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PARIS
Matières premières avec Sandra Laugier (podcast)
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Descriptif
Pourquoi devient-on chercheur ou chercheuse ? Comment se dessinent les trajectoires de celles et ceux qui consacrent leur vie à comprendre le monde ? Que cherchent-ils ? et Pourquoi ? Cette collection de podcasts intitulée Matières Premières nous ouvre les portes de leur intimité : leur jeunesse, leur parcours, leurs choix, leurs rencontres. Et avec leurs histoires, nous voulons rapprocher les univers des citoyens et citoyennes de ceux de la recherche dans le domaine des sciences humaines et sociales.
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Transcription podcast MATIÈRES PREMIÈRES PAR SANDRA LAUGIER
Transcription podcast
MATIÈRES PREMIÈRES PAR SANDRA LAUGIER
Pourquoi devient-on chercheurs ou chercheuses ? Comment se dessinent les trajectoires de celles et ceux qui consacrent leur vie à comprendre le monde ? Que cherchent-ils et pourquoi ? Cette collection de podcasts intitulée Matières Premières nous ouvre les portes de leur intimité : leur jeunesse, leur parcours, leur choix, leur rencontre. Et avec leurs histoires, nous voulons rapprocher les univers des citoyens et citoyennes de la recherche dans les domaines des sciences humaines et sociales.
Aujourd’hui, nous écoutons Sandra Laugier. Elle est née à Paris en 1961. Elle est philosophe du langage et professeure de philosophie à l’université Paris1-Panthéon-Sorbonne. Elle s’intéresse notamment à l’ordinaire et au care.
[interlude musique]
Mon père était en Algérie, donc j’ai passé quelques mois entre 61 et 62 là-bas, dans sa famille puisque donc mon père était pied noir et avait sa famille là-bas. Et bien sûr les circonstances très très difficiles à l’époque puisque mon père a dû ensuite être mobilisé. Il était extrêmement malheureux du coup en Algérie mais finalement il a été démobilisé et il est rentré en France. C’est une famille qui était installée là-bas depuis longtemps. Mon père lui-même avait des sympathies évidemment, évidemment c’est pas évident, mais en tout cas très à gauche. Et donc bien sûr ça a été, comme pour beaucoup de gens là-bas, extrêmement difficile de se retrouver en rupture et en guerre avec des personnes avec qui ils avaient vécu et qu’ils aimaient beaucoup etc. Donc là c’était de très très mauvais souvenirs. Pour lui ça a été vraiment, comme tous les gens de cette génération qui ont été en Algérie, ça a été vraiment quelque chose dont ils pouvaient à peine parler. L’autre difficulté bien sûr c’est l’ensemble de la famille qui a dû ensuite aller en France, en métropole. Ce qui m’a toujours étonnée c’est que mon père n’a jamais voulu retourner là-bas, donc depuis les années 60, mais jamais. Et bien sûr ça marque l’histoire de la famille. Après ma mère aussi venait de la Chine, elle avait dû émigrer aussi, mes grands-parents maternels se sont installés d’abord aux États-Unis et ensuite en Italie, ce qui compte un peu pour son histoire. C’est un héritage qui, culturellement pour moi, est extrêmement riche, mais aussi très lié à de la perte et à de la souffrance aussi. Donc j’ai aucun parent né en France. Je pense que ça a beaucoup compté pour moi, c’est pour ça que je vous raconte ces éléments.
[interlude musique]
C’est comme ça qu’ils s’en sont rencontrés, c’était à l’École normale de musique à Paris. Ma mère était venue pour étudier avec Yves Nat qui est un pré-pianiste français. Mon père travaillait aussi avec lui. Mais mon père par ailleurs donc était aussi latiniste. Il était élève à l’École normale supérieure et il faisait du piano en même temps, donc il a toujours été un peu partagé entre la musique et ses études. Il a fait les deux, mais jamais d’une façon qui l’a totalement satisfait, puisqu’il a été quand même très pris par la musique toute sa vie, donc il a eu un poste à l’université. C’est vrai qu’il n’a jamais fait une grande carrière universitaire, il n’a jamais eu le temps finalement d’écrire énormément. Il a fait quelques ouvrages qui étaient vraiment bien, mais il a toujours été très investi dans la musique. Ma mère donnait des leçons de piano aussi toute la journée, puisque au début c’était la seule source de revenus qu’elle pouvait avoir. Nous aussi bien sûr, les enfants puisque j’ai un frère et une sœur de cette époque, donc on faisait du piano, mon frère aussi du violon, etc., donc ça faisait partie de l’éducation.
