En fait, je m'intéresse depuis longtemps au blasphème. Et le projet initial, qui a vu le jour à la fin des années 80, a été lancé à une époque où la fatwa de Khomeini contre l'écrivain Salman Rushdie venait d'être décrétée. Le sujet était donc déjà intéressant du point de vue de l'histoire contemporaine, et c'est ce qui l'a stimulé à l'époque. Mais mon véritable intérêt était un intérêt historique tout à fait classique, du début des temps modernes. C'est-à-dire de me demander comment, à une époque que nous considérions comme très religieuse et imprégnée de crainte de Dieu et de piété, il se fait que le blasphème soit déjà un sujet très important à l'époque ? En fait, il s'agissait pour moi d'un sujet très lointain, d'une époque très lointaine. J'ai écrit mon doctorat sur ce sujet et je me suis intéressé à la manière dont les gens pouvaient comprendre le blasphème comme un déshonneur de Dieu, une insulte au Créateur. Et d'autre part, beaucoup de gens tenaient dans la vie quotidienne de nombreux propos blasphématoires qui étaient en fait hautement interdits. C'était l'ancien projet, mais en tant que témoin de l'époque, il s'est avéré que le thème du blasphème a continué. Il y a eu les caricatures de Mahomet en 2005, puis l'attentat contre Charlie Hebdo en 2015 avec toute l'histoire qui l'a précédé, et il y a eu toute une série de livres sur le blasphème, qui étaient aussi des représentations historiques. Beaucoup de ces livres m'ont été très précieux, ici aussi pour la préparation du livre. Mais je n'étais pas vraiment satisfait de ces livres, parce qu'à mon avis, ils n'abordaient pas vraiment le point qui devrait être important. On y parlait en fait de liberté d'expression et de tolérance. On a beaucoup écrit sur l'hérésie dans les siècles précédents, et l'hérésie n'était pas du tout identique au blasphème. On a beaucoup écrit sur le délit d'opinion, un crime imaginaire, comme l'a appelé Jacques de Saint Victor. Et je trouvais que ce n'était pas forcément de cela qu'il fallait parler. J'ai plutôt essayé de comprendre le blasphème comme un acte de parole et j'ai proposé une définition très simple : comme l'abaissement du sacré, l'abaissement et l'insulte de ce qui est sacré pour nous. Et je pense qu'avec cette simple définition, on peut effectivement écrire toute l'histoire du blasphème. Non pas pour la réduire à un simple dénominateur, mais pour raconter ainsi, pour ainsi dire, toute la complexité de l'histoire. Tout d'abord, il faut distinguer deux situations de base du blasphème, qui apparaissent dans toute l'histoire du blasphème, du début à la fin. Il s'agit d'une part du fait que certains groupes se rabaissent mutuellement, s'injurient ou, plus fortement encore, s'insultent et se rabaissent. Il s'agit donc d'un fait qui se déroule entre des groupes qui peuvent également se situer au sein d'une religion. D'autre part, et cela aussi se retrouve souvent, il s'agit de considérer des individus comme des blasphémateurs, des insulteurs au sein d'un groupe, d'une religion, quelle qu'elle soit. Et parfois c'est l'un qui domine, parfois c'est l'autre. C'est un fil rouge, on peut le dire, que l'on retrouve. Sur la question de la répartition des phases, on peut peut-être commencer par le polythéisme antique. Les dieux de l'Antiquité ont bien sûr eux aussi été insultés par les hommes, par d'autres groupes, ils ont été offensés et se sont vengés. Mais la véritable histoire du blasphème commence, je dirais, dans le monothéisme juif avec le deuxième commandement que nous connaissons bien. Tu ne prendras pas le nom de ton maître en vain. Et il y a aussi dans l'Ancien Testament, dans le livre du Lévitique, un exemple de la manière dont doit être puni celui qui outrage Dieu. En effet, un homme qui avait abusé du nom de Dieu a été emmené par Moïse hors du camp des Israélites sur ordre divin et devait être lapidé, c'est-à-dire mis à mort collectivement. Nous avons donc là une situation : le groupe contre l'individu en son sein. Ce monothéisme est ensuite devenu, pour ainsi dire, le patrimoine génétique de toutes les religions abrahamiques et en particulier du christianisme. Le christianisme, en particulier lorsqu'il était religion d'État dans l'Antiquité tardive, était en fait la religion qui se plaignait partout d'outrages. Des insultes de païens, des insultes de juifs, des insultes de chrétiens hétérodoxes, c'est-à-dire d'hérétiques quelconques. Et d'autre part, les orthodoxes ou ceux qui se considéraient comme tels se sont violemment défoulés sur ces personnes. C'est donc pour ainsi dire le lieu de naissance classique du blasphème dans l'Antiquité. Si