Introduction
Flora Bastiani
Bonjour et bienvenue dans le podcast Penser la santé. Cet épisode est consacré aux questions posées par la santé en détention. Soigner en prison, c'est aussi être soi-même dans le quotidien de sa pratique en prison. C'est être dépendant de l'organisation et des obligations de la détention. C'est travailler dans des espaces verrouillés, attendre que les portes soient ouvertes et fermées par les surveillants pénitentiaires, ne pas avoir accès aux malades lorsque nous le souhaitons. C'est se conformer à des règles de fonctionnement rigides qui modifient les relations, le rapport au temps et le rapport à l'espace.
Le soin en prison questionne une forme de contradiction. Comment intervenir dans un lieu d'enfermement ? Comment prendre soin d'une personne privée de liberté ? Le soin se situe à l'intersection du droit et de la préoccupation sociale. Mais comment peut-il atteindre celles et ceux qui sont séparés de la société ? Depuis la réforme du système de santé pénitentiaire de mille-neuf-cent-quatre-vingt-quatorze, le soin des détenus revient aux services hospitaliers publics. Des unités sanitaires sont implantées dans les prisons. Une prise en charge à l'extérieur peut être organisée, et pour les hospitalisations dépassant quarante-huit heures, des services de soins à l'hôpital sont spécialement dédiés à l'accueil des détenus. C'est ce que nous appelons des UHSI, des Unités Hospitalières Sécurisées Interrégionales.
Malgré ces dispositions, la relation de soins est-elle altérée par ces conditions particulières ? Venir en aide, compatir, créer une relation de confiance permettant un soin de qualité : est-ce possible dans le milieu pénitentiaire ? Au-delà de ces conditions, est-ce que le statut de détenu, parfois pour de longues peines, n'induit pas un désinvestissement ou une méfiance de la part des soignants ? Plus globalement, nous pouvons nous demander si soigner des délinquants et des criminels, leur consacrer du temps, de l'énergie et aussi des moyens matériels qui sont ceux de l'État est moralement acceptable. Une autre question peut se poser : est-ce que cette mission de soins est cohérente ? Car la réclusion nuit à la qualité de vie et de fait, à la santé des détenus. L'enfermement en cellule, la promiscuité, le manque d'activité physique, l'uniformité de l'alimentation, les possibles situations de violence, tout ceci altère la santé. Alors, est-ce qu'il n'y a pas une contradiction de l'État à, d'un côté organiser une incarcération qui nuit à la santé et, d'un autre côté, à organiser le soin des détenus en mobilisant ces structures publiques ? Dans les deux cas, est-ce que tout cela n'est qu'un cercle vicieux dans lequel les missions du soignant et du surveillant, agent public l'un et l'autre, ne peuvent que s'opposer ?
Pour réfléchir à ces questions, j'ai le plaisir d'accueillir Aude Lagarrigue, qui est médecin responsable du service de médecine en milieu pénitentiaire, qui regroupe les unités sanitaires en détention et l'unité hospitalière sécurisée inter-régionale UHSI de l'hôpital Rangueil, et Julia Schmitz, qui est maître de conférences en droit public à l'Université Toulouse Capitole, spécialiste du droit pénitentiaire. Bonjour à toutes les deux.
Accès à la santé en milieu carcéral
Flora Bastiani
Julia, pour commencer, ma première question s'adresse à vous. Peut-être que vous pourriez nous rappeler quelle est la limite dans la privation de liberté et des droits, et les droits qui conservent les détenus ? Lorsque nous sommes détenus, quels droits perdons-nous et quels droits conservons-nous en matière de santé ?
Julia Schmitz
Alors, nous pouvons peut-être rappeler une des paroles qui avait été prononcée en mille-neuf-cent-soixante-quatorze par le président Giscard d'Estaing dans une prison lyonnaise. Il disait : « La prison, c'est la privation de la liberté d'aller et de venir et rien d'autre. » Cela signifie que les personnes détenues continuent à être titulaires de l'ensemble des autres droits fondamentaux.
C'est une lecture très abstraite, universaliste, qui est souvent adoptée pour appréhender les droits fondamentaux de la personne détenue sans prendre en compte la réalité de la situation carcérale. Il ne faut pas confondre, à mon avis, la reconnaissance des droits, de leur exercice. Et en prison, cet exercice, il est nécessairement limité, entravé par ce que nous appelons les contraintes inhérentes à la détention.
