La jeunesse d'un critique
Question posée :
Votre profession est-elle le fruit du hasard (rencontres diverses et fortuites) ou de la nécessité (une vocation, un besoin impérieux qui se déclare très tôt) ? A quoi vos études vous destinaient-elles ? Voyez-vous un lien direct, comme le détectait Serge Daney dans son propre cas, entre les quinze premières années de votre itinéraire personnel et le goût (sinon la rage) d'aller au cinéma ? (1ère partie).
Référence explicite
Fabrice Montebello, Spectacle cinématographique et classe ouvrière, Longwy 1944-1960, thèse de doctorat, Université de Lyon II, 1998.
Pierre Bourdieu, Choses dites, ED. Minuit, Paris, 1987.
Commentaire :
« "Je n’ai pas besoin de dire que beaucoup de choses qui ont joué un rôle déterminant dans mon itinéraire intellectuel me sont tombées dessus par hasard, ma contribution propre, liée sans doute à mon habitus, ayant consisté essentiellement à en tirer parti, tant bien que mal" : cette remarque autobiographique de Pierre Bourdieu (1987 : 37) correspond bien au cheminement décrit par S. Kaganski. La difficulté pour ce dernier va être d'éviter l'écueil qui consiste à "transformer ses histoires personnelles en Histoire des pratiques culturelles" »

L'entrée dans la profession
Question posée :
Votre profession est-elle le fruit du hasard (rencontres diverses et fortuites) ou de la nécessité (une vocation, un besoin impérieux qui se déclare très tôt) ? A quoi vos études vous destinaient-elles ? Voyez-vous un lien direct, comme le détectait Serge Daney dans son propre cas, entre les quinze premières années de votre itinéraire personnel et le goût (sinon la rage) d'aller au cinéma? (2ème partie).
Référence explicite
Pierre Bourdieu, Choses dites, Ed. Minuit, Paris, 1987.
Commentaire:
« On peut penser ici à ce qu'écrivait Christian Metz dans le Signifiant imaginaire : “Pour être théoricien du cinéma il faudrait, idéalement (...) ne pas avoir oublié à quoi ressemblait, dans tout le détail de ses inflexions affectives, dans son relief vivant, ce cinéphile que l’on a été, et pourtant ne pas être envahi par lui : ne pas l’avoir perdu de vue, mais le garder à vue”. Comment ne pas penser aussi à Pierre Bourdieu, et considérer cette phrase comme un conseil qui pourrait s'adresser aussi bien au critique de cinéma qu'au chercheur qui a pris la critique comme objet d'étude : “Le fait de savoir que j’investis dans ma recherche des pulsions personnelles, liées à toute mon histoire, me donne une petite chance de savoir les limites de ma vision” (1987 : 45) »

L'exercice quotidien du métier
Question posée :
Combien de films voyez-vous chaque semaine ? De combien de temps disposez-vous en moyenne entre la vision du film et le moment où vous devez rendre votre papier ? Pouvez-vous voir le film une seconde fois ? Les attachés de presse de la maison de production sont-ils présents à la projection, et si oui "entendez"-vous leurs arguments ?.
Référence explicite
Laurent Jullier, Qu'est-ce qu'un bon film ?, La Dispute, Paris, 2002.
Commentaire :
« "Qu'en est-il des pressions du monde extérieur ? Rares sont les discours délibérément intéressés ; c'est que la part d'intériorisation des enjeux, dans la vie en société, est colossale”. Fr. Bonnaud (voir bibliographie) montre bien le dilemme : d'un côté sa conviction : la vocation première de la critique est "sa part de perturbation" (puisqu'elle est insensible aux lois du marché et de la distribution) ; de l'autre les dures réalités du métier : si les critiques des Inrockuptibles se mettent à moins apprécier les "auteurs à couvertures", c'est-à-dire les réalisateurs fameux comme Tim Burton, Wong Kar-wai, David Lynch ou Clint Eastwood, le "changement de cap (...) sera ressenti comme un facteur déconcertant pour notre lectorat, donc un risque économique. Or l'économie des Inrockuptibles est fragile" »