l'on veut établir une date où le blasphème est né, si l'on peut dire, c'est au sixième siècle, avec la nouvelle justinienne de 77. L'empereur romain Justinien s'y est opposé aux personnes qui abusent du nom de Dieu et qui jurent et jurent contre lui. En même temps que ceux qui agissent contre la nature, c'est-à-dire ceux qui ont recours à des pratiques sexuelles impudiques. Et l'empereur Justinien a été le premier souverain classique à tenter d'exalter symboliquement son propre règne par ce délit officiel de blasphème. Il voulait tout simplement que ceux qui transgressaient la loi divine soient punis et sévèrement punis, à savoir par la mort. Le véritable âge du blasphème, le véritable âge du péché de langue, a été le Moyen Âge et le début des temps modernes, lorsque de nombreuses autorités ont tenté de sanctionner et de réprimer les mauvais propos de leurs sujets, et le blasphème est devenu un délit majeur. Les rois et surtout les villes ont donc entrepris d'édicter des normes contre le blasphème et de prononcer des peines sévères. Outre ces sanctions sévères, il est intéressant de noter que la vie quotidienne de ces sociétés de la fin du Moyen Âge et du début de l'époque moderne était souvent imprégnée de discours grossiers, y compris contre la religion, et qu'en réalité, peu de gens étaient punis aussi sévèrement. Les théologiens et les juristes excusaient ces discours légers bien plus que nous ne pouvons l'imaginer aujourd'hui. D'une certaine manière, cette manière d'aborder Dieu, d'agir avec Dieu, comme l'a dit ma collègue Franziska Lötz, était aussi une caractéristique du christianisme pré-moderne. Et probablement aucune autre religion, en tout cas aucune religion monothéiste, n'a produit autant de discours blasphématoires que le christianisme. La phase suivante a été celle des Lumières, lorsque l'ancien concept de blasphème a été totalement remis en question. L'ancien concept, qui comprenait justement le blasphème comme un déshonneur de Dieu, n'était plus plausible. Dieu n'avait besoin de personne pour le protéger dans son honneur. Dieu était tellement insaisissable qu'il était pour ainsi dire au-delà de ces choses humaines. Malgré cela, le blasphème n'a pas été aboli. Pourquoi ? Parce que la protection contre le blasphème signifiait désormais : protection de l'État et de la société, donc la religion comme base d'un ordre moral correct. On a donc eu une compréhension plus fonctionnelle de la religion et on l'a étendue au blasphème. Et on voulait aussi protéger l'ordre public, ce qui est encore aujourd'hui la base du paragraphe sur le blasphème en République fédérale d'Allemagne. Dans la mesure où l'on disait justement que si d'autres communautés religieuses étaient atteintes dans leur intégrité, dans leurs sentiments, c'était mauvais pour l'ordre public, c'est pourquoi nous avons laissé les lois sur le blasphème. Mais elles ont été de plus en plus remises en question, défiées par ce qui était perçu comme un blasphème et qui était peut-être de plus en plus pensé comme un blasphème. Et il n'était pas tout à fait clair si les tribunaux appliquaient strictement ces lois sur le blasphème ou s'ils ne laissaient pas de plus en plus de place à la liberté d'expression et d'opinion. Nous pouvons donc dire qu'au 19e et au 20e siècle, il y a eu de nombreux procès spectaculaires pour blasphème, mais qu'au 19e et au 20e siècle, la lutte contre le blasphème était en fait en recul. Et puis, la dernière phase. En fait, ce que j'appelle la phase globale du blasphème, avec les choses que j'ai déjà mentionnées, à commencer par la fatwa de Khomeni contre Rushdie, puis avec les caricatures de Mohamed et Charlie Hebdo et tout le reste, jusqu'à un passé récent. Nous venons d'apprendre que l'attaque au couteau contre l'écrivain Salman Rushdie ne fait pas partie du passé. Et ici aussi, en France, il y a eu des cas célèbres et tristes, après Charlie Hebdo, de violence contre des blasphèmes perçus. Et cette ère globale du blasphème est maintenant, pour ainsi dire, une ère de blasphème caractérisée par des conflits interculturels, pas seulement interreligieux, mais interculturels. En fait, si nous commençons à l'âge classique du péché de language, il y a beaucoup de points communs, c'est clair. Je viens de les citer, y compris l'ambivalence entre la forte punition, la dramatisation et aussi les excuses. Mais si nous regardons la France et les spécificités françaises, nous pouvons peut-être commencer par Louis IX. Louis le Saint, qui est le souverain classique, qui s'est mis en scène lui-même dans sa position claire contre le blasphème et dans ses sanctions