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Français
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Caterina Pasqualino (Intervention)
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Droit commun de la propriété intellectuelle
DOI : 10.60527/p2ym-dn76
Citer cette ressource :
Caterina Pasqualino. EHESS. (2015, 24 mars). Ciné-performance : à propos du souffle circulaire dans le free jazz , in Produire et analyser l'image. [Vidéo]. Canal-U. https://doi.org/10.60527/p2ym-dn76. (Consultée le 10 décembre 2024)

Ciné-performance : à propos du souffle circulaire dans le free jazz

Réalisation : 24 mars 2015 - Mise en ligne : 1 mars 2016
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Descriptif

Film et intervention de Caterina Pasqualino (EHESS, IIAC)

Résumé: Dans la musique free jazz, pourproduire un son continu certains saxophonistes et trompettistes recourent ausouffle circulaire. Cette technique nécessite un effort qui privel’instrumentiste d’une partie de son oxygène. Comme dans l’apnée, cetteatrophie respiratoire modifie sa conscience et peut atteindre une dimensionmystique. Comment restituer ce type de performance avant tout sonore d’un pointde vue filmique ? Caterina Pasqualino est à la recherche des manifestationsphysiques accompagnant cet état second. Elle tente de les comparer auxtransformations du corps en transe observées par elle dans les cultes depossession à Cuba.

La respirationcirculaire

Voilà des années que j’ai entrepris des recherches sur la modification dela conscience en relation avec certaines pratiques extrêmes du souffle, ceci àpartir de terrains effectués en Espagne, chez les Gitans, à propos du chantflamenco, et à Cuba, à propos des rituels de possession palo monte[1].Mes recherches concernent maintenant un terrain centré autour de la performanceinstrumentale et vocale dans l’improvisation free. Plus précisément, jetravaille sur les implications d’une technique appelée « respirationcirculaire » qui permet aux instrumentistes à vent de produire un soncontinu, non coupé par les nécessités de la respiration.

Au delà desapparences

Les débuts du free jazz remontent aux années 1950 et 1960. Ses représentantsont tenté, chacun à leur manière, de rompre avec les conventions du jazztraditionnel, bien souvent en se libérant de l’allégeance au tempo et deschangements d'accords préalablement fixés. Considéré comme expérimentalet d'avant-garde, le free jazz a été une tentative de renouer avec les racinesdu jazz, notamment dans sa dimension religieuse et l'improvisation collective. Al’origine, il incarnait un mouvement libertaire qui, comme l’ont bien montréPhilippe Carles et Jean-Louis Comolli dans un ouvrage de référence, a provoqué « unvéritable traumatisme » dans le monde du jazz (1968 : 1). En rompantradicalement avec la musique tonale et les rythmes binaire ou ternaire de lamusique occidentale, il représentait une libération culturelle pour les noirs américains. Convaincu de sa portée révolutionnaire, Archie Shepp yvoyait le moyen de développer « un contexte artistique, social, culturelet économique entièrement nouveau »[2].

Un demi siècle plus tard, la scène a changée. A Londres, les concerts freejazz se circonscrivent dans deux clubs mythiques : le Vortex et le CafeOto. Ces salles de concert, d’une faible capacité, accueillent un cercle de spécialisteset d’amateurs éclairés. Les musiciens sont en grande majorité blancs et,contrairement aux années 1970, ils ne manifestent aucune revendicationpolitique particulière. Ils se montrent en revanche passionnés par la recherched’un monde intérieur profondément original.

Cet objectif est affirmé d’emblée sur scène par une éthique vestimentaireen rupture avec les codes qui ont cours dans le monde du spectacle. Tandis queles musiciens classiques marquent une prédilection pour les costumes d’apparat,les stars de la scène rock pour les costumes glamour et les jazzmans pour uneallure « trendy », les musiciens de la free improvisation semblent s’opposerà la dictature des apparences. Les femmes comme les hommes se présentent sur scènesans soin vestimentaire particulier, affichant une décontraction extrême,souvent habillés de vêtements usagés, comme s’ils vaquaient chez eux à uneoccupation quotidienne.