La grande famille du cinéma français
Question posée :
Tout le cinéma et toute la presse qui compte en France sont concentrés dans quelques arrondissements de Paris; inévitablement les lieux de sortie, les circuits urbains, les amitiés ne peuvent pas rester longtemps indépendants - comment résistez-vous à l'"effet famille" (qui bien entendu touche également le domaine du journalisme politique) ?
Référence explicite
Laurent Jullier, "Relativisme et critique de cinéma", texte inédit (voir texte intégral en fin de bibliographie)
Commentaire:
« Dans le cadre de l'exercice professionnel de la critique, le recours à l'auteur réel au sein du processus d'expertise est d'autant plus facile que le journaliste et le metteur en scène appartiennent à des milieux socioculturels qui sont souvent proches, surtout dans le cas des compte-rendus dithyrambiques, des hagiographies et des éloges. Le partage d'un grand nombre des valeurs qui forment l'habitus commun (par exemple habiter à Paris, boire dans les mêmes bars, tenir pour phares les mêmes artistes) balise ainsi le chemin. C'est pour éviter ce genre de travers que Serge Daney avait tenté aux Cahiers du cinéma de promouvoir un modèle de critique-sociologue, menant d'abord une enquête sur le terrain avant d'en tirer des conclusions. Programme difficile à mettre en oeuvre, impossible pour rendre compte de l’actualité cinématographique, puisque les critiques voient le film avant le commun des mortels. Et qu’ils ne sont autorisés à y revenir, c’est-à-dire à mener l’enquête dont parle Daney, qu’en cas de phénomène de société (Trois hommes et un couffin, Le grand bleu, Amélie Poulain...). »
« S. Kaganski utilise le "gôut naturel" néokantien pour lutter contre les affres de l'"effet-famille". Sur cet exercice particulier du gôut, extrait du même texte : " L'idée du Beau qui était celle de Kant apparaît bien séduisante aux yeux de la critique : grâce au système du fameux philosophe de Königsberg, le beau film possède des qualités inaccessibles à la logique et au monde des émotions, mais seulement à une mystérieuse intuition, bref des qualités in-connaissables qui, en tant que telles, peuvent échapper au relativisme. Le bon goût kantien, puiqu'en théorie, selon la Critique de la faculté de juger écrite en 1790, il transcende à la fois la science et le plaisir sensuel, est une réponse séduisante au relativisme. Nietzsche écrivait d'ailleurs en 1882 : "En tant qu'Allemands nous doutons avec Kant de la valeur définitive des connaissances scientifiques comme d'ailleurs de tout ce qui se laisse connaître causalement : le connaissable même nous semble en tant que tel d'une moindre valeur". Or c'est par l'intuition, non le travail ni encore moins quelque émotion que ce soit, que l'on sait, lorsqu'on expertise de façon kantienne, si le film est bon ou ne l'est pas. »

Les attentes du lectorat
Question posée :
Vous arrive-t-il de ressentir un déchirement (que Frédéric Bonnaud, dans son article autobiographique pour Trafic déclare "s'amuser à gérer") entre la volonté de défendre un film que vous aimez et la crainte de froisser un lectorat dont vous savez qu'il ne vous suivra pas ?
Référence explicite
Bonnaud Frédéric, "Pro domo", Trafic, 37, printemps 2001, pp. 151-160.
Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Ed. Minuit, Paris, 1984.
Commentaire :
« Pierre Bourdieu : "Lorsqu’un producteur, par exemple le critique théâtral du Figaro, produit des produits ajustés au goût de son public (ce qui est presque toujours le cas, il le dit lui-même), ce n’est pas - on peut l’en croire quand il l’affirme - qu’il ait jamais cherché à flatter le goût de ses lecteurs ou qu’il ait obéi à des consignes esthétiques ou politiques, à des rappels à l’ordre de la part de son directeur, de ses lecteurs ou du gouvernement (...). En fait, ayant choisi, parce qu’il s’y trouvait bien, le Figaro, qui l’avait choisi, parce qu’il le trouvait bien, il n’a qu’à s’abandonner, comme on dit, à son goût" (1984, pp. 214-215). Luc Besson, qui n'aime guère les critiques, semble pourtant voir, lui, quelques-unes des pressions qui s'exercent sur eux : "J'ai lu beaucoup trop de textes de gens qui veulent montrer leur plume. Eux ont peur ! Ils veulent se placer par rapport au journal concurrent, par rapport à leur rédacteur en chef" (interview dans Première n°300, février 2002). »

