Histoire de la pop. Quand la culture jeune dépasse les frontières (années 1950-1960)

Retranscription

La culture pop a souvent été négligée par l'historiographie politique traditionnelle, mais aussi par l'historiographie culturelle. 
Je considère pourtant que l'expression culturelle essentielle peut être la plus importante des sociétés démocratisées du 20e siècle. 
Nous commençons à nous en rendre compte aujourd'hui, par exemple lorsque plusieurs présidents se rendent aux funérailles d'une star du rock comme Johnny Hallyday et que des millions de Français bordent les rues, ou lorsque le président fait transférer la dépouille de Joséphine Baker au Panthéon. 
Mais pour en arriver là, le chemin a été long. 
Pendant longtemps, les nouvelles musiques, comme le blues, le jazz, le rock'n'roll et le beat, tout comme le cinéma ou les danses populaires à leurs débuts, n'étaient pas considérées comme de la culture, mais comme des effets secondaires indésirables d'une émancipation des couches sociales qui avaient été longtemps marginalisées. 
Il s'agissait des jeunes, des personnes ayant une éducation formelle limitée, des ouvriers, mais aussi de la classe dite moyenne qui se formait culturellement dans la culture pop. 
Mon livre traite des débuts de la culture pop dans les années 50 et 60 et des résistances qui ont dû être surmontées à l'époque. 
Il décrit deux évolutions contradictoires. 
D'une part, la criminalisation de la culture et d'autre part, son établissement progressif. 
Les débuts de la culture pop, comme le rock'n'roll, mais aussi certaines manières de s'habiller, de danser, même de simples postures corporelles comme le fait de traîner ou de se tenir au coin de la rue, faisaient l'objet d'une hostilité véhémente à l'époque. 
Cela commençait par des commentaires méprisants ou inquiets dans les médias, mais pouvait également inclure des boycotts et des mesures de censure, par exemple pour des films ou des morceaux de musique. 
Ainsi, de nombreuses stations de radio ont refusé de diffuser le rock'n'roll parce qu'il incitait soi-disant à la violence. 
Cette idée est née d'incidents survenus lors des concerts et des émeutes qui ont eu lieu à Boston et aux États-Unis, à Berlin lors d'un concert de Bill Haley en 1958, puis à Paris lors de la Nuit de la nation, un grand concert en plein air sur la place de la Nation en 1962. 
J'ai étudié de près le déroulement de ces événements à l'aide des dossiers de police. 
Dans de nombreux cas, la violence venait de la police qui voulait empêcher les jeunes de danser dans les couloirs des cinémas ou des salles de concerts ou qui n'avaient tout simplement pas prévu le flux massif. 
Un genre de film, le juvenile delinquency movie, a repris ce motif et la développer de manière fictive. 
Il s'agit de films comme Blackboard Jungle aux États-Unis, Die Halbstarken, Les Demi-sel, en Allemagne ou Les Tricheurs en France. 
Même des experts, surtout des pédagogues et des musicologues, avaient défendu la thèse selon laquelle ce type de musique conduisait automatiquement à la violence. 
Des morceaux instrumentaux ont même été boycottés par la radio car on attribuait cet effet au seul son. 
C'est quelque chose que nous avons du mal à comprendre aujourd'hui car nous considérons comme musique des sons que nous n'aimons pas, même si nous discutons encore des paroles controversées. 
Il y a aujourd'hui beaucoup plus de diversité culturelle et j'analyse dans mon livre comment on s'est battu pour cela. 
Par différents moyens, l'un des principaux médias pour la musique était la radio. 
Les ondes hertziennes ne s'arrêtaient pas aux frontières. 
J'ai regardé des programmes qui ont été établis et qui s'adressaient aux jeunes plus seulement comme une masse que l'on voulait éduquer au bon goût, c'est-à-dire le plus souvent au goût des élites cultivées à la musique classique. 
Il y a aussi eu des coopérations et des réseaux transnationaux. 
Radio Luxembourg, par exemple, a enregistré à Paris un programme de radio anglais qui a été diffusé à Londres et qui a ensuite été diffusé à Berlin par des stations militaires britanniques. 
Il y a également eu un hit-parade dans un magazine allemand pour jeunes Bravo, avec Radio Luxembourg. 
Les radios pirates qui émettaient en partie au large des côtes des pays scandinave, de la Grande-Bretagne et des Pays-Bas dans des conditions aventureuses étaient également importantes. 
Ces radios étaient installées sur des bateaux ou des plateformes de forage abandonnées. 
Des disques étaient largués par hydravion au large de ces navires et repêchés en mer par l'équipage. 
Il y avait à bord des DJ qui jouaient ces musiques sans contrôle de goût de la part des stations publiques, mais aussi et surtout pour éviter les taxes. 