Nous pouvons prendre l'exemple du droit à la vie privée et familiale dont continue à jouir la personne détenue. Celui-ci est nécessairement entravé par l'isolement carcéral. Pour n'importe quel droit, que ce soit le droit de vote, le droit à la vie familiale par exemple, la personne détenue va devoir réaliser des démarches supplémentaires et surtout, elle va dépendre de la médiation, de la diligence de l'administration pénitentiaire pour réaliser ses propres démarches, puisqu'elle ne peut pas exercer elle-même directement ses droits fondamentaux.
En plus de cela, l'exercice de ses droits va être entravé par des situations d'inégalités territoriales assez grandes. Nous pouvons penser aux chiffres de la surpopulation carcérale aujourd'hui, qui atteint dans certains établissements, notamment ceux d'Occitanie, des taux de densité impressionnants comme du deux-cent pourcent de surpopulation. Cette situation va nécessairement entraver l'accès à certains droits, et notamment l'accès aux soins. Et en matière de santé, nous pouvons constater qu'il existe une tension très forte entre la reconnaissance des droits aux personnes détenues et leur mise en oeuvre dans la réalité, dans la pratique.
Par exemple, il y a le droit à la continuité et à la qualité des soins, qui est désormais reconnu depuis la grande loi pénitentiaire de deux-mille-neuf à toute personne détenue. Cela signifie que la personne détenue doit bénéficier de la même qualité de soins qu'une personne de la société libre. Or, cette mise en oeuvre pratique du droit à la continuité, à la qualité des soins, va être entravée par l'insuffisance des ressources en personnel médical au sein des unités sanitaires, dans certains établissements, ou bien l'insuffisance des structures hospitalières qui sont destinées à accueillir les personnes détenues. Vous mentionnez la présence des UHSI : ceux-ci sont très inégalement répartis sur le territoire national. Un autre droit qui est reconnu depuis la loi de deux-mille-neuf, c'est le droit au secret médical. Toute personne détenue bénéficie de ce droit comme tout individu libre. Sauf que ce droit au secret médical va connaître certaines limitations, certaines entraves. C'est notamment le contrôleur général des lieux de privation de liberté qui a pu constater dans de nombreux établissements que les courriers qui sont adressés par les personnes détenues aux personnels soignants ne sont pas forcément sous pli fermé. Ils peuvent être facilement lus, triés, par les surveillants pénitentiaires.
Flora Bastiani
En fait, une des difficultés dont je parlais en introduction à cette thématique, c'est un aspect plutôt moral. Comment le droit justifie-t-il de prendre soin des délinquants ? Le sens de la peine de prison, qui est punitif, n’est-il pas en contradiction avec cette continuité des soins dont vous parlez ?
Julia Schmitz
J'y vois deux choses. Nous pouvons ici aborder cette relation complexe, un peu ambiguë, entre la peine, le soin, punir en soignant, soignant en punissant. C'est un peu la logique du biopouvoir qui avait pu être décrit par Michel Foucault. C'est ce processus de discipline sur les corps, mais aussi sur les esprits, qui
Penser la santé : Penser le soin carcéral, partie 1
avait d'ailleurs déjà été théorisé par l'utilitarisme de Bentham. La prison moderne repose en grande partie sur les théories de la défense sociale et qui renvoie à l'idée que pour lutter contre le crime et le prévenir, il s'agit de traiter les criminels. Aujourd'hui, il y a des notions qui ont circulé ; les termes « d'amendement », de « rééducation », de « réhabilitation », ce que nous appelons la « réinsertion ». Tous ces termes renvoient à l'idée d'un traitement du détenu pour prévenir la récidive. Donc il y a cette relation complexe entre la peine et le soin.
Il faut souligner, d'autre part, qu’il y a des vulnérabilités très particulières en détention, qui vont induire une prise en charge médicale beaucoup plus importante que dans la société civile. Les prisons sont clairement sur-représentées par des personnes qui sont en mauvaise santé, avec des taux de prévalence de certaines maladies mentales ou des addictions beaucoup plus élevées que dans la population générale. Ces personnes sont souvent confrontées avant l'incarcération à des facteurs de risque très importants : la toxicomanie, la marginalité, beaucoup de pathologies préexistantes. En même temps, ce sont aussi des personnes qui sont aussi éloignées du système de soins avant leur incarcération.