Le rôle didactique de la critique
Question posée :
Votre démarche vous semble-t-elle plus proche de l'information (décrire le film), de la fiction (raconter ce à quoi vous avez pensé durant la projection) ou bien de la formation (aider le lecteur à devenir un cinéphile exigeant, être un passeur, un éclaireur) ? Ou est-ce un mélange à parts égales ?
Référence explicite
Laurent Jullier, Qu'est-ce qu'un bon film ?, La Dispute, Paris, 2002.
Commentaire:
« Une ultime forme d'édification particulière, traditionnellement boudée par la critique, consiste à en apprendre sur soi-même à l'aide d'un film qui révèle certains aspects inexplorés, insoupçonnés ou insuffisamment formulés du moi. Devant de simples visages qui passent sur l'écran, "nous restons avec l'idée qu'il y a bien plus de vies que nous ne pensions à vivre, et cela donne plus de valeur à notre personne", dit Proust. En réalité il est possible de tirer quelques minutes d'intérêt cinéphilique d'à peu près n'importe quoi, pourvu que les plans soient suffisamment longs pour donner à penser. »

Les coïncidences du goût
Question posée :
Chaque fois que les lecteurs font leur numéro annuel des Inrockuptibles, leurs goûts paraissent bien plus sages que les vôtres, allant vers des réalisateurs déjà très connus (Lynch, Almodovar...). Pensez-vous que votre devoir (ou votre plaisir) consiste à les "tirer" vers des objets plus difficiles d'accès? ce qui ferait penser au modèle du "peuple-enfant", ou alors le faites-vous pour aider des films qui, sans vous, sortiraient à la sauvette et ne seraient vus par personne ?
Référence explicite
Jean-Patrick Manchette, Les yeux de la momie / Chroniques de cinéma, Rivages, Paris, 1997.
Commentaire :
« "La part prescriptive de la critique n'a cessé de baisser", constate Fr. Bonnaud, critique aux Inrockuptibles; "elle se réduit de plus en plus à une improbable et aléatoire correction de marché". Jean-Patrick Manchette, qui l'a précédé dans le métier de critique (bien qu'il soit surtout connu comme auteur de polars), avait une idée cynique de la profession : "On entend souvent dire qu'un des principaux buts de la critique de cinéma (...) devrait être d'attirer l'attention du public sur les films qui ont le besoin et le droit d'être soutenus, parce que d'une part ils sont défavorisés sur le plan publicitaire, d'autre part ils sont méritants. Baliverne. Le rôle de la critique ne peut pas être d'intervenir sur le marché pour soutenir certaines marchandises contre d'autres. Une telle intervention doit plutôt être appelée apologie. Et elle est inutile autant qu'inefficace" (1997 : 74). Manchette ne trouve comme excuse (relativiste) au critique - comme Pierre Bourdieu avec d'autres mots - que l'intérêt qu'il a à défendre telle oeuvre plutôt que telle autre. Serge Daney avait lui aussi signalé cette difficulté à s'extirper du contexte d'énonciation afin de pratiquer une expertise vraiment libre : Où commence la publicité, où finit la critique ? Cela sera de plus en plus difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est que, même lorsqu’elle est négative, la critique valorise le produit dont elle parle. Parce que, justement, elle accepte de parler d’un produit (...). Or "les films qui sortent" ne sont qu’une petite partie de l’iceberg-cinéma (Dans Libération en 1974, ici 2001, p. 351). »

Ma vérité du moment
Question posée :
Utilisez-vous des critères d'appréciation ou des recettes (liées au genre, à la personnalité du réalisateur... etc) lorsque vous expertisez un film ? ou croyez-vous comme Kant à l'intuition ? Utilisez-vous votre corps comme instrument de mesure (outil conceptuel de J.-M. Leveratto, voir bibliographie), autrement dit pourriez-vous démolir un film devant lequel vous avez ri à gorge déployée ou pleuré à chaudes larmes ? Craignez-vous parfois d'être ou d'avoir été injuste, ou bien êtes-vous intégralement relativiste - au point de penser que votre jugement n'a pas plus d'importance que celui de tout un chacun, et donc ne peut avoir aucune conséquence sérieuse?
Référence explicite
Laurent Jullier, Qu'est-ce qu'un bon film ?, La Dispute, Paris, 2002.
Commentaire:
« Frédéric Bonnaud (voir bibliographie) préconise un affichage plus franc du présupposé relativiste, à défaut d'un abandon de la notion de bon goût kantien (ou idéologie du goût naturel chez Bourdieu) : "Peut-être faudrait-il commencer par réapprendre l'emploi délicat de la première personne du singulier, banni sous l'affreux soupçon de complaisance, et désormais introuvable"... Peut-être aussi faudrait-il que le lectorat perde ce qu'Adorno considérait comme une habitude bourgeoise (le moins que l’on puisse dire est qu’elle a essaimé dans toutes les classes de la société), le refus du décorticage raisonné, antidote possible à l'évidence de l'ininterrogeable Beau kantien... La connaissance intellectuelle de l’oeuvre en enrichit pourtant la perception sensible, plaidait-il - en même temps, qui achèterait une revue ou un journal dont le but serait systématiquement de mettre en oeuvre, à chaque livraison, la même procédure d'expertise de la qualité artistique ? »