[interlude musique]
D’abord, j’avais commencé à lire Libération grâce à ma tante aussi, sœur de mon père, qui a été très très impliquée depuis le Nouvel Obs, que mes parents lisaient, mais je n’ai pas beaucoup de souvenirs politiques d’avant, j’ai beaucoup de souvenirs personnels, mais mon souvenir politique en fait c’est très simple, parce que je me souviens même, j’avais écrit dans mon journal que j’avais à l’époque, c’était en 74, c’était vraiment le coup d’État au Chili. La preuve, c’est que j’en souviens encore, j’étais quand même complètement frappée, j’avais déjà suivi l’actualité comme quand on est petit, les élections en 69, mais c’est vrai que j’avais vu aux informations et en fait j’étais très très choquée, d’autant plus que, peut-être élevée dans une idéologie, avec mes parents, indiquant que, avec quand même le Bloc communiste qui était assez méchant, les Américains qui étaient des représentants de l’ordre mondial, capitalistes, mais le régime Allende, ça représentait pour moi une possibilité qui était ni l’un ni l’autre, en fait, qui n’était pas comme les régimes communistes dont à l’époque on commençait vraiment à dire que ça n’allait pas du tout. Donc je m’intéressais à l’anarchisme, à Marx, donc oui j’avais lu un "Que sais-je ?" aussi sur l’anarchisme et je sais plus, je sais plus exactement quand en fait, mais ça devait être dans ces eaux-là, parce que mes parents se moquaient de moi.
[interlude musique]
Ce qui était bien c’est que j’étais vraiment dans des établissements tout à fait normaux de la banlieue de Bordeaux et ça, ça m’a quand même vraiment marquée parce que plus tard quand j’étais à Paris, tous les gens étaient passés par des grands lycées, avec quand même une espèce de connotation sociale, un habitus. Ça m’a quand même beaucoup marquée parce que c’est vrai que l’esprit des grands lycées parisiens, j’ai toujours détesté en fait. Après c’est vrai qu’à cause de cet environnement familial et de la pression des deux côtés, j’ai quand même toujours été une très très très bonne élève et dans toutes les matières en fait. Donc je ne peux pas dire qu’est-ce que je préférais parce que je pense qu’il y avait quand même vraiment une volonté de réussir. Ça paraît naïf dit comme ça, mais c’est vrai que par exemple mes grands-parents chinois étaient très élitistes. Ma grand-mère côté français l’était aussi, donc je tenais quand même, j’étais contente quand j’avais des bonnes notes, etc.
[interlude musique]
J’ai fait la prépa à Bordeaux puisqu’il y en avait une au lycée, au lycée Montaigne. C’est là oui que c’est vraiment eu une très grande séduction pour la philosophie, parce que j’avais un professeur de philo qui s’appelait Daniel Guerineau, qui est mort depuis, et qui avait vraiment des approches qui n’étaient pas du tout celles des professeurs de philo classiques comme j’avais pu avoir en Terminal, et en particulier il faisait cours sur Wittgenstein, il faisait cours sur Quine, toutes sortes de sujets qui en fait m’ont vraiment passionnée. Une forme d’originalité que je n’avais pas dans les autres disciplines en fait où j’étais plus scolaire. Après je me suis rendu compte qu’il y avait des livres de ces auteurs chez moi en fait parce que mon père s’était intéressé à la philosophie. Mais en tout cas c’est vrai que lire Wittgenstein, mais aussi lire la philosophie française, lire Deleuze, Derrida, tout ça, c’était vraiment un enseignement très personnel.