Et la prison, paradoxalement, va aussi générer d'importantes pathologies ; des pathologies mentales avec ce que nous appelons le choc carcéral, ou des pathologies somatiques, comme des occlusions intestinales. C'est un état de fait assez généralisé.
Aude Lagarrigue
Sur cet aspect, je trouve intéressant d'avoir un regard peut-être impertinent et de dire que finalement l'accès aux soins est aussi facilité paradoxalement, pour une partie non négligeable des détenus par leur incarcération. L'incarcération permet de poser des diagnostics qui n'auraient pas été posés s'ils étaient restés en milieu libre. Finalement, cet aspect facilitateur de l'accès aux soins que peut aussi avoir la prison, même s’il est complètement inégal en fonction du territoire et de l'offre de soins qui est présente sur les établissements, c'est aussi un facteur qui peut faciliter la réinsertion du détenu à sa libération, puisque l'immense majorité des peines auxquelles sont condamnés les détenus en France sont de courtes peines. Notre travail de soignants est aussi de se demander comment investir ce temps, certes court, pour avoir cet aspect facilitateur de l'accès à une prise en charge de santé qui perdure dans le temps, y compris après la libération, donner aux détenus cette faculté à s'approprier un système de santé qui peut être lointain et incompréhensible avant l’incarcération.
Flora Bastiani
C'est ce que j'allais souligner. Dans vos propos, nous avons l'impression que peut-être dans la population des détenus, il y a des personnes qui ont une relation avec le système de santé qui n'est pas du tout évidente.
Aude Lagarrigue
D'ailleurs, certains ont une relation à leur corps, pour les plus jeunes, qui est un peu dans une forme de toute-puissance. Donc ils ont une vision du système de santé comme inutile ou incompréhensible ; en tout cas, ils ont un niveau de littératie, de compréhension du message sanitaire, qui est bas. Une partie de notre travail, c'est d'améliorer ce niveau de littératie pour permettre une meilleure adhésion.
Motivations des soignants
Flora Bastiani
Parlons justement des soignants qui font le choix de travailler en milieu carcéral. Quand ils sortent de leur formation et qu'ils font ce choix, cela ne semble pas être un projet très évident. Pourquoi vouloir soigner des délinquants ? Pourquoi vouloir soigner des « monstres » en quelque sorte ? Il me semble que vous aviez fait ce choix très tôt.
Aude Lagarrigue
Je suis l'exemple parfait d'intégration de ce service juste après l'internat, mais c'est le cas de beaucoup des soignants qui exercent en prison. Paradoxalement, nous souffrons quasiment moins de problème d'attractivité que dans d'autres secteurs du soin, en tout cas beaucoup moins de problèmes d'attractivité que l'administration pénitentiaire qui est en grande difficulté pour recruter du personnel.
Je pense que, d'une part, cela s'explique par le fait qu'il y ait de nombreux stages organisés pendant les études en secteur pénitentiaire, ce qui permet aux étudiants d’appréhender ce milieu qui pourrait faire peur. Cela fait disparaître des inquiétudes qui sont, somme toute, légitimes.
Puis être soignant, c'est une profession qui est en quête de sens, de façon très globale. Ce milieu répond à cette quête de sens puisque nous prenons en charge une population avec des facteurs de risque importants, des pathologies lourdes. Et il y a un intérêt d'un point de vue plus social globalement. Donc cela répond vraiment à ce besoin de sens qu'ont, je pense, les soignants. Il y a aussi la curiosité de la rencontre de ce milieu fermé auquel nous n’avons pas accès
Penser la santé : Penser le soin carcéral, partie 1
normalement. Ce n'est pas une curiosité malsaine. À la fois en tant que citoyen et en tant que professionnel, nous pouvons trouver un intérêt à connaître ce lieu, ce qui se passe en ses murs et à pouvoir en témoigner à l'extérieur.