De même, leurs entrées en scène, comme leurs sorties, sont totalement dépourvuesde cérémonial. L’artiste se poste derrière le public, puis traverse celui-ci avecson groupe pour rejoindre la scène, se présente brièvement et commence saperformance sans tarder. A la fin du concert, les artistes saluent brièvementet se retirent aussitôt pour disparaître dans l’anonymat du public. L’ambiancen’est pas pour autant dictée par une éthique puritaine. Cette négligence desapparences extérieures semble avoir pour but de mieux valoriser les ressourcesdu monde intérieur des instrumentistes.

Le free et l’improvisation

Si le free-jazz recourt généralement aux mêmes instruments et aux mêmesformations que le jazz traditionnel, sa principale caractéristique est de s’affranchirdu rythme, de la tonalité et de l’harmonie. Il fait également fi du jeu que lejazz traditionnel institue entre les solos et l’ensemble des instrumentistes. ‬Dans le jazz classique, l’improvisation est toujours trèsencadrée. Elle intervient au milieu d’une composition partagée, l’improvisateurs’émancipant avant de rejoindre la trame fixée pour le jeu collectif. Aucontraire, dans le free, l’improvisateur se détache brutalement comme si l’interprèterefusait d’adhérer à une quelconque consigne. De même, son retour au groupe sefait de façon non prévisible, déconcertante.

Dans ces improvisations, ce qui frappe est la recherche permanente visant àdépasser les codes musicaux. Le jeu des sonorités musicales insolites estconstant, les instrumentistes se saisissant avec de bruits, ou de tonalitéssombres ou suraigües à la limite de l’audible.

Contrairement à l’idée que l’instrumentiste doit dominer son instrument etmaîtriser son jeu, une idée partagée par les musiciens est que ce n’est pas lemusicien qui doit guider la musique, mais la musique qui doit guider lemusicien. Citant Steve Lacy, pour John Russell, un célèbre guitariste de la scènelondonienne du free, la seule chose à faire est de « laisser la musiquevenir à soi ».

Une autre caractéristique du free est que les musiciens ne répètent jamaisen groupe avant un concert. Dans cet art de l’improvisation radicale, leprodige musical ne pourrait se produire que sur scène. Cela implique, même si lesinstrumentistes sont tous d’une grande virtuosité technique, le risque deratages. Ainsi, ces soirées de liberté totale peuvent, paradoxalement, lorsque lesmusiciens ne parviennent pas à dialoguer entre eux au cours de la performance,tourner à l’ennui. Le concert se résume alors en une suite de dissonancesproches du bruit.

Au delà du jeu musical proprementdit, l’improvisation implique une relation très particulière entre lesmusiciens et les auditeurs[3].Dans le flamencopar exemple, le partage des émotions entre l’interprète et la communauté estparfaitement identifié et commenté. On le nomme le duende. Le chanteur établit une complicité avec son auditoire dedifférentes façons. Souvent, la phrase d’un chant n’est pas achevée, ou lesmots sont substitués par des sons sans significations. Dans ces moments, quipeuvent inclure des silences, les participants perçoivent une contagion émotionnelle(Pasqualino 1998, 2002, 2003 et  2013 : 44). De son côté, Denis Laborde a souligné dansle Jazz le rôle des pitch bend (Laborde 2001 : 17), ces écarts par rapport aux standards,que le musicien offre à son auditoire. Ainsi, dans le flamenco comme dans leJazz, les sons « incongrus » déclenchent une communion émotionnelleentre le musicien et le public averti. Si la liberté d’interprétation exalte laspontanéité, l’invention, l’impondérable, le génie, elle vise aussi à susciterune performance collective[4].