[interlude musique]
J’ai pas été tellement impressionnée une fois que j’étais à Paris parce que finalement il n’y avait pas beaucoup d’enseignements qui correspondaient à mes intérêts. Autant j’ai eu ce professeur à Bordeaux qui était très Wittgenstein, etc. Mais après une fois arrivé à Paris, c’était quand même assez conformiste ce qu’il y avait à l’université. J’ai suivi quelques cours qui m’ont vraiment beaucoup plu. Il y avait Sarah Kaufman en particulier à Paris 1, et à l’ENS il y avait Claude Imbert qui était la professeure de philo, et qui elle aussi heureusement était très très impliquée sur les mêmes auteurs que moi. C’est elle qui m’a dit quand je suis arrivée qu’il valait mieux que j’aille en philo en fait, parce que c’est vrai que comme c’était en lettres classiques, latin grec, puis que c’était des voies assez tracées, de toute façon j’avais beaucoup mieux réussi en philo, au concours et tout ça, donc je n’étais pas du tout faite pour le latin et le grec. Je ne sais pas pourquoi je me serais obstinée. C’était vraiment par héritage familial. Mais il faut bien se rendre compte qu’à l’époque les écoles n’étaient pas mixtes en fait. Donc il y avait beaucoup de choses qui se passaient chez les garçons rue d’Ulm, et puis moi j’étais boulevard Jourdan chez les filles, et là heureusement j’ai eu cette professeur Claude Imbert qui était très très avancée, mais le reste il y avait vraiment une division sexuelle quoi, quand on y pense, vraiment. Former les filles à préparer le CAPES, il y avait des enseignements très très scolaires et tout. Donc beaucoup de femmes à l’époque qui étaient à cette école avec moi n’avaient aucune ambition en fait. Je pensais que ça serait bien de devenir professeur de prépa. L’idée de devenir vraiment quelqu’un universitairement, c’était pas du tout quelque chose qu’on intégrait à l’école des filles. Ça paraît bizarre maintenant. C’est vrai qu’il y avait une vraie différence de traitement, alors moi comme j’avais ce copain à l’ENS, et puis j’avais pas mal d’amis garçons, parce que j’étais très sociable et j’ai beaucoup d’amis de cette génération, là aussi chez les garçons je voyais qu’ils avaient des ambitions complètement différentes en fait. Franchement je m’en rends compte vraiment aujourd’hui tout simplement parce que quand on avance en âge on est beaucoup plus dans des problématiques féministes finalement, mais à l’époque je voulais être comme les garçons en fait. Donc c’est vraiment le contraire du féminisme, c’est de faire partie du club. Après j’ai repéré ça chez beaucoup de féministes, féministes entre guillemets. Je voulais avoir les mêmes ambitions. J’encourageais aussi les filles et mes copines, j’avais créé un séminaire par exemple en philosophie du langage à l’ENS parce que je disais non mais nous aussi faire des trucs un peu moins plan-plan que Descartes et tout ça. Donc ce n’était pas du tout égoïste mais par contre le modèle de réussite, il était celui des garçons brillants qui réussissaient. Je me rappelle quand j’ai passé l’agrégation avoir une discussion avec un camarade qui passait l’agreg et on parlait un peu de l’avenir, moi je disais que j’espérais bien peut-être être universitaire un jour et lui il m’a dit mais pour moi être universitaire c’est le minimum. En fait je ne suis pas, même si je suis ambitieuse, je ne suis pas du tout comme ce gars-là. C’est vraiment intéressant parce que finalement beaucoup de gens sont passés par là. Ce qui est extraordinaire c’est que tant de femmes de ma génération plus âgées sont encore à ce stade-là.