Flora Bastiani
En prison ou dans les services dédiés aux soins des prisonniers, nous retrouvons des médecins, des infirmiers, des aides-soignants…
Aude Lagarrigue
Tout à fait ! Des kinésithérapeutes, des psychologues, des assistantes sociales… Il y a beaucoup de pluridisciplinarité et de transversalité. Je pense que c’est aussi un intérêt de cet exercice. Il y a beaucoup de psychiatres, de médecins spécialistes. En tout cas à Toulouse, énormément de médecins spécialistes du CHU (Centre Hospitalier Universitaire) font la démarche de se déplacer en prison pour prendre en charge les détenus. Il y a un intérêt global qui contraste un peu avec la difficulté qu'il peut avoir aujourd'hui dans certains secteurs ruraux, à faire vivre l'offre de soins alors que c’est possible dans des établissements qui ne sont pas très accueillants quand même.
Flora Bastiani
Est-ce que les soignants restent dans ce milieu ? Peut-être que cela représente une partie de carrière.
Aude Lagarrigue
C'est ce qui est plus étonnant, c'est le peu de turn over que nous avons dans le personnel soignant, que ce soit pour les infirmières ou pour les médecins. La profession de médecin a historiquement peu de mobilité, que ce soit la mobilité géographique ou intellectuelle, puisque le médecin est souvent extrêmement spécialisé sur un type d'exercice. Mais pour les soignants paramédicaux, il y a aussi peu de turn over. C'est à la fois réconfortant parce que cela colle bien avec l'idée de mission dont je parlais tout à l'heure. Ce sont des gens extrêmement investis qui sont dans une durée d'exercice pour accomplir cette mission. C’est aussi un petit peu inquiétant, parce que nous allons aborder un peu après la difficulté qu'il peut y avoir à cet exercice où nous sommes en proximité immédiate avec un autre corps professionnel qui ne partage pas tout à fait les mêmes ambitions, donc c'est un exercice qui est extrêmement fatigant, au risque d'être dans une forme d'épuisement professionnel qu'il faut s'attacher à prévenir pour garder toute la qualité de la prise en charge que nous sommes en devoir d'apporter à ses patients. Il faut donc rester extrêmement vigilants sur cette fatigue et ces burn out qui peuvent voir le jour dans ce milieu.
Flora Bastiani
D'accord. Il y a un équilibre à trouver avec ces conditions complexes sur laquelle nous allons revenir, effectivement.
Vous, comme médecin, lorsque vous abordez des détenus, lorsque vous les rencontrez pour les soigner, est-ce que leur statut influence votre approche de la relation de soins ? Pour être plus précise, est-ce que le fait qu'il s'agit de criminels peut modifier le contact ou est-ce que vous vous efforcez d'oublier ce statut-là ? Enfin, comment faire avec cela ?
Aude Lagarrigue
Il y a deux niveaux. Il y a « l'institution prison » et « l'impact de l'institution prison » qui est total sur la personne que nous sommes amenés à soigner. Nous ne pouvons pas nous en détacher, puisqu'il est primordial dans la façon que nous allons pouvoir avoir de prendre en charge le patient. Nous ne pouvons pas faire fi de la solitude, de la dépression, du stress, de l'impact global de l'institution prison sur l'individu.
Flora Bastiani
Tout à l'heure, nous parlions du choc carcéral, par exemple. C'est une donnée particulière que vous ne pouvez pas oublier.
Aude Lagarrigue
Ce choc carcéral à l'entrée en prison, nous le retrouvons à tous les moments qui jalonnent un parcours de peine. Il y a le choc du procès, le choc du transfert entre établissements, les mises à l'isolement… même si ce sont des chocs peut-être un peu moins violents dans leur traduction, ils impactent énormément la santé, mentale ou physique, des détenus, et la façon dont nous allons pouvoir les accompagner. Les soignants interviennent dans le processus d'ailleurs, puisque leur avis peut intervenir pour stopper, pour limiter une mise à l'isolement dans un quartier disciplinaire.
Flora Bastiani
Alors ceci dit, ma question c'était plutôt sur votre pratique, votre clinique, c'est-à-dire dans l'approche, est-ce que cela suscite une sorte de retenue ou de méfiance ?
Aude Lagarrigue
Alors pour bien répondre à cette question, il faut se placer dans sa situation de nouvel arrivant soignant dans ce milieu. Alors c'est vrai qu'il y a des différences entre les somaticiens et les psychiatres. Les psychiatres vont probablement plus investiguer le passage à l'acte et son impact sur la santé mentale ; donc vont avoir connaissance de la nature de ce passage à l'acte ou en tout cas vont partager délibérément avec leurs patients. Les médecins somaticiens qui s'occupent plus du corps, n'ont pas connaissance de fait du motif d'incarcération et vont avoir une tendance naturelle à ne pas chercher à l'obtenir, à moins que le patient décide de le partager.
