Introduction
Flora Bastiani
Bonjour et bienvenue dans le podcast Penser la santé. Nous nous retrouvons aujourd'hui pour le deuxième épisode consacré aux questions posées par la santé en prison. Le droit des détenus à la continuité des soins signifie que malgré la détention, chaque détenu doit pouvoir accéder à des soins de même qualité que dans un contexte ordinaire. Pourtant, dans les faits, le fonctionnement des prisons rend l'accès aux soins complexes. En effet, la mission de sécurité assurée par les surveillants pénitentiaires ne peut pas avoir les mêmes visées que la mission des soignants. Ce fonctionnement complexe ne décourage pas cependant les soignants qui s'engagent dans cette pratique à part pour établir une relation de soins de qualité. Les soignants doivent s'adapter à la grande vulnérabilité que vivent les détenus qu'ils rencontrent, soumis à des conditions d'emprisonnement qui dégradent leur santé, peu enclins à partager de manière spontanée certaines difficultés. Et oui, le soin des détenus ne peut pas ou ne doit pas faire l'économie d'une relation de confiance dans laquelle le soignant se met à l'écoute de la personne soignée.
Alors soigner les détenus, est-ce que cela ne revient finalement pas à soigner tout court ? Car les contraintes liées à la prison ne doivent pas affecter le soin et sa qualité. Le soin, aussi complexe soit-il, à demander et à pratiquer en prison, n'en reste pas moins un soin dans toute sa dimension humaine. Alors justement, peut-il y avoir une cohérence à demander aux soignants de soigner les détenus comme tout le monde, alors que la justice les place en retrait de la société ? Est-ce que la prison peut à la fois punir et soigner ?
Pour en parler, j'accueille Aude Lagarrigue.
Aude Lagarrigue
Bonjour Flora, je suis médecin responsable du service de médecine en milieu pénitentiaire au CHU (Centre Hospitaliser Universitaire) Toulouse qui regroupe les unités sanitaires, c'est-à-dire les infirmeries sur les différents établissements pénitentiaires de Seysses et Muret, et l’UHSI qui est une Unité d'Hospitalisation Sécurisée Interrégionale pour les détenus au CHU de Toulouse à Rangueil.
Flora Bastiani
Et j'accueille également Julia Schmitz.
Julia Schimtz
Bonjour. Je suis maître de conférences en droit public à l'Université Toulouse Capitole et je suis spécialiste en droit pénitentiaire.
Accès des détenus aux médicaments
Flora Bastiani
Lorsque des médicaments sont prescrits en prison, je me demande comment se passe l'accès des détenus à ces médicaments. Je suppose que cela fait partie du droit à la continuité de la qualité des soins, mais comment ces médicaments sont-ils délivrés ? Comment les détenus y ont-ils accès, comment cela se passe ?
Julia Schimtz
De manière un peu plus claire, le juge administratif a formulé un droit très précis pour la personne détenue, qui est le droit de recevoir des traitements et des soins appropriés à son état de santé. C'est très clair, c'est un droit fondamental qui lui est reconnu. Le circuit des médicaments en prison, c'est toujours pareil : en détention, il y a les textes et puis il y a la pratique. Le code de la santé publique l'indique très clairement. Tout ce qui concerne le choix du traitement médical, sa distribution, sa mise en oeuvre pratique, relève de la seule compétence exclusive des personnels de santé.
Il y a toujours un petit « mais ». Un chef d'établissement qui a la police de l'ordre public au sein de son établissement peut s'opposer, par exemple, à ce qu'un détenu conserve dans sa cellule ses médicaments pour des raisons d'ordre et de sécurité, parce qu'il risquerait de les distribuer à d'autres détenus, parce qu'il risquerait de se suicider avec, par exemple. Surtout, il y a une autre difficulté : pour se déplacer en détention, un personnel soignant doit être accompagné d'un personnel pénitentiaire. Cela va entraver ce circuit du médicament.
Au sein de chaque établissement, la politique de distribution varie. Il y a des établissements où le personnel infirmier va se déplacer quotidiennement dans les cellules pour distribuer à chaque patient son médicament. Dans d'autres établissements, c'est une distribution qui va avoir lieu une fois par semaine. Là encore, il y a des rapports du contrôleur général des lieux de privation de liberté qui a pu constater que parfois, dans certains établissements où il n’y a pas suffisamment de personnels ni soignant, ni pénitentiaire, la distribution peut être faite par des personnes détenues elles-mêmes, qui travaillent au service général de l'établissement ou par des surveillants eux-mêmes. C'est beaucoup plus problématique parce que nous sommes dans un mélange des genres, qui est illégal, qui est interdit. Il y a une confusion entre les missions pénitentiaires et les missions du soin.