[interlude musique]
Quine c’est un philosophe américain dont j’avais découvert l’œuvre quand j’étais en hypokhâgne et khâgne je trouvais ça absolument fascinant. C’est un philosophe du langage et de la logique mais vraiment très central dans la pensée analytique. C’est pour ça que j’ai vraiment commencé dans ce domaine de la philosophie analytique. Ce que je trouvais vraiment intéressant chez Quine c’est qu’il avait travaillé sur la traduction en fait. Il a une thèse qui s’appelle la détermination de la traduction radicale où il se demande comment est-ce qu’on peut traduire un langage dans le nôtre si on n’a aucun dictionnaire, aucune tradition de traduction, si on se retrouve dans la jungle avec un langage. Et il a toute une réflexion là-dessus pour savoir comment finalement on va projeter des catégories de sa langue dans une autre langue. Une des questions qu’il pose, et ça c’était là-dessus, qui était ma thèse parce qu’il a parlé de beaucoup de choses donc ça ne pouvait pas être sur l’ensemble de son œuvre mais c’était aussi comment dans ce cas-là on peut découvrir des catégories logiques dans une langue indigène. Ou alors est-ce qu’on découvre vraiment… Alors je ne sais pas pourquoi, ça m’intéressait énormément cette histoire-là. J’ai fait mon mémoire de maîtrise là-dessus, j’ai fait mon DEA aussi à l’époque puisque ce n’était pas Master 2, sur cette histoire de traduction. Alors certainement parce que maintenant j’y pense parce que mes grands-parents avaient immigré, ma mère était étrangère, elle n’a jamais parlé, le français était passé en maternelle.
[interlude musique]
J’ai publié ma thèse, ça s’est appelé l’anthropologie logique de Quine. Pour Quine il y a cette idée que la logique finalement et les grandes catégories qu’on partage avec l’étranger vont en fait avoir cette forme d’évidence. Obvie, c’est ça, c’est quelque chose qui est évident et donc aussi ordinaire finalement donc je pensais là aussi que peut venir la réflexion sur l’ordinaire. Comment est-ce que ce qui est complètement obvie, évident est en fait acquis ? L’enracinement de la réflexion sur ordinaire c’est vraiment dans l’idée qu’il y a un langage ordinaire méprisé souvent par la philosophie. C’est ça qui m’a toujours intéressée et donc le fait que la plupart des gens pensent qu’il faut se détacher du langage ordinaire, aller au-dessus, je ne sais pas pourquoi ça serait au-dessus et qu’il faut vraiment arriver finalement à sortir aussi de la vie ordinaire des connaissances ordinaires. Et l’intérêt de Wittgenstein et de Cavell aussi c’est de dire que non, en fait c’est ça qui est important. Comment est-ce qu’on va échanger avec d’autres personnes, leur donner des ordres, exprimer quelque chose, donc en fait il y a une très très grande richesse dans ce langage ordinaire. Et pour ça les penseurs, ça n’a plus été Quine du coup à ce moment-là, c’était Cavell, c’était Wittgenstein bien sûr mais que je connaissais déjà mais que j’ai découvert vraiment par cet aspect-là. Et puis aussi Austin, celui qui a parlé des performatifs etc. et qui pour moi avait été vraiment très important. Je me suis toujours intéressée à la façon dont le langage agissait en fait, il faisait partie de la vie.