Ce qui frappe quand nous entrons en prison, c’est qu’en tant que soignant, nous nous attendons à retrouver cette image du monstre qui est socialement construite et que nous ne retrouvons pas du tout. D'une part, nous nous rendons compte que l'immense majorité des détenus sont condamnés à de très courtes peines et font des passages itératifs en détention, et que ceux qui sont condamnés à de très longues peines pour lesquels nous imaginons que le passage à l'acte a une gravité majeure, nous ressemblent étrangement.
D'une part, en tant que soignant, nous avons de toute manière prêté serment et nous sommes dans l'obligation morale, mais pas que, de prendre en charge tous nos patients, quelle que soit leur obédience, leur vie, leur passé. En plus, nous nous rendons compte que les détenus qui sont condamnés pour les actes probablement les plus graves, nous ressemblent étrangement et n’ont pas une figure d'altérité si différente de nous. Finalement, c'est à la fois rassurant parce que cela nous permet d'être dans une forme de normalité de contact, comme avec tous les patients que nous pouvons prendre en charge à l'extérieur, avec des affinités plus ou moins importantes en fonction des personnalités et des individus. C’est la réalité de la rencontre du patient, quel qu'il soit. Il y a à la fois une forme d'inquiétude parce que nous nous disons que s'il n'y a pas de figure du monstre, nous sommes tous possiblement criminel en devenir, en puissance, et que le passage à l'acte a la faveur d'événements de vie, de consommation, et n’est pas réservé qu'à des individus qui seraient clairement identifiables au préalable. Cela génère quelque part aussi une forme d'inquiétude.
Flora Bastiani
Oui, cela fait se questionner aussi sur-soi même. C'est quand même une relation de soin particulière qui renvoie à soi, sans doute.
Aude Lagarrigue
Oui, mais avec cette inquiétude spécifique que l'extrême violence ou l'extrême gravité dans un passage à l'acte n'est pas réservée à une catégorie d'individus qui soient si différents de moi ou si différents de ceux que je rencontre à l'extérieur.
Demandes de soin des détenus
Flora Bastiani
Concernant l’accès aux soins, je reviens vers vous, Julia, à propos des modalités. Pour pouvoir demander un soin, demander un rendez-vous médical, les détenus doivent faire une demande écrite. Est-ce que c'est un système généralisé ? Est-ce que c’est pareil pour toutes les prisons ?
Julia Schmitz
Cela revient à l'idée que j'ai abordé tout à l'heure : celle de la médiation dans l'exercice des droits. Pour n'importe quelle demande en détention, la personne détenue doit passer par une démarche de demande écrite ou orale auprès d'un surveillant pénitentiaire. En matière de soins, le principe est la démarche écrite avec généralement des formulaires ou sur un papier libre. Nécessairement, cela limite, cela entrave le processus de la démarche d'accès aux soins.
Il faut souligner que, de plus en plus maintenant, il y a des entretiens médicaux obligatoires à certains moments clés du parcours de détention. Il y a une visite médicale obligatoire lors de la phase d'accueil, la phase d'entrée en détention. Il y a des visites obligatoires également en fin de peine, et puis dans tout un tas d'événements de la vie en détention. Nous parlions tout à l'heure de la mise à l'isolement au quartier disciplinaire. Ensuite, tout le reste dépend de la demande de la personne détenue elle-même qui va se faire, dans la plupart des établissements, de manière écrite. Il faut faire cette démarche écrite, passer par un formulaire qui va être remis à un surveillant, et tout va dépendre de la diligence avec laquelle cette demande va être transmise au service de soins. Il peut y avoir dans certains établissements des boîtes à courrier qui sont expressément prévues pour le personnel soignant.
De plus en plus se développe l'idée de la traçabilité de ces demandes. C'est extrêmement important. Il y a aussi l'introduction très importante du numérique en détention, qui peut pour l'accès à toute activité en détention, faciliter la démarche des personnes détenues et leur éviter d'avoir à passer par la médiation d'un surveillant pénitentiaire qui reste quelque chose de parfois très aléatoire. L’introduction de ce numérique en détention peut faciliter ce processus d'accès aux soins. C'est en expérimentation, ce n'est pas généralisé. C'est extrêmement compliqué à mettre en oeuvre dans les établissements où il y a un très fort taux de surpopulation, surtout les maisons d'arrêt. Forcément, tout dépend de l'établissement dans lequel nous sommes être placés, avec des lenteurs de procédures plus ou moins importantes.