A propos du mystère qui entoure le génie créateur de Thelonious Monk, DenisLaborde évoque une « mystique de l’improvisation à l’œuvre dans nos sociétés »(Laborde, 2001 : 149). Le processus d’intériorisation et l’expérience ducollectif devraient être considérés comme des étapes d’une même recherche,soulignant à la fois le ressourcement solitaire dans une forme d’abstraction, maisaussi les partages des modes musicaux, des routines corporelles et de la mémoiredes gestes (Laborde, 2001 : 35). Dans cette contribution, je me concentre uniquementsur la phase d’introspection, d’évasion temporaire revendiquée par lesmusiciens. Loin d’une « inspiration mystérieuse »et romantique, l’introspection physique et mentale dont il sera questionici est d’abord l’aboutissement d’une pratique instrumentale conduisant lesaxophoniste à travailler son souffle de manière particulièrement originale. L’enquête filmique que j’ai réaliséemontre ces moments dans lesquels le saxophoniste, tel un anachorète, s’isole en poussant son souffle jusqu’à une limite physique extrême,puis en sort revigoré.

Evan Parker

Le saxophoniste Evan Parker est l’un des musiciens parmi les plus reconnusde la free improvisation. Ses premières expérimentations sur le souffle étaientsi intenses qu'il arrivait que le sang s'écoule de son saxophone. Son style estbasé sur une maîtrise de la respiration circulaire, lui permet de créer « l'illusionde la polyphonie »[5].Le son produit est une nappe de sons tournoyants qui crée la sensation demouvements multidirectionnels. (ici la vidéo d’un concert de Evan Parker, filmé au Vortex en juin2014) J’ai pu observer que la respiration circulaire se rapproche decertaines techniques de souffle auxquelles ont recours les chanteurs flamencoen Andalousie. Elle peut être également avantageusement rapprochée detechniques respiratoires auxquelles ont recourt, à Cuba, les possédés du culte dupalo monte, ces derniers émettant unegamme de sons dans un registre sur-grave.

Au delà des différences considérables entre les genres et les pratiques, unpoint commun entre ceux qui recourent à la respiration continue est de tendrevers l’infrason, tout en laissant échapper des sons évoquant des cris, des gémissements,des bourdonnements, etc...

Le souffle circulaire est entouré d’un certain mystère. Il est connu dans diversesmusiques extra-européennes. Peu d’artistes parviennent à maîtriser cettetechnique difficile. L’apprentissage peut prendre plusieurs mois de pratiqueassidue. Il faut simultanément parvenir à inspirer par le nez, emmagasiner l’airdans les joues qui servent de chambres et l’expulser progressivement poursouffler dans l’instrument.Les interprètes  minimisent l’inspiration et exaltent l’expirationqui porte le son. Ils exécutent des sons simples et peu de variations. Leurextrême concentration confine à une attitude extatique.

Evan Parker, célèbre saxophoniste de la scène londonienne, associe soufflecirculaire et sons électroniques. S’ils sont fascinés par ce procédé, lesjeunes musiciens préfèrent à l’apprentissage fastidieux du souffle circulaire, l’achatde matériel informatique « plus cher, mais plus performant ». Lespartisans du souffle physique le défendent comme une performance visant à repousserles limites physiques, tout en évitant tout heurt lié à la respiration : “Idon’t want to be interrupted for having a breath. With the circular breathingthings don’t change. I don’t change. But as breathing bother me, I led myselfout, in that place where I want to go.”

Tout free improvisateur a à l’esprit John Coltrane avec sa capacité de repousserles limites physiques tout en atteignant une légèreté cosmique, enivrante. Cettetechnique ancienne, utilisée par les Aborigènesdu Nord de l’Australie pour jouer le didgeridoo,correspond à une idée de circularité, d’immobilité, d’amplitude, de densité. La musique qui en résulteest un flot ininterrompu de sons sinueux, hypnotiques, impossible à obtenir lorsquele souffle enregistre les ruptures de la respiration.

Cette pratique semble accompagner l’utopie d’un détachement du monde, entraînantvers une dimension secrète, vers l’exploration d’une dimension intérieure. Tandisque dans le jazz conventionnel le rythme exalte – comme un battement cardiaque - la pulsation physique, dans la free improvisation lapratique de la respiration circulaire et du souffle continu supposent la volontéd’aller au-delà des contraintes corporelles. En ce sens, l’idéal de ne plusavoir besoin de respirer renvoie à une liberté surhumaine, et, au-delà, prédisposeà un certain mysticisme.