[interlude musique]
Mes grands-parents chinois ont été s’installer aux États-Unis et ensuite en Italie et donc ils parlaient anglais bien sûr. Et ma mère parlait chinois, italien, évidemment elle a parlé français au bout d’un moment mais ça n’était pas sa langue maternelle en fait. C’était toujours pour elle une langue étrangère malgré tout, surtout quand j’étais enfant finalement. Mais elle a toujours voulu nous parler en français, ce que j’ai toujours trouvé très bizarre et maintenant avec l’âge je me disais mais pourquoi tu nous parlais pas chinois ? Parce que je ne parle pas chinois. Elle disait qu’à l’époque elle fait une vraie hésitation, ce n’est pas du tout comme aujourd’hui où les gens de parents parlent des langues différentes à leurs enfants et ensuite elle était étrangère en France dans une situation qui était un peu précaire. Elle disait qu’elle avait juste peur si elle parlait chinois de se faire expulser ou d’avoir des problèmes. Ce sont des choses dont on ne se rend pas du tout compte maintenant mais en tout cas le résultat est là. C’est que mes grands-parents me parlaient en anglais, ma mère me parlait en français qui n’était pas sa langue. Mon père me parlait français bien sûr et donc que je n’ai jamais parlé le chinois. Mais j’ai une familiarité donc quand je vais en Chine je comprends un peu. Par contre comme ma mère n’était pas francophone, ce qui reste de ça c’est que beaucoup de gens pensent que j’ai un accent en français. Ils me disent où vous êtes etc. C’est bon, je suis née en France, ça fait 60 ans que je parle français mais en fait ça m’arrive très souvent. Après je ne sais pas si c’est lié aux physiques ou mais ça m’arrive aussi même à la radio par exemple que les gens disent vous avez un accent.
[interlude musique]
Je me suis intéressée à cette philosophie de langage ordinaire qui pour moi était vraiment la présentation de questions morales beaucoup plus claires et intéressantes. C’est vraiment d’abord cela qui m’a conduite vers l’éthique du care puisqu’ensuite effectivement je me suis aperçue que c’était une éthique qui correspondait à cet intérêt que j’avais moi sur une approche morale différente. Le care c’est pas du tout seulement le soin qui est très associé en France au soin médical et donc le modèle du care c’est pas du tout le médecin d’abord ça va plutôt être l’infirmière, l’aide-soignante mais en tout cas le care c’est vraiment quelque chose qui est beaucoup plus général. C’est aussi justement cette attention aux détails de la vie des personnes, des façons d’être aussi à faire attention à des situations d’injustice ou d’autre. Donc c’est vraiment un terme qui en réalité n’a pas d’équivalent en français. En plus care en anglais c’est à la fois cette dimension d’attention et de travail qui sont combinés on trouve ça en fait que dans ce terme-là. Alors bien sûr on pourrait dire que soin pourrait avoir toutes ces dimensions-là mais justement dans son usage ordinaire non, c’est beaucoup plus restreint. J’avais exposé ça déjà dans quelques livres, articles et un jour je reçois un e-mail de Patricia Paperman qui était une sociologue qui s’intéressait au care. Elle me dit en fait j’aimerais bien développer l’éthique du care en France, tout le monde s’en fout et tout. J’avais écrit un livre vraiment qui ne compte pas beaucoup pour moi en plus qui s’appelait "Pourquoi faut-il écouter les intellectuels ?" où je disais vraiment à quel point le monde intellectuel français pour moi était à côté de la plaque. Je ne connaissais pas bien le féminisme à l’époque mais justement, on en parlait tout à l’heure, je trouvais assez extraordinaire toutes ces femmes soi-disant féministes mais qui par exemple voulaient continuer à être appelées directeurs ou professeurs à l’université. Cette espèce de modèle masculin ou alors qui passaient leur temps à dire que c’est pas bien que le féminisme américain c’était vraiment des excès, ça allait pas du tout. Il fallait quand même avoir de bonnes relations avec les hommes et tout ça et même si je n’étais pas très très au fait