Cela m'évoque aussi certaines situations, certains établissements très particuliers. Par exemple le centre pénitentiaire de Château Thierry, qui est un établissement qui a une vocation historique assez particulière, qui est d'accueillir des personnes condamnées, qui ont des troubles psychotiques sévères. Ces personnes ont des troubles du comportement, qui les empêchent de s'adapter à des conditions normales de détention, mais qui ne vont pas pour autant relever d'une prise en charge hospitalière en psychiatrie ou bien parce qu'il n'y a pas de place en psychiatrie que ce soit dans les UHSA (Unité Hospitalière Spécialement Aménagée) ou dans les hôpitaux de proximité. C'est un peu une sorte d'entre-deux. Dans ce centre pénitentiaire, il y a du personnel soignant, mais surtout un personnel pénitentiaire qui est expérimenté, qui est formé à l'accompagnement de ces personnes détenues, qui ont des troubles, des troubles psychiques parfois assez importants. Dans ses visites, le contrôleur général a pu constater parfois une confusion des genres, une confusion des missions avec des surveillants pénitentiaires qui distribuaient les médicaments, parfois du recours à la force pour pratiquer certaines injections à l'aide du personnel pénitentiaire… Des choses qui, en principe, sont interdites.
Aude Lagarrigue
Le médicament en prison a quand même un statut particulier puisqu’il est gratuit et que c'est une monnaie d'échange quand même largement répandue, tant pour les détenus qui sont consommateurs de médicaments à visée toxico-maniaques, que pour ceux qui ne le sont pas mais qui l'utilisent pour se procurer d'autres produits. Certains établissements se retrouvent avec des populations qui sont numériquement très importantes, et les pharmacies des USMP (Unité Sanitaire en Milieu Pénitentiaire), des infirmeries, correspondent à une pharmacie de ville, avec une masse de médicaments à distribuer et gérer, qui est extrêmement importante. C'est une organisation qui est très complexe techniquement, qui nécessite à la fois de tenir compte de la singularité et des risques spécifiques de certains détenus vis-à-vis du médicament comme le risque d'intoxication, de passage à l'acte auto-agressif, et à la fois de tenir compte d'une autonomie que nous voulons préserver pour d'autres détenus dans la gestion de leur traitement qui est un traitement chronique.
Malgré la masse et la quantité de médicaments à préparer et à distribuer, l’idée est d'essayer d'être dans l'adaptation la plus fine aux besoins de chaque détenu pour que cet enjeu ne devienne pas un enjeu trop crucial et trop utilisé à des fins qui ne seraient pas adaptées et qui sortent complètement du champ du soin, avec parfois même des surveillants qui peuvent avoir connaissance de certaines pratiques, de certains échanges, de certains risques…
Il faut aussi que nous gardions notre distance vis-à-vis de l'instrumentalisation que l'administration pénitentiaire peut avoir à faire de ce moment ou de ces modes de distribution. Nous avons fait un important travail pour démontrer que ce n'est pas tant la fréquence de distribution du médicament qui est un facteur de risque de passage à l'acte pour des intoxications médicamenteuses volontaires. Que nous distribuions en trois fois par semaine ou une fois par semaine, il y a le même nombre d'intoxications médicamenteuses. Les détenus savent très bien stocker leur traitement, surtout quand ils le veulent. Donc il faut aussi que nous gardions notre distance vis-à-vis de l'administration pénitentiaire.
Et puis c'est aussi un enjeu de pouvoir à l'intérieur de l'établissement pour dire : « Ce champ nous appartient et nous devons pouvoir garder notre pré carré ».
Types d’établissements pénitentiaires
Flora Bastiani
Julia, peut-être que vous pouvez nous préciser quels sont les différents établissements pénitentiaires, puisqu’il y a une variété de types d'établissements.
