L'accent fantôme et autres impressions séfarades d'Aurélie Mossé aux Presses universitaires de Vincennes

Retranscription

Les Presses Universitaires de Vincennes en collaboration avec la bibliothèque universitaire et avec le soutien du service communication de l'université Paris 8 ont le plaisir de vous présenter une série de podcasts sur le thème de la création.

Dans le cadre du printemps des créations de mars deux mille vingt quatre, nous avons reçu cinq autrices des PUV. Elles vous présentent leurs ouvrages et ce qu'ils disent de la création 

Aujourd'hui, Aurélie Mossé vous présente son livre L'Accent fantôme et autres impressions séfarades et vous lit quelques extraits choisis.

Bonjour, je m'appelle Aurélie Mossé. Je suis designeuse, chercheuse et enseignante et j'ai le plaisir de co-diriger le groupe de recherche Soft Matters à l'école des arts décoratifs au sein de l’EnsadLab, qui est le laboratoire de de recherche par les pratiques créatives de l'école des arts déco.

L'Accent fantôme et autres impressions séfarades, c'est le récit d'un voyage introspectif où les mots donnent à voir la scène intérieure d'une absence trop longtemps refoulée, celle de mes arrière-grands-parents paternels, Laure et Gaston Mossé, dont je ne savais rien, seulement qu'ils avaient été déportés parce que juifs. Donc, ce livre, c'est une aventure. C'est avant tout la relecture de mon propre travail de création et de recherche, par lequel je fais émerger cette mémoire à la lueur du silence que j'ai ressenti, et c'est la manière que j'ai trouvée de leur rendre hommage, de rassembler en fait les quelques faits et gestes, des intuitions que j'ai pu collecter sur mes arrière-grands-parents.

“Sans trop savoir pourquoi, j'ai aimé débusquer ces chaises délaissées, abîmées, mais plus encore en prendre soin, leur donner corps et texture. Geste spontané, sans motivation particulière. Je garde de ces moments de voilement celui d'un temps de méditation ou de communion me donnant accès à une présence ou un relief inconnu. Aujourd'hui, je ne peux m'empêcher de voir dans ces chaises habillées de rayures, flottant sur le papier comme un bateau fantôme qui se détache du brouillard, tantôt le spectre d'un talith, tantôt celui des rayures qui jetaient tant bien que mal le voile sur les corps décharnés des déportés. Avec le recul, comment ne pas voir dans ce geste la recherche, l'empreinte de corps absents ? Comment ne pas percevoir dans cette appropriation du voile une porte d'entrée vers un intime ignoré, celui qui a entouré pour moi l'absence de Gaston et Laure pendant près de soixante dix ans? D’eux, je ne savais rien, ni leurs prénoms, ni leurs visages, seulement qu'ils avaient été déportés parce que juifs. Je me dis que je dois peut-être au nom que je porte, cette obsession du révélé par dissimulation, que ces voiles spontanément drapés ne faisaient peut-être que tisser les premières [inaudible] d’un linceul dont Laure et Gaston ont été privés. Voiler ces chaises, je n'en doute pas aujourd'hui, aura été pour moi le chemin inconscient par lequel commencer à lever le voile sur une réalité invisible, une absence indicible pour toute une famille.”

C'est une aventure créative à plusieurs titres L’Accent fantôme. En premier lieu, parce qu'effectivement, c'est un regard rétrospectif sur mes travaux sur une vingtaine d'années, une sélection faite d'artefacts, des installations, des maquettes, des créations textiles. En ce sens-là, c'est presque un portfolio de designer, mais qui est là pour révéler une mémoire, des intuitions qui sont de l'ordre du subconscient. Et je dois dire que ce travail là, c'est, presque avant qu'il soit publié sous forme de livre, c'est presque un projet de design avorté, dans le sens où l'écriture est devenue le moment où j'ai pu donner vie à une expérience plastique que je voulais transmettre par le biais de textiles et que je n'ai pas pu achevez. Donc, à défaut de créer des textiles, et bien, l'écriture a pris le relais pour articuler mémoire et création par l'écrit, par le texte.