encore des débats mais à cause de mon itinéraire personnel sûrement je me disais mais n’importe quoi. C’est comme ça que j’ai commencé à lire Harold Galligan et John Trento et j’avais eu une première révélation avec l’œuvre de Stanley Cavell et là j’avais vraiment quelque chose qui me plaisait énormément et qui permettait en plus de reprendre cette idée d’attention à la vie ordinaire puisque c’était vraiment ça le care qui me permettait de travailler avec d’autres disciplines. Avec la sociologie puis la psychologie, avec Pascal Molinier avec qui on a travaillé très vite aussi, c’était aussi un travail collectif tout simplement. Ça permettait aussi de travailler sur des auteures femmes parce que j’avais beaucoup travaillé aussi sur Cora Diamond qui est vraiment une philosophe wittgensteinienne qui a vraiment des choses très importantes, j’ai traduit ce qu’elle a fait sur tous les textes sur l’éthique et la littérature il y a beaucoup de femmes. Mais là c’est vrai qu’il n’y avait plus que des femmes parce que c’est vrai que je n’étais pas très à l’aise depuis toujours par rapport au fait d’être féministe mais de travailler toujours sur des auteurs hommes. Et c’est vrai qu’en philosophie c’est très difficile de faire autrement c’est pour ça que la philosophie est la discipline peut-être la plus patriarcale, machiste que je connaisse encore que je crois qu’en art aussi c’est un peu comme ça, je connais des gens qui travaillent dans le domaine des arts, c’est parce que la philosophie se définit par toute cette grande lignée de bonshommes Socrate, … Et même des femmes par exemple Judith Butler va parler de Hegel, Foucault, Lacan non même ça, ça m’énervait c’est-à-dire que pour moi il fallait vraiment aussi avoir une sorte de panthéon d’auteures femmes qui ne soient pas que comme tout le monde Annah Arendt elle-même révérait les hommes. Et donc ce domaine là, je pense qu’il a permis aussi de mettre tellement de femmes en avant et des hommes aussi qui s’intéressent au care. C’est aussi très important et puis bien sûr c’est vrai que ça permettait de faire le lien entre le langage ordinaire, l’intérêt pour la vie ordinaire et créer une éthique ordinaire qui soit en fait en rivalité avec l’éthique philosophique. Et même une politique ordinaire qui soit finalement pas du tout la philosophie politique telle que je la connaissais et qui pour moi était effectivement d’abord centrée sur une société patriarcale et qui était quand même souvent assez conformiste en fait.
[interlude musique]
J’étais beaucoup plus marquée par les films puisque j’ai été au cinéma vraiment très tôt et donc c’est pas un film en particulier mais c’est vrai que j’adorais tous les films des années 70 américains avec Robert Redford genre Les hommes du Président les films d’Alan Pacula, Little Big Man ce cinéma là donc je suis restée un peu là dedans et après je me suis beaucoup plus intéressée au cinéma classique d’Hollywood. Je me rappelle avoir vu La fièvre du samedi soir qui est sortie en 76 j’étais vraiment émerveillée en fait. Alors j’avais vu beaucoup de classiques mais là je me suis dit mais c’est ça en fait qui me plaît et tout le monde, quand j’en parlais au lycée que j’aimais La fièvre du samedi soir on me disait que c’était vraiment complètement futile moi j’ai dit mais comment personne ne comprend à quel point ce genre de film est important en réalité et beau parce que ça racontait cet itinéraire du personnage bon c’était un des premiers films avec John Travolta qui était quand même vraiment un acteur extraordinaire, il y avait la musique, il y avait New York et donc il y avait à la fois un côté extrêmement populaire parce qu’il y avait cette musique, la danse etc. mais aussi cette dimension sociale de son accession donc des milieux différents, des rencontres différentes à New York. Donc oui je trouvais que c’était extrêmement riche du coup c’est pour ça que j’étais contente après quand j’étais aux États-Unis avec Stanley Cavell qui lui montrait l’importance des films commerciaux des films d’Hollywood, un peu série B.