Flora Bastiani
Justement, ces lenteurs ne peuvent-elles pas, dans certains cas, constituer une perte de chance pour les détenus au niveau de leur santé ? S’ils sollicitent un rendez-vous urgent, que nous entendrions urgent dans le milieu ordinaire, est-ce que cela ne peut-il pas créer une aggravation ? Avez-vous connaissance des exemples de conséquences ? Est-ce qu'il est possible de faire un recours dans ce contexte-là ? Pour une perte de chance, est-ce qu’il est possible de faire un recours à l'encontre de l'institution judiciaire ?
Julia Schmitz
Alors, le recours existe, mais ce ne sera pas un recours contre l'institution judiciaire. Ce sera un recours devant le juge administratif. C'est le juge administratif qui va être compétent pour tout ce qui concerne le fonctionnement ou le dysfonctionnement du service public pénitentiaire. En matière de soin, il y a un important contentieux sur la perte d'une chance, sur le suicide en détention, les ayants-droit qui cherchent à obtenir une réparation du préjudice subi et qui cherchent à mettre en cause la responsabilité administrative.
La difficulté, c'est que la question qui se pose vraiment, c'est de savoir qui est responsable de la perte de chance, d’un soin qui n'a pas été délivré, d'un suicide, qui résulte par exemple d'un défaut de surveillance, d'un défaut de médication. Est-ce que c'est l'établissement de santé qui va être tenu pour responsable ou bien est-ce que c'est l'administration pénitentiaire ? Le contentieux est complexe, mais il est assez important. L'idée, c'est qu'il y a un partage de responsabilité. La responsabilité de l'établissement de santé peut être mise en cause lorsqu'il y a eu un défaut dans la continuité des soins. Par contre, l'administration pénitentiaire peut être tenue pour responsable, et cela arrive très souvent, lorsqu'il y a un défaut de surveillance.
Par exemple, il y a des contentieux assez fréquents quand des personnes détenues sont placées à l'isolement, qui sont suivies, par exemple sur le plan psychiatrique, et où il y a, pendant ce laps de temps, une rupture de soins et donc un passage à l'acte suicidaire. Là, très souvent, l'administration pénitentiaire peut être tenue pour responsable, pour défaut de vigilance, ou bien elle va être tenue pour responsable, pour n'avoir pas procédé à des diligences suffisantes pour qu'il y ait un personnel soignant en nombre suffisant au sein de l'établissement. C'est vraiment un système de responsabilité partagée assez compliqué à mettre en oeuvre, mais les recours existent.
Médiation avec les surveillants pénitentiaires
Flora Bastiani
En prison, il y a d'un côté les soignants qui ont leur mission de soins et de l'autre côté, les surveillants pénitentiaires qui ont leur mission de sécurité, de surveillance. Nous pouvons revenir sur l'exercice quotidien de votre pratique et vous avez à travailler avec ces surveillants pénitentiaires. Je peux que supposer qu'il y a des contradictions entre vous dans le quotidien, c'est-à-dire avoir accès aux détenus, dans quelle temporalité ? Comment est-ce que vous vous en sortez pour donner de la place aux soins dans cette espèce de contradiction ?
Aude Lagarrigue
C'est vrai que nous parlions de médiation nécessaire pour tous les actes de la vie quotidienne par le surveillant pénitentiaire, pour les détenus. Pour les soignants, nous sommes quasiment dans la dépendance au quotidien de ce corps professionnel pour pouvoir prodiguer des soins aux patients puisque sinon nous ne les voyons pas. Ils n'accèdent pas aux systèmes de soins. Que ce soit dans ce que nous appelons les mouvements, c'est-à-dire les déplacements à l'intérieur, en particulier des maisons d'arrêt, des détenus qui sont enfermés vingt-deux heures sur vingt-quatre et qui n'ont pas la liberté de se rendre à l'infirmerie. Que ce soit pour les extractions, c'est-à-dire les sorties de détenus des établissements pour pouvoir avoir des examens complémentaires sur le centre hospitalier de proximité.
