Les Presses Universitaires de Vincennes, la bibliothèque universitaire, le service communication de l'université Paris 8 poursuivent leur série de podcasts sur le thème de la création. Nous écoutons aujourd'hui Chloé Tisserand. Elle vous présente son essai Calais, une médecine de l'exil, qui réfléchit sur les conditions d'accès aux soins des personnes migrantes. Vous pourrez également écouter des lectures d'extraits de ses carnets de terrain, un exemple des nouvelles façons d'écrire la recherche.
Je suis Chloé Tisserand. Je suis sociologue et j'enseigne à l'université de Lille et je suis également documentariste et anciennement journaliste. Pour présenter l’essai donc qui s'intitule Calais, une médecine de l'exil, donc, je suis partie d'un constat de me dire qu'il y avait une multiplication des lieux frontières en Europe et que, finalement, les acteurs de la société dite d'accueil sont confrontés aux exilés et à la crise de l’accueil des exilés. Et donc, je me suis intéressée, dans ce contexte, aux professionnels de santé des permanences d'accès aux soins de santé, donc les PASS, et notamment les PASS de Calais et de Dunkerque, qui se situent sur la frontière franco-britannique. L'idée de cet ouvrage, qui est issu d'un travail de thèse, c'est d'interroger la façon dont le travail des professionnels de santé s'est transformé. À travers ces transformations, j'interroge un peu la relation soignant-soigné exilé, le rapport avec la différence des patients, la différence culturelle est aussi le comment le rapport émotionnel s'est transformé au contact des patients exilés.
“Effervescence de concentration sont palpables en ce début d'après-midi. Dans le bureau d'enregistrement, la secrétaire médicale est derrière son ordinateur, concentrée pour essayer de trouver la trace d'un passage antérieur du patient. Le médiateur linguistique, accroupi, regarde pêle-mêle des boîtes de classement installées dans un meuble, tandis que l'infirmier, assis avec un tas de dossiers commençant par la lettre A posé sur les genoux, les égrène pour trouver le bon nom. Puis chacun se remet de ses échecs, se relève, se croisent pour chercher un indice sur une autre étagère. Peut-être la plus petite contient-elle les dossiers de ceux qui viennent régulièrement. “Demande à la dame: c'est son vrai nom.” MDM, médecins du monde, c'est mal écrit. Ça fait vingt minutes que cherche après le monsieur et en fait, c'est pas pour lui, c'est pour sa femme, parle un infirmier. L'autre infirmier demande au patient. “Sorry, mister, your exact name : Capedoc ? Cameda ? Le premier infirmier souligne : “Attends, attends. Il montre ses papiers.Ça vient de MDM, ça ira mieux. Capedoc, comme ça”. L'autre infirmier : “Avec un “a” ou un “a”. Tiens, j'en ai un là.” Si, au bout de toutes leurs tentatives, les soignants ne parviennent pas à trouver le bon dossier, ils vont en créer un.”.Carnet de terrain 2015 à la PASS de Calais Cette étape de l'accueil est, on le voit, un véritable casse-tête. La plupart des patients donnent le nom de leur père pour s'identifier. L'identité délivrée aux professionnels de santé est souvent fausse. Sous la menace de l'expulsion que fait planer le règlement Dublin 3, les exilés sont, en effet, contraints de vivre dans l'anonymat et de laisser le moins de traces possibles dans les pays traversés.”
L'idée de cet ouvrage, c'était de rappeler que, en fait, les patients exilés vivent des épreuves, notamment la désaffiliation sociale, qui induit une perte et une érosion du lien social et du lien relationnel. Une autre épreuve, qui est l'arrachement au pays, le déracinement et enfin l'incertitude migratoire. Et c'est donc, ces trois épreuves vont créer de la vulnérabilité à la fois corporelle et psychique. Mon interrogation, c'était de de de me dire comment on prend en charge ces patients qui sont qui ont traversé ces épreuves ? Et n'assiste t-on pas là à l'invention d'une nouvelle forme de médecine ?