Pour une politique des films
Question posée :
Que pensez-vous de cette manie qu'ont les critiques français de juger l'auteur (en sa personne réelle) davantage que l'oeuvre ? et de cette autre manie, que fustigea en son temps Truffaut (voir bibliographie), de dédaigner la technique et de faire plutôt de la critique en gants blancs ? Que feriez-vous devant l'équivalent moderne de Naissance d'une nation, c'est-à-dire devant un film qui révolutionne la technique et le langage cinématographique tout en disant des choses moralement ignobles ?
Référence explicite
Laurent Jullier, "Relativisme et critique de cinéma", texte inédit (voir texte intégral en fin de bibliographie)
Commentaire :
« S. Kaganski ne reprend pas à son compte la fameuse "politique des auteurs", et s'inscrit par là dans une longue lignée.
Il y a belle lurette, avant que Barthes enfonce en vain le clou, que Proust l'avait remarqué et utilisé contre Sainte-Beuve : "un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes" - un film, encore plus sûrement, puisque la plupart du temps on se trouve entouré d'une pléthore de collaborateurs, parfois envahissants . Et quelle importance, si l'artiste est arrivé à fabriquer un film exactement de la façon dont il entendait le faire ? N'est-il pas plus gratifiant pour le spectateur de laisser de côté les habits de biographe pour lire l'oeuvre selon son bon plaisir, sa fantaisie du moment ? N'oublions pas que "l'oeuvre dure en tant qu'elle est capable de paraître tout autre que son auteur l'avait faite". Nietzsche trouvait d'ailleurs bien plus édifiant de musarder ainsi dans les sens possibles sans s'encombrer d'éléments contextuels - non seulement ceux de la biographie de l'auteur, mais tout ce qui rattache l'oeuvre à l'époque qui l'a vue naître. »

Autour d'Amélie
Question posée :
Plus on exerce le métier de critique, plus on voit de films en ayant pour mission de les expertiser, plus le fossé risque de se creuser avec un public qui ne va au cinéma que de temps en temps et seulement, neuf fois sur dix, "pour se changer les idées". Mais vous avez précisé, dans l'une de vos réponses à l'époque de la polémique Amélie Poulain, que vous ne ressentiez pas ce décalage-là, et que vous apparteniez bien au "peuple". Comment faites-vous pour ne pas laisser votre métier formater votre goût ? La plupart des critiques de la presse spécialisée privilégient les films dérangeants, décapants, déstabilisants... etc., mais les gens préfèrent Titanic et Astérix, et depuis 43 ans, c'est-à-dire depuis A bout de souffle, chaque long-métrage de Godard attire un peu moins de monde que le précédent (sans doute parce qu'on ne peut pas regarder un film dérangeant après huit heures d'un travail harassant et deux heures de RER ?). Où vous situez-vous dans ce qui ressemble à une vieille "lutte des classes" esthétique ?
Référence explicite
Laurent Jullier, "Relativisme et critique de cinéma", texte inédit (voir texte intégral en fin de bibliographie)
Commentaire :
« S. Kaganski, qui s'est attiré un torrent d'injures (jusqu'aux menaces physiques) pour avoir critiqué Amélie Poulain de manière un peu musclée, explique ailleurs la situation : "Que (la plupart) des médias me lynche symboliquement ne me surprend guère : nous vivons une époque plus que jamais gouvernée par la publicité et les rapports de transaction commerciale, qui érige le succès en valeur absolue. Silence, on vend. Celui qui ose prendre le box-office à rebrousse-poil, surtout en termes sulfureux, s'attire fatalement des ennuis" (Les inrockuptibles n°294, juin 2001). Les termes étaient certes sulfureux mais surtout S. Kaganski n'a pas disposé de la place nécessaire à justifier leur emploi...»
« En dernier lieu, l'exercice du pouvoir critique se fait dans deux directions : soit il s'agira de se fondre dans une masse de coreligionnaires vénérant le même film, soit il s'agira de se distinguer en compagnie d'une poignée de happy-fews - toutes les postures intermédiaire étant admises. Emprunter la première direction ne va pas sans accompagner une sorte de terreur du nombre (tout le monde a vu ce film : qu'attendez-vous pour y aller ?). Mais on a la satisfaction de faire partie d'un groupe ; l'émotion est collective, le spectacle parfois dans la salle - tout ce qu'aimait Stephan Zweig dans le cinéma... (Le 6 mars 1913, il note dans son journal : "Je vais au cinéma géant Gaumont, incomparable pour le spectacle qu’offre le public" ; le 20 novembre 1914 : "Je traîne encore sous une pluie épouvantable et, le soir, vais au cinéma Gaumont que j’aime tant à cause de la foule" - Journaux, 1912-1940, Belfond, Paris 1986, pp. 51 & 77. On ne saura pas ce qu’il voit ; l’important c’est la foule). Quant à la seconde direction, la terreur y est plus discrète, mais plus violente, fonctionnant sous forme d'exclusion (vous ne l'aimez pas ? alors vous n'en êtes pas). Le succès, dans cette course à la distinction, peut même fonctionner comme signe de mauvaise qualité artistique. Bourdieu parle ainsi de "l'affaiblissement corrélatif de la rareté distinctive des biens et du fait de les consommer" .»