Nous avons évoqué le contexte de ressources humaines qui est relativement compliqué pour l’administration pénitentiaire qui aggrave encore cette dépendance puisqu'ils sont en grande difficulté de ressources humaines et qu'en plus, la surpopulation dans les établissements nécessiterait des ressources humaines qui soient renforcées, alors qu'actuellement elles sont en déficit. Cela aboutit à tendre encore plus notre interdépendance, avec une vision un peu inégalitaire puisqu’en tant que soignants, nous sommes plus dépendants des surveillants que les surveillants ne sont dépendants de nous ; même si l'accès aux soins participe au maintien du calme et d'une homéostasie interne à la prison qui soient profitables pour eux. Cette interdépendance est assez inégalitaire, elle est vécue par les soignants de façon assez violente. Parfois, elle amène à une forme de revendication, qui peut aboutir à une forme de dogmatisme sur nos missions. Quand nous sommes dans ce conflit de valeurs, cela devient extrêmement compliqué au quotidien de travailler. C'est un conflit de valeurs qui est probablement nécessaire en nous. Parfois, nous disons « Pour ne pas bleuir », c'est-à-dire qu'en prison, il y a d'un côté les blancs, les soignants et de l'autre côté les bleus, les surveillants. Les couleurs renvoient aux deux types d'uniforme.
Ce dogmatisme sur nos missions et nos valeurs permet finalement qu'il n'y ait pas de porosité entre les deux champs professionnels et que nous restions bien droits dans nos objectifs, droits dans nos missions. Néanmoins, la confrontation de ces valeurs, si elle est finalement stérile et qu'elle est trop figée, elle dessert chacun d'entre nous et surtout notre patient. Max Weber a assez bien expliqué ce dans quoi l’équilibre réside : d'être dans une forme d'éthique de la responsabilité, sans oublier nos valeurs, en ayant en toile de fond nos objectifs et nos missions, mais en sachant que ce qui compte le plus, c'est que nous puissions justifier de nos décisions et de nos actes pour le bien de nos patients si nous avons accepté de transiger un petit peu avec certaines valeurs. Le secret médical est une des valeurs le plus en tension dans un établissement pénitentiaire, c'est une valeur que nous sommes très souvent amenés à renier un peu, toujours avec l'accord du patient, à son bénéfice.
L’idée c'est de ne pas être trop rigide pour ne pas d'une part être dans l'épuisement, être dans l'inefficacité, et de pouvoir quand même garder en permanence ces valeurs comme notre but standard, mais accepter que notre responsabilité c'est parfois de les dégrader un peu pour être au service de notre patient.
Flora Bastiani
Ce que je comprends, c'est qu’exercer le métier de surveillant pénitentiaire doit être hyper difficile, avec beaucoup de tension, le manque de personnel, la pression… C'est dommage que ce soit une confrontation finalement, puisque ce sont vos premiers collaborateurs.
Aude Lagarrigue
Tout à fait. Surtout, ce sont nos collaborateurs indispensables.
Il faut comprendre que dans ce milieu qui est extrêmement clos, il y a des angoisses qui sont légitimes. Par exemple, la pathologie infectieuse, c'est une angoisse forte en détention pour les patients et les surveillants, qui n'ont pas notre connaissance des règles de transmission. L'épidémie de Covid a montré que l'administration pénitentiaire, en collaboration avec les soignants, savait gérer très bien ces risques de transmission en maintenant un niveau de confort
Penser la santé : Penser le soin carcéral, partie 1
pour les détenus qui soit acceptable.
Néanmoins, cela reste une angoisse forte et par exemple, se rigidifier du point de vue du secret vis-à-vis des surveillants sur le risque infectieux pour certains détenus qui sont identifiés comme porteurs d'une pathologie infectieuse à l'insu de notre plein gré, c'est contre-productif. Les détenus concernés vont aller en consultation voir l'infectiologue et cela va se savoir. C’est vecteur d'angoisses importantes, qui se traduisent au quotidien par une perte de chance pour le détenu lui-même.
Remerciements
Flora Bastiani
Je vous remercie beaucoup toutes les deux : Aude Lagarrigue et Julia Schmitz. C'était Flora Bastiani pour Penser la santé, le podcast du réseau de recherche Penser la santé de l'Université Toulouse Jean-Jaurès.