Julia Schimtz
Il y a une grande distinction qui est pénale, qui repose sur la distinction entre les maisons d'arrêt et les centres de détention. Les maisons d'arrêt sont des établissements qui ont vocation à accueillir les personnes qui sont placées en détention provisoire, en principe sur de courtes durées, même si les détentions provisoires ont tendance à se rallonger aujourd'hui, puis les personnes qui sont condamnées à de très courtes peines.
Il faut savoir qu'aujourd'hui la moyenne des peines est très basse : environ six mois. Pour toutes les peines qui sont prononcées au-delà de deux ans, les personnes doivent être en principe transférées dans des centres de détention. Dans ces centres de détention, le principe de ce que nous appelons l'encellulement individuel est beaucoup plus respecté. Ce sont des établissements qui souffrent beaucoup moins de la surpopulation, même si les chiffres ont tendance à remonter puisque pour désengorger les maisons d'arrêt, les établissements pénitentiaires n'ont d'autre solution que de transférer des personnes prévenues en très courtes peines dans des centres de détention. Cela a tendance à bouleverser le fonctionnement de ces centres qui est plutôt fluide et qui vient un petit peu apporter des dysfonctionnements.
Soigner des détenus : contradiction morale ?
Flora Bastiani
Nous entendons souvent dire que la prison en France est trop confortable et simple, que les détenus ont la vie facile, comme si la peine de prison n'était pas littéralement une peine dont nous souffririons. Nous pouvons rappeler, en août deux-mille-vingt-deux, des réactions très négatives qu'il y avait eu lorsque des Olympiades avaient été organisées à la prison de Fresnes. À cette occasion, des équipes formées par des détenus s'opposaient à des équipes formées par des surveillants pénitentiaires. Notamment, nous avons entendu parler d'une course de karts qui a fait polémique. La réaction générale de désapprobation de la population à cette occasion amène à penser que pour le public, il paraît anormal de voir des détenus s'amuser, il s'agit de mettre en relation la qualité de vie des détenus avec la peine de leurs victimes. À chaque fois, nous entendons : « Lui fait du kart pendant que la famille est en deuil suite à son crime », par exemple. Et le tort qui a été causé devrait être compensé par la peine de prison en maintenant le détenu dans des conditions de vie que nous pourrions imaginer comme moralement dégradées.
C'est là que nous comprenons qu'il y a une notion de souffrance. Il faudrait endurer sa peine et cela fait partie de notre représentation de ce qu'est la réparation par la peine de prison. Nous en revenons à cette contradiction profonde : s’il faut que les détenus souffrent, les soigner, cela perd un peu son sens, non ? De l’avis de la société, c'est un petit peu bizarre.
Julia Schimtz
C'est ce qui a construit, je pense, la création de la prison en tant que peine moderne à partir de la Révolution Française. L'idée était à la fois d'humaniser la peine pénale, mais en même temps de garder cette souffrance, cette humiliation, cette diminution civile nécessaire à la peine. C'est ce que nous appelons la doctrine de la moindre éligibilité, c'est-à-dire l'idée que pour que la prison puisse être efficace, dissuasive, elle doit fournir des conditions de vie nécessairement moins favorables, plus indignes que celles que nous allons trouver dans la couche la moins favorisée de la population. Cette doctrine a été extrêmement prégnante, extrêmement forte.
Il y a quand même un mouvement inverse qui se forme depuis quelques années, depuis que nous voyons plus clair aussi sur la prison, qu'il y a des regards, des contrôles, des rapports de visite du contrôleur général, il y a les visites des parlementaires et des bâtonniers, etc. C’est difficile de ne pas connaître la réalité carcérale dans notre société, même si je pense que tant que nous n’avons pas mis un pied dans une prison, nous pouvons difficilement nous rendre compte de ce qu'est la vie carcérale et cet état de souffrance inévitable. Surtout lorsque nous sommes dans un établissement surpeuplé où nous nous retrouvons à trois ou quatre dans une cellule de six mètres carrés, avec un sanitaire qui très souvent n'est pas isolé et ne fonctionne pas très bien.
Il y a un mouvement qui se met en place depuis quelques années, qui est cette idée de normalisation de la vie carcérale, c'est-à-dire de rapprocher autant que possible la vie en prison de la vie en société libre, même si l'aboutissement ne peut jamais être total. Cela renvoie à une logique qui a été portée par le juge européen, par la Cour européenne des droits de l'homme qui a eu un rôle assez fort ici pour censurer les États qui, notamment la France, pour offrir des conditions indignes de détention, que ce soit un état de surpopulation, un état d'insalubrité des établissements ou une insuffisance dans l'accès aux soins et dans la délivrance des soins.
