre de politiques publiques autour du logement, de la sécurité, de la politique de la ville dans sa globalité et de l’éducation qui a permis la gentrification de Harlem. La gentrification de Harlem met particulièrement en évidence la relation qu’il y a entre la classe sociale, l’appartenance, l’identité raciale et le territoire, puisqu’on voit que les appropriations de ce quartier, la production de ce quartier et son utilisation, c’est tout le concept de production de l’espace, et de droit à la ville de Henri Lefebvre, on voit qu’à Harlem, tout ça s’entremêle de manière très complexe puisqu’on a des populations pauvres qui sont exclues, marginalisées et déplacées, et que l’arrivée des classes supérieures s’entremêle avec des dynamiques raciales et des dynamiques identitaires aussi très fortes. Il y a eu des partenaires locaux noirs qui ont accueilli et aidé les processus de gentrification, en partie en pensant qu’il y avait des bénéfices à en tirer, des bénéfices objectifs du point de vue de leur statut social. Peut-être que certains n’ont pas mesuré que le processus irait plus loin et finirait par déplacer ces classes moyennes noires aussi ou que leurs enfants ne pourraient plus loger dans le quartier. On a donc cette intersection entre la classe, la race sur ce territoire de Harlem.