C'étaient des facteurs importants pour passer les frontières. 
Bien sûr, les coopérations entre maisons de disques étaient importantes. 
Des chanteurs français comme Johnny Hallyday ou France Gall étaient par exemple très populaires en Allemagne et ont également enregistré des chansons en allemand. 
Inversement, le magazine pour les jeunes Salut les copains a présenté le chanteur allemand Peter Kraus. 
Ensuite, le cinéma et plus tard la télévision ont été très importants. 
Des pas de danse, comme le twist, ont été diffusés par le biais de films. 
Enfin, les fans ont aussi voyagé, pour beaucoup de jeunes anglais et allemands. 
Paris, à l'époque, était la vile non seulement de la mode, mais aussi du jazz et était aussi populaire que Berlin aujourd'hui pour les jeunes Français. 
La notion de populaire ou de culture populaire est encore très récente et est utilisée différemment dans les différentes langues. 
En français par exemple, il existe aussi le terme de genre variétés, mais ce n'est pas mon propos ici. 
Mon livre n'est ni une histoire de la musique, ni une histoire des musiciens. 
J'entends plutôt, par culture pop, un vaste ensemble de discours différents, de formats médiatiques et de pratiques concrètes, dans lesquelles les sons sont certes centraux, mais où les images, les corps, les mouvements et les modes vestimentaires forment également un contexte que les contemporains ont de plus en plus souvent qualifié de culture pop. 
C'est un processus que je suis depuis des années 50 ou années 60, avec l'année 1966 comme point de départ. 
C'est à ce moment-là que le mot pop est apparu pour la première fois sur les couvertures des grands magazines d'information des différents pays pour décrire une nouvelle culture. 
On se demandait alors si Swinging Londres était la capitale mondiale de la pop, si San Francisco était le centre du mouvement hippie et si Paris était la capitale mondiale de la mode. 
Je n'ai cependant pas abordé le matériau avec une définition toute faite de la pop, mais j'ai examiné à quel moment quel phénomène était traité sur ce terme. 
J'ai plutôt écrit une histoire du discours de la culture pop, sachant que par discours, j'entends aussi des pratiques et des produits concrets. 
Pour rendre compte de toutes ces différentes expressions de la pop, j'ai combiné différentes approches, d'abord l'histoire transnationale et l'histoire culturelle, mais aussi l'histoire du genre, l'histoire du corps, certaines approches classiques des cultural studies britanniques et l'histoire des émotions et des sons. 
Le matériel dont je dépose pour cela provient d'archives classiques nationales, policières et municipales. 
Au total, j'ai dépouillé deux douzaines d'archives dans six États. 
J'ai également analysé des enregistrements sonores et cinématographiques, des pochettes de disques et des objets de la culture matérielle, comme les objets de dévotion fabriqués par les fans eux-mêmes. 
Nous vivons justement une époque de retour au national culturel, de renforcement des idées populaires et de séparation des sociétés mono-culturelles. 
C'est ce qu'indique le succès électoral des parties populistes de droite, alors qu'en même temps, une grande conscience de l'égalité des sexes, du racisme et de la discrimination est apparue. 
Mais le préjugé largement répandu selon lequel il faudrait une formation supérieure pour pouvoir apprécier une culture internationale persiste. 
Du côté de la droite populaire, on prétend que les gens ordinaires sont attachés à une culture conçue comme nationale ou locale, à la différence des élites prétendument cosmopolites. 
Mon livre montre cependant que pendant des décennies, ce sont les gens ordinaires qui ont véritablement revendiqué une culture internationale et ce, le plus souvent, contre la résistance des élites cultivées dans les rédactions, les autorités et les ministères. 
Les jeunes ont créé des clubs de fans comme organisation de lobbying pour revendiquer leur musique. 
On voit par là qu'il n'est nullement nécessaire d'avoir une éducation exceptionnelle pour s'intéresser aux cultures d'autres pays et même pour les considérer comme les siennes. 
Bien sûr, la culture pop n'est pas la panacée contre le nationalisme, comme on peut le voir dans des genres absurdes comme le rock de droite ou le rap identitaire. 
De même, certaines choses que l'on saluait à l'époque avec euphorie se retrouvent aujourd'hui sous le nom de culture. 
Ces débats étaient déjà menés à l'époque. 
La culture pop était un champ essentiel dans laquelle le changement social était négocié et réalisé. 
Elle était importante pour les identités, les nouvelles images corporelles, le changement des médias, la représentation de larges couches sociales dans la culture et pour le changement des rôles des genres. 
À bien des égards, la pop a été un laboratoire pour des évolutions qui ont ensuite touché toute la société et dont beaucoup sont actuellement renégociés. 
Il est donc utile de connaître son histoire.