Aujourd'hui, la Cour de Strasbourg oblige les États à faire ce que nous appelons des obligations positives. Les États sont obligés de fournir, en matière de santé, des éléments de normalisation par rapport à la vie civile. Par exemple, la protection des détenus contre le tabagisme passif. L'administration pénitentiaire est désormais obligée de lutter contre cela, de fournir un régime alimentaire adapté à une prescription médicale, alors qu'il y a une uniformisation nécessaire du régime alimentaire des personnes détenues. Donc, il y a des obligations positives qui sont là.
Pour les obtenir, évidemment, cela nécessite des recours. Un recours devant la Cour européenne représente des années de procédure avec un avocat ou des équipes d'avocats très armés. Toujours pareil : il y a le droit, les principes, et puis il y a la réalité de la vie carcérale. Il y a toujours cette tension. Et je crois que tant que la prison existera, cette tension existera entre cette moindre éligibilité de la personne détenue et cette quête de la normalisation de la vie en détention.
Aude Lagarrigue
C'est vrai que nous sentons cette tension, même sur les différents objectifs de la prison elle-même. Est-ce que l'objectif de la prison, c'est de mettre à l'abri la société du délinquant en l'enfermant le temps d'une forme de réinsertion ? Ou est-ce que c'est juste une mission rétributive, une espèce de loi du talion ? Si nous sommes dans la loi du talion, si nous estimons que le niveau de souffrance doit être équivalent à celui des victimes… C'est totalement ubuesque.
En tout cas cela conforte le soignant dans une forme de position. Nous sommes dans le mythe de Sisyphe : si nous portons notre petite pierre à l'édifice en permanence, nous tentons d'alléger cette souffrance, à la fois psychique et physique. C'est vrai que je partage l'idée que tant que nous ne sommes pas rentrés en prison et tant que nous n’avons pas rencontré des détenus, nous n’avons pas idée du niveau de souffrance qui peut être atteint par certains détenus. Et surtout, tant que nous n’avons pas vu évoluer un individu en prison, nous n’avons pas idée de ses capacités de résilience et d'adaptation à ce qu'impose cet établissement. Il y a des détenus qui, parfois, la consultation arrivant justement sur ce temps d'accueil, sont très inquiets et en grande difficulté, que nous pouvons rencontrer quelques mois après, avoir développé des capacités d'adaptation qui sont impressionnantes. Et finalement, ils réussissent à intégrer ce lieu et à détourner certains codes qu'ils ont fait leur et à leur bénéfice. C'est assez étonnant aussi de voir ça.
Goffman l'a très bien décrit : cette capacité d'adaptation qui peut être intégrante à ce milieu ou au contraire désintégrante et amener à une lutte permanente du détenu contre cette institution « prison » qui va être extrêmement néfaste. Donc en tant que soignant, il faut aussi que nous prenions en considération cette capacité de résilience qu'ont les détenus dans ce milieu.
Et puis il y a des choses qui sont factuelles, qui sont de l'ordre des brimades quotidiennes, qu'à à subir un détenu et que la population ne connaît pas, mais qui sont des choses pratico-pratiques qui mettent à mal le corps du détenu. Par exemple, les détenus ne peuvent marcher qu'une heure par jour dans une cour de promenade en plein soleil où il n'y a pas de banc. Cela se comprend très bien que certains détenus vont être en grande difficulté.
C'est peut-être un des aspects qui, en tant que soignant, nous inquiète le plus, c'est que dans notre situation de Sisyphe, nous voyons apparaître en détention des détenus de plus en plus âgés qui peuvent parfois être incarcérés alors qu'ils ont plus de quatre-vingt-dix ans en primo incarcération, qui sont des détenus de plus en plus malades et dont les capacités d'adaptation sont moindres ; la souffrance va être démultipliée. Quand nous sommes grand, obèse, quand nous sommes extrêmement handicapé, dormir sur un matelas au sol ne revêt pas la même réalité que quand nous sommes jeune et en très bon état général.
Ce qui est aussi frappant, ce sont les décisions d'incarcération pour des patients, parce que nous les considérons comme patients, déjà très gravement malades et atteints de pathologies qui les amènent à subir de plein fouet une souffrance supérieure à celle qui est déjà normalement induite par l'institution.