[interlude musique]
Quand il y a eu vraiment les premières séries sérieuses dans les années 90 j’étais vraiment très intéressée par ça. Ce qui m’a plu dans les séries c’est effectivement le fait que ça pouvait toucher un très large public un peu comme les grands films populaires qui m’intéressaient avec des ambitions aussi souvent similaires puisque même dans les premières séries comme Urgence ou NYPD Blue, New York Police Blues il y avait vraiment une ambition documentaire très forte c’est vraiment un genre, une forme de production qui a permis aux femmes d’émerger. Ne serait-ce qu’à l’image parce que c’était par définition au début des shows un peu domestiques ensuite parce que c’était destiné aux femmes alors que le cinéma c’est vraiment sortir chez soi et c’est vrai que les séries ont permis l’émergence de personnages féminins très forts bien avant le cinéma. Puis aussi des séries féministes avec des personnages de femmes qui ont des itinéraires qui sont évidemment des modèles. Donc bien sûr les séries ça m’a aussi intéressée. Ça m’intéressait aussi parce que c’était un médium un peu sous-estimé donc c’est aussi pour ça que j’ai fait le livre pour dire en fait c’est des œuvres extrêmement importantes donc c’est quand même toujours la réhabilitation de l’ordinaire. Donc il y a quand même un fil vous voyez. Mais c’est vrai que la dimension féministe on la voit vraiment aujourd’hui où quand même beaucoup de séries sont réalisées par des femmes alors que il n’y a pas beaucoup de réalisatrices femmes au cinéma. Même si ça va en s’améliorant. Mais les séries ont donné leur place aux femmes, aux minorités LGBT bien plus tôt. Une série comme Buffy contre les vampires qui est un peu négligée, c’est la première fois qu’on a vu une relation lesbienne à l’écran, qu’on a vu une héroïne féministe et féminine qui est un modèle pour les garçons etc. Pour moi c’est un lieu d’innovation et de progrès et pour des raisons sociales puisque si on veut s’adresser à un large public il faut quand même inclure ce public-là.
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C’est vrai que j’apprécie toujours de faire cours sur Wittgenstein, c’est un auteur très très riche alors ça oblige à travailler sur un texte souvent quand même de lire avec eux, les étudiants ou les étudiantes. C’est très agréable pour moi parce que je connais bien et surtout ce que je trouve extraordinaire c’est à quel point ça transforme en fait. Je le vois à la fin de l’année dans leur copie, le changement que ça opère c’est tous les gens qui aiment Wittgenstein. Mais j’avoue que le cours que j’ai préféré faire toujours de ma vie c’est un cours sur les séries télévisées parce qu’il y avait un cours de philosophie morale qui était libre et là j’ai rarement eu autant de plaisir parce que je pouvais vraiment enseigner ce qui me plaisait. Surtout ce que faisaient les étudiants était mais excellent et je me dis il faut enseigner des trucs qui leur permettent d’être bons et j’avais des copies extraordinaires aussi et puis c’était très agréable. La philosophie des séries c’est vraiment quelque chose qui est très nécessaire finalement pour faire de la philosophie maintenant.
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Buffy est vraiment mon héroïne, c’est amusant, j’ai beaucoup écrit sur elle, pour moi c’est vraiment une héroïne extraordinaire. Après au plan intellectuel, mon héroïne ça serait Vina Das qui est une penseure que j’ai découverte finalement plus tard que d’autres mais par Stanley Cavell parce qu’elle a aussi travaillé avec lui. Et c’est vrai que c’est une anthropologue que j’admire beaucoup et surtout qu’il y a aussi à nouveau finalement changé ma vie comme les autres personnes dont j’ai parlées. Cette dimension d’anthropologie très féministe, la violence exercée sur les femmes et puis les injustices globales aussi l’intérêt d’une penseure du sud. Et elle est vraiment sur le terrain et c’est vrai que moi j’ai jamais par contre fait d’enquête sociale et été sur le terrain. J’ai pas eu une vie très aventureuse. J’ai eu beaucoup d’aventures intellectuelles mais finalement j’ai jamais été faire de l’ethnographie, j’ai jamais été dans un pays en guerre contrairement à mes parents donc j’ai une vie très protégée donc je pense que c’est ça qui m’a permis d’avoir aussi finalement des découvertes intellectuelles et de me donner pour mission de faire connaître des choses vraiment nouvelles à un maximum de gens.
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Depuis 60 ans, la Fondation Maison des Sciences de l’Homme soutient, valorise et diffuse les connaissances en sciences humaines et sociales. Ce podcast a été produit et réalisé sur une idée originale par la Mission Médias & Sciences de la FMSH en 2023.
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Merci beaucoup, c’est un grand plaisir d’échanger avec vous.
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