“Le médecin à l'infirmière. “Pour la personne aux coups de couteau, il a rendez-vous avec le chirurgien.” Le patient se rend sur le lit d'examen, on lui ausculte le thorax. “Il a un pneumothorax. De l'air passe sous la peau”. “Il a un décollement pneumothorax à cause du coup de couteau”, commente le médecin. “C'est normal. Le chir a vu sa radio. Il n'y a rien de particulier. La douleur va baisser en fonction.” Le patient est torse nu. Le docteur tire le rideau. Le médecin : “Il a des douleurs résiduelles de la glace. La plaie est encore là, ça va tirer sur les muscles.” L'infirmière lui retire les fils. “On va lui donner un traitement antibiotique et du paracétamol pour arrêter.” L'infirmière : “J'ai remis un pansement. Il peut le laisser jusqu'à demain.” Le médecin : “Il revient dans une semaine, mercredi. Il dort dans la jungle.” Carnet de terrain à la PASS de Dunkerque, 9 mai 2018
“Le médiateur linguistique fait entrer un patient. Le médecin le regarde en coin. Le patient a sauté d'un camion. Il enlève ses chaussures et insiste sur la douleur. “Oui, oui, j'ai compris, mais le médecin, il est aussi attiré parce qu'il ne fait pas mal. Vous êtes pas casser l'os, mais vous vous êtes abîmé le tendon. Vous êtes bien tombé sur les pieds ?” Le médecin tâte et lui demande de montrer l'autre pied. Le patient est surpris. “Par comparaison, il a mal quand je pose mon doigt ?” Le médiateur linguistique : “Ouais, il a mal à l’intérieur. Le médecin : “On va faire une radio. Je ne pense pas que ce soit cassé, mais il s'est peut-être fêlé quelque chose. Quand vous marchez et la nuit, ça vous fait mal ? On va faire une radio. Prix des médicaments ?”, “Ouais. Il a utilisé un traitement qu'on lui a donné.” Le médecin re-tâte, secoue le pied nu. Il se lave les mains.” Carnet de terrain. PASS de Dunkerque, septembre 2015
Comme je suis anciennement journaliste, dans cet essai, il y a une inspiration avec les techniques journalistiques. Par exemple, cet essai est composé d'extraits de deux carnets de mes terrains et la retranscription de ces carnets de terrain se fait un peu sous forme journalistique où, en fait, je recoupe les faits, j’essaye d'établir une description très précise, comme comme on nous l'apprend en reportage. Et l'écriture est très ethnographique et basée sur de l'observation non participante. Et je m'attache toujours, dans ces extraits de carnets de terrain, par exemple, à mettre de l'ambiance. Là où je me suis aussi inspirée du journal, sont incrustées dans le livre des photos. J'ai aussi créé ce qu'on appelle une infographie pour retracer un petit peu et dater les différents événements migratoires à la frontière franco-britannique. Mais, c'est un travail qui, effectivement, s'inspire des techniques journalistiques mais qui vise vraiment à aboutir à une réflexion sociologique, puisqu'il a été réalisé dans un cadre d'un doctorat en sociologie. Et donc, j'ai vraiment tenté de tendre vers la rigueur sociologique et j'ai mobilisé des concepts, mais je me suis toujours attelée à faire en sorte, pour cette conceptualisation, d'essayer de la rendre comme compréhensible d'un grand public, pour que ça puisse être un livre dont tout le monde puisse s'emparer. Donc, quand j'explique un concept, je l'explique en détail. Là où il fallait que je fasse attention quand on essaie de rendre compréhensible du grand public, c'est aussi de ne pas réduire et de ne pas rendre simpliste les idées. Donc, voilà, c'est un travail qui est entre ces deux formes d'écriture à la fois un peu l'écriture journalistique et ethnographique et l'écriture sociologique d'une chercheuse.
Merci à Chloé Tisserand pour sa participation à cette émission enregistrée réalisée par les PUV, avec le concours de la bibliothèque universitaire et le soutien du service communication.