Flora Bastiani
J'entends deux choses. D'un côté, la vie en prison en France n'est pas confortable, à l’inverse de cette idée qui peut être véhiculée par les médias. D'un autre côté, une vocation importante de la prison, c'est que les détenus vont devoir réintégrer la société et qu'il faut quand même leur donner les moyens de retrouver des relations sociales, être en bonne santé, etc. Il y a cette double double idée dans vos propos et finalement, peut-être qu'il y a une contradiction profonde entre une détention qui viserait à déshumaniser les délinquants, qui viserait à effacer leur bon côté et d'un autre côté, la santé qui a une vocation profondément humaniste et qui ne fait pas l'économie de la relation humaine. À travers vos propos, nous entendons à quel point la cohabitation entre ces deux aspects est complexe. Est-ce que vous avez des idées ou est-ce qu'il y a des projets, des pistes d'amélioration pour tout cela ?
Julia Schimtz
Si je peux me permettre, je n'y vois pas autant d'opposition. Nous pourrions considérer qu'il y a une schizophrénie institutionnelle entre le statut de patient, le statut de détenu, qui est tout le temps en tension, en confrontation avec l'un qui primerait sur l'autre en fonction des moments, etc. Cette distinction entre l'enfermement et le soin est un petit peu à relativiser. Vous venez de le dire, la prison n'est pas si déshumanisante que cela. Il y a des établissements surpeuplés avec des effectifs pénitentiaires qui sont vraiment très défaillants et où les situations sont très graves. Il ne faut pas se le cacher.
Mais il y a aussi des prisons, notamment les centres de détention, où cela fonctionne de manière plus sereine et où le lien du gardien et du gardé est parfois humain. Nous pouvons même évoquer aujourd'hui une sorte de vases communicants parce que le service hospitalier s'est introduit en détention depuis mille-neuf-cent-quatre-vingt-quatorze. Cela fait déjà quelques temps, mais l'administration pénitentiaire est une machine très lourde. Elle met du temps à bouger et aujourd'hui, il y a quand même quelques lignes qui bougent. Notamment, je pense à la formation du personnel pénitentiaire qui est beaucoup plus attentive à ces questions de l'éthique, du soin.
Je suis responsable d'une formation continue à destination des personnels pénitentiaires et judiciaires. Les questions qui reviennent, la notion qui revient beaucoup, c'est cette nouvelle idée de la garde et cette quête de sens que nous avons chez le personnel soignant, mais que nous trouvons aussi de plus en plus vers les nouveaux arrivants pénitentiaires et qui disent : « Moi, mon métier, cette idée de la garde, j'y vois aussi une idée de protection, de recherche du bien être de la personne ».
Pas tous, mais certains personnels pénitentiaires conçoivent aujourd'hui le temps de la détention comme un temps de la réparation, c'est-à-dire rattraper une discontinuité sociale. Voir des gens qui, par exemple, n'avaient jamais vu un dentiste de leur vie ; leur faciliter cet accès à l'éducation, à l'alphabétisation, à la santé, tout simplement. Par exemple, avec une affiliation à l'assurance sociale qui va arriver parfois pour certaines personnes en détention et avec des ruptures de soins qui vont être très graves à la sortie de détention, avec une difficulté à identifier un médecin référent, des personnes qui vont retourner dans la marginalité et la précarité et qui vont se retrouver finalement sans soins.
L'autre chose que nous pouvons aussi peut-être noter, c'est que le système médical aujourd'hui ne va pas très bien dans la société civile. Je pense notamment aux systèmes de santé psychiatriques, avec des grosses défaillances aussi. Certains évoquent même une tendance à la carcéralisation de la santé mentale. Si nous prenons l'exemple des personnes détenues qui vont être prises en charge dans des structures hospitalières, très souvent nous constatons une mise à l'isolement ou en contention qui va être quasi systématique. C'est pour la population de détenus, mais aussi de plus en plus pour la population libre. Ces pratiques, qui ont d'ailleurs été récemment dénoncées, sont de plus en plus courantes parce que nous sommes face à un système de santé qui est dépassé, avec des moyens humains insuffisants, des problématiques de santé dans la population générale qui sont de plus en plus grandes, notamment sur la santé mentale.