“Repriser les trous de mémoire n'est pas une mince affaire. Et s'il reste encore trop de feuilles à rassembler, les pages blanches restent ouvertes à de nouvelles impressions, de nouvelles reconfigurations. [...] J'ai l'impression d'ouvrir un nouveau chapitre. Celui qui voit les éléments essentiels d'un index jusqu'alors épars rassemblés en écho aux feuilles qui définissent spatialement l'atrium, le textile vient ici prolonger l'architecture. Les voilages s'additionnent et se superposent pour vous révoquer la profondeur et la sensualité des pages d'un livre que l'on égrène une à une. Par endroit, elle se pare d'une nuée typographique dont le message, la langue, reste indécis. Cette incertitude me parle, me rappelle combien j'ai toujours vécu le design comme une pratique de traduction, d'interprétation de l'idée à l'image, à la texture, en passant par le volume, jeu de langue, équilibre précaire entre le poétique et le technique, le conceptuel, le manuel, le visuel, le verbal et le scriptural, le scientifique et le culturel. Lire, écrire, réactive en moi de la manière sans doute la plus intime, les pages de ma filiation hébraïque. C'est grâce au livre que j'ai pu démêler les fils du silence et de l'oubli et comprendre peu à peu combien leur signification et leur poids avaient, depuis l'enfance, façonné le grain de mon expérience personnelle. Jusqu'alors, il m'était impossible d'imaginer que j'avais vu porter en moi une trace de ce passé qui n'était pas le mien.”

Ce projet, c'est un projet littéraire initialement, mais qui est nourri par ma pratique à la fois créative mais aussi de recherche, puisque je suis à la fois designer et chercheur et à vrai dire, dans ma pratique de recherche les questions sont formulées, elles sont développées et on y répond au moins en partie par une pratique de design, par des artefacts et par un engagement créatif. Et, en ce sens, même si ce n'était pas l'idée de départ L'accent fantôme et autres impressions séfarades se nourrit de ma pratique d'écriture académique, mais aussi pour l'ouvrir et la transcender, puisque si je collecte des références, si on est aussi sous une forme d'enquête, c'est aussi une aventure qui lie l'intime et l'histoire familiale et l'histoire à une plus grande échelle, à une échelle collective, et donc, c'est des, ce sont des des mouvements comme ça, des articulations entre une pratique de création, une pratique de recherche au sens académique et classique du terme, et puis, qui est en fait articulée par ce qu'on appelle recherche par le design, et qui est éminemment, une pratique réflexive qui part d'une pratique et qui se nourrit d'une pratique artistique.

“Cette série d'images est née d'une exploration sur l'ombre, d'un désir de porter attention aux menus détails qui disparaît sous le poids des habitudes. Elle a pris corps à partir des paysages d'ombres que dessinaient les ustensiles de mon quotidien sur les quatre murs de mon appartement. Autrement dit, une sorte de huis clos entre moi-même et ce minuscule studio rue du docteur Potin, qui me servait alors aussi bien de chambre que d'atelier.”

Au-delà d'un projet de création, c'est presque un projet de déconstruction au sens où Derrida l'entend, c'est-à-dire une découpe constituante à la fois une destruction et une construction, qui passe par l'acte de d'écriture, en fait incarné dans l'acte d'écriture, mais de relecture en premier lieu, de mon propre travail.

“Décomposer justement, recoller les morceaux, mettre la table, rassembler les pièces éparses d'un puzzle. Autant de principes qui structurent mille feuilles. Table à effeuiller, agglomérée de motifs emblématiques à la frontière entre nappe, table et plancher. Avec mille feuilles, les pistes du décor se brouillent, les strates de papier sont en attente de desimmobilisation. À mille lieues de toute préoccupation familiale, il s'agissait ici alors de célébrer la poésie éphémère du quotidien. Et puis plus tard, quand les questions peuvent enfin se formuler, peuvent être reçues, les entrelacs de la mémoire, volatiles, se recomposent. J'apprends que les arts de la table étaient un commerce familial, celui de Laure, qui tenait un magasin de vaisselle rue de Rome, auquel répondait la maison familiale  [inaudible] Moïse où sa sœur officiait. Boutique sans devanture, rue de la Palu, point de ralliement de la tribu et paraît-il, connu de tout Marseille, jusqu'au couvent qui s'y approvisionnait. Un détail retient mon attention. Ce papier journal qui servait à emballer les articles vendus et qui s'imprimait sur les mains de mes aïeuls. Banal matériaux du quotidien, celui-là même que je finis par utiliser pour conter la jeunesse de mille feuilles. Alors, je me demande si, dans ces fragments multicolores, dans ce patchwork de motifs, ne s'entremêle pas un peu du quotidien de ces femmes, quelques confettis de cette vie d'avant où la rue était un terrain de jeu commerçant et le repas une fête joyeuse.”

Nous remercions l'autrice pour cet aperçu de la manière dont une chercheuse peut enrichir son travail par son vécu et sa créativité. Nous vous invitons à découvrir ces impressions séfarades livrées dans L’Accent fantôme d'Aurélie Mossé. Cette émission a été enregistrée et réalisée par les PUV, avec le concours de la bibliothèque universitaire et le soutien du service communication.