Le cinéma comme image du monde
Question posée :
Truffaut disait, en détournant une campagne du CNC "Quand on n'aime pas la vie on va au cinéma". Pensez-vous que le cinéma soit condamné à consoler, à jouer les "briseurs de souci" comme disait Freud ? Ou alors à l'inverse, pour suivre Godard, maintenant, pensez-vous que le cinéma peut améliorer le monde s'il donne des images suffisamment justes, frappantes ou édifiantes ? Pour schématiser, donc, êtes-vous plutôt mélancolique et fitzgéraldien s'agissant du pouvoir du cinéma, ou alors plutôt militant romantique ? Si c'est le second cas, que pensez-vous du poids terrible que Godard fait peser sur les épaules des critiques et spécialistes du cinéma, à la fin de ses Histoire(s) du cinéma, lorsqu'il dit que le cinéma de la fin des années trente a averti le monde de l'imminence des horreurs de la guerre, mais que le monde n'a pas su voir clair dans les images métaphoriques qu'il proposait ? Pensez-vous que le cinéma actuel puisse jouer, de cette façon, les Cassandre (et donc avez-vous peur de rater l'image messianique), ou bien le déluge d'images est-il tel, via la télévision et internet, qu'il n'y a plus rien à attendre de ce côté-là, c'est-à-dire "plus rien à voir" ?
Référence explicite
Jean-Louis Comolli & Jacques Rancière, "Le miroir à deux faces", Arrêt sur histoire, Centre Pompidou, Paris, 1997, pp. 11-45.
Commentaire:
« "Le cinéma n'a jamais été un auxiliaire très efficace en matière d'intervention sociale et de subversion. L’opération cinématographique (...) sépare les spectateurs les uns des autres pour les entretenir un à un, en tête à tête (...). C’est dans cette mesure que le cinéma n’est pas fait pour la propagande, car ce qui arrive à l’autre (bon comme méchant) m’y arrive aussi", explique Jean-Louis Comolli, spécialiste du cinéma militant (1997 : 11-45). Pour être précis, les cinéastes militants s'en doutaient, et au moins depuis 1968.
Dans les Etats Généraux du Cinéma, on peut lire : "Les films des Etats Généraux sont des films politiques et ne peuvent être confondus avec des objets culturels offerts aux jugements esthétiques de la culturocratie. Ce n'est pas qu'ils craignent ces jugements, mais qu'essentiellement ils les récusent (...) Jamais pour les Etats Généraux la beauté du cinéma n'éclipsera la contestation".
Dans le n°3 de la revue, les rédacteurs précisent bien, pour lutter contre la récupération esthétique qui n'a pourtant pas atteint à cette époque le niveau qu'elle a aujourd'hui (où il n'est plus une ONG qui n'accepte de visuels glamour pour ses campagnes publicitaires), que le cinéma militant est une "base d'échange d'expériences politiques, d'où nécessité de faire suivre chaque film de débats"... Si la "vérité" ne peut surgir de l'image que dans des cas très particuliers de prises d'empreintes sévèrement policées (décevant toujours au passage), et si le sens des mots n'est garanti par aucun dictionnaire, il reste effectivement le débat, la lutte déguisée en jeux de mots, la conquête du pouvoir d'expliquer les images. »