Il y a aujourd'hui aussi une chose qui est très grave à mon sens, c'est une confusion entre la peine de prison, d'enfermement, et le soin qui devient aussi un enfermement. Je pense par exemple à des décisions d'irresponsabilité pénale, mais qui vont être suivies d'une hospitalisation en soins psychiatriques qui peut parfois être plus longue que la peine que la personne aurait pu encourir. Je pense aussi à des décisions, par exemple à des mesures de rétention de sûreté. Ce sont des mesures d'enfermement après avoir exécuté une peine de prison dans des centres médico-judiciaires et qui vont pouvoir être prolongés de manière indéfinie.
Il y a une confusion à mon sens, et une distinction qui est de moins en moins claire entre la prison et le soin.
Aude Lagarrigue
Je partage cet avis qu'en effet, la contradiction n’est pas si profonde et que les deux administrations et les deux missions cohabitent in fine pas si mal. Néanmoins, je pense que sur la prison telle que nous la connaissons aujourd'hui et telle que l'a décrit Foucault, l'objectif est quand même en permanence de dépouiller l'individu de tout ce qui fait de lui un être singulier, et que la maladie grave concourt elle aussi, par son expression, à aggraver cette capacité qu'a l'individu à affirmer qui il est, ce qu'il veut.
Quand nous cumulons prison et maladie grave, c'est là que les situations les plus dramatiques d'un point de vue éthique surviennent en prison, avec des mesures d'aménagement de peines ou de remise en liberté qui sont extrêmement difficiles à obtenir. Non pas que les magistrats y soient opposés, mais les détenus n'arrivent même pas à entrevoir la possibilité de s'extraire d'un milieu dans lequel ils vivent parfois depuis plus de dix ans, dans lequel ils ont leurs meilleurs amis et leur seul repère individuel qui constitue leur singularité. L'institution est leur lieu de vie et devient leur paradigme personnel. En tant que soignants, cela interroge.
D'autant plus que le système de soins lui-même, avec la déliquescence qu'il connaît aujourd'hui, est incapable d'offrir parfois des places d'hébergement en EHPAD (Établissement d'Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes) à ces patients un peu singuliers, voire dans des services qui pourtant ont l'habitude d'accueillir des patients en grande souffrance, qui sont mis à mal par l'idée d'accueillir un ancien détenu.
Cela questionne vraiment le rôle du soignant comme étant dans ce milieu-là spécifiquement un garant de très fines marges d'autonomie qu'il peut mettre en oeuvre. Que reste-t-il au patient détenu comme liberté ? Quelle partie de ses libertés peut-il mettre en oeuvre et comment peut-il continuer à exprimer son individualité et ce qu'il souhaite ?
Alors cela nous amène à essayer de mettre en oeuvre, et avec l'aide de l'administration pénitentiaire qui est partie prenante, des actions qui pourraient paraître au grand public complètement ubuesques en détention, comme la séance de karting. Pour nous c'est tout à fait cohérent, mais je comprends que pour le grand public, cela puisse être moins compréhensible. Par exemple, nous allons essayer de développer des actions de socio-esthétique sur l’UHSI pour des détenus féminins ou masculins, même s'il y a beaucoup plus d'hommes en prison, quatre-vingt-dix-sept pourcent d'hommes en prison. Le but est d’accepter que se réapproprier son corps dans toutes les dimensions, se réapproprier le soin que nous pouvons apporter à notre corps, c'est primordial pour se redéfinir en tant qu'individu. Arriver à se prendre en charge sur le plan de sa santé, d'autant plus quand nous sommes porteur d'une maladie grave.
En détention, il y a beaucoup d'autres pans de la vie privée qui sont annihilés, la sexualité en particulier. C'est un aspect important de la santé et qui est encore le grand tabou de la prise en charge, qu'elle soit médicale ou pénitentiaire, en prison, alors que c'est un pan de la réinsertion, compte tenu de la nature des des peines ou des délits et qui est primordiale.
Donc il y a beaucoup de travail pour que nous fassions de ce lieu, un lieu qui peut remplir ses missions. C'est aussi pour cela que nous restons investis.
Remerciements
Flora Bastiani
Je vous remercie beaucoup toutes les deux : Aude Lagarrigue et Julia Schmitz. C'était Flora Bastiani pour Penser la santé, le podcast du réseau de recherche Penser la santé de l'Université Toulouse Jean-Jaurès.