sévères contre le blasphème, et qui est également entré dans l'histoire comme modèle de rôle pour tous les souverains qui lui ont succédé, y compris en Allemagne. A sa suite, les rois français ont rédigé toute une série d'ordonnances contre le blasphème. En France, notamment au début de l'époque moderne et à la fin du Moyen-Âge, la politique d'ordre des autorités a été menée au moyen du blasphème. Il n'y avait donc pas de victime directe, la victime était nous tous, de ce point de vue, il était théoriquement admis que si l'on insultait Dieu, Dieu se vengeait sur la communauté. Dans cette mesure, le roi devait punir les blasphémateurs par procuration, pour ainsi dire. Cela s'est en fait poursuivi dans certains cas de scandale jusqu'au 18e siècle. On connaît le Chevalier de la Barre en 1766, qui a été exécuté parce qu'il avait commis un scandale public avec de prétendus actes de profanation d'images. Mais dans ce cas, on peut aussi très bien représenter le point de basculement, car c'était un cas fortement scandalisé par Voltaire, qui essayait de se positionner contre le blasphème, en prenant l'exemple du Chevalier de la Barre. En fait, dans le Code pénal de 1791, à la Révolution, il n'y avait plus de délit de blasphème en France, et c'était tout à fait remarquable. La France a donc été pionnière dans l'abolition du délit de blasphème. Mais en même temps, comme l'a encore montré Alain Cabantous dans un article récent, la France a aussi été pionnière dans la labellisation et l'étiquetage d'autres choses comme blasphèmes. Ainsi, lorsque Robespierre dit que les ennemis de la République commettent des blasphèmes et doivent être sévèrement punis, c'était également très avant-gardiste. Vers 1900, la France a connu de fortes controverses sur la laïcité. Et dans ce contexte, il y a eu une polémique anticatholique très forte, qu'il faudrait bien sûr mettre en relation avec la propagande antirépublicaine et cléricale. Mais cette forte propagande anticléricale et donc antireligieuse autour de 1900 est aussi une particularité, je pense, qui compte beaucoup pour la France et que l'on peut poursuivre jusqu'à Charlie Hebdo. Au fond, Charlie Hebdo est l'héritier de ces vives controverses. A l'ère globale du blasphème, les particularités se perdent parfois, l'Angleterre et la France se rapprochent pour ainsi dire en tant que puissances postcoloniales. On ne peut alors plus vraiment parler de spécificités françaises. Les particularités sont clairement l'aspect interreligieux et interculturel. Auparavant, nous avions appris que le blasphème était une affaire interne au christianisme, que les agnostiques ou les insulteurs internes au christianisme se moquaient de la religion, de leur propre religion. Maintenant, on a la situation : l'Occident, l'Occident chrétien, contre l'Islam. Mais la dimension interreligieuse est peut-être moins intense que la dimension interculturelle, parce qu'elle est liée à la perception ou à l'affirmation que la culture dominante du colonisateur chrétien se retourne contre la culture islamique colonisée et marginalisée. Et c'est ainsi que naissent de nouvelles alliances politiques. Pensons justement à l'alliance de la gauche politique identitaire avec les activistes islamiques. Oui, on pourrait le penser si on se limitait à la religion. Mais comme je viens de le dire, la dimension interculturelle permet de comprendre que le blasphème n'est pas quelque chose que l'on doit considérer séparément. Au contraire, le blasphème est un exemple important, au fond une sorte de blueprint, pour toutes les controverses actuelles qui traitent du dénigrement, du populisme et de l'injure. Dans cette mesure, le livre est également lié à l'espoir de comprendre un peu mieux de nombreux mécanismes, de nombreuses dynamiques de communication du présent, si nous les observons avec une certaine distance historique. Le fait que souvent, l'affirmation selon laquelle quelqu'un est outragé, que des sentiments religieux sont blessés, est peut-être très dominante. Et peut-être qu'on peut se demander s'il y a vraiment un blasphème quelque part ou ce mécanisme de substitution : que certains entrepreneurs moraux essaient effectivement et avec beaucoup de succès de créer des identités de groupe afin de provoquer de cette manière une mobilisation de masse et des vagues d'indignation. Je pense donc que ces vagues d'indignation ne sont pas anachroniques, mais qu'elles sont représentatives de tous les mécanismes populistes que nous pouvons observer aujourd'hui dans le monde entier.
Dieux maudits - L'histoire du blasphème
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