Cette recherche suscite une série d’interrogations. D’un point de vuestrictement biologique, la pratique de la respiration continue implique que la plusgrande partie de l’air inspiré est utilisée pour souffler dans l’instrument etnon pas pour respirer. L’air ne circule pas dans les poumons de façon optimale.Lorsque la séance est longue, l’instrumentiste peut donc finir par souffrir dumanque de renouvellement d’air, ce qui entraîne un manque d’oxygénation ducerveau et risque de provoquer une sorte d’étourdissement.

Il est intéressant de comparer cette réduction volontaire de l’oxygénationavec les techniques respiratoires éprouvées dans l’apnée. On sait que les apnéistespratiquent le yoga pour parvenir à diminuer leur besoin respiratoire. Ilstentent également de recycler l’air qu’ils ont emmagasiné en surface pour entirer le plus possible d’oxygène. Lorsque le cerveau manque d’oxygénation, lesujet risque là aussi un étourdissement. Loïc Leferme, malheureusement décédé àla suite d’une séance d’entrainement pour battre son record mondial à 171 mètresde profondeur, a fait des déclarations éclairantes sur son état d’esprit lorsqu’ilatteignait une grande profondeur : « La profondeur pour moi faitfigure de recherche dans les profondeurs du conscient et de l’inconscient,cette recherche fait rejaillir toutes les craintes, les souvenirs, les peurs,les doutes »[6]. Cherchant àrepousser toujours plus loin leurs limites physiques pour battre leurs records,les apnéistes champions évoluent sur une lisière entre la vie et la mort, dansune zone où leur conscience rencontre l’inconscient.

Les instrumentistes de la free improvisation qui pratiquent la respiration continue connaissent un typed’asphyxie certainement moins périlleuse. Elle relève cependant d’une expériencecomparable. S’ils ne sombrent pas dans la syncope, ils peuvent toutefois parfoisêtre amenés à percevoir le monde selon une conscience modifiée.

Dans mes recherches sur le chant flamenco, les chanteurs gitans m’ontaffirmé qu’ils recouraient en certaines circonstances à une techniqueconsistant à se couper totalement, à un moment donné, d’apport d’air supplémentaire,leur idéal étant de parvenir à chanter en toute autonomie : « Lechant s’expulse et se ravale », affirment-ils. Parvenus à ce point, l’échangeavec le monde des hommes étant coupé, ils prétendent que les esprits mengues ont la possibilité de pénétrer eneux. C’est à ce moment qu’ils pourraient dialoguer avec leurs ancêtres résidantsous terre.

Dans un tout autre terrain conduit à Cuba chez les adeptes du Palo Monte, j’ai pu observer un phénomènedu même ordre. A la recherche d’un étourdissement volontaire, les possédésvident l’air de leurs poumons à grand renfort d’expiration. Comme il en estpour les chanteurs gitans, ces moments où ils suspendent leur respiration sontinterprétés comme une coupure du monde des hommes. Or ils prétendent que c’est àce moment précis les esprits peuvent les pénétrer.

Ces exemples de privation volontaire de respiration pourraient indiquer unenouvelle voie d’interprétation pour la free improvisation. Privés d’un airassocié au monde céleste des anges dans la mystique judéo-chrétienne, ilsrejoindraient un idéal mystique inversé, un au delà chtonien.

Perspectivesfilmiques

A partir de ce terrain sur la pratique de la respiration circulaire dans lafree improvisation, je m’interroge sur les meilleurs moyens de filmer lesperformances instrumentales et vocales.

Le on et le off

Mon projet de film concerne essentiellement le jeu du saxophoniste EvanParker, et de manière complémentaire d’autres grands instrumentistes de freeimprovisation comme le percussionniste sur pierres sonnantes Toma Gouband. Tousces musiciens ont en commun de restituer autour de leurs performancesartistiques un climat d’envoutement.

L’expérience deBastian et Laurie

Mon idée au départ était de reprendre le dispositif scénique auquel j’airecouru dans mon film « Bastian et Laurie » (ici le lien du film : Bastian et Lorie. Notes sur le chant etla danse flamencos, CNRS, 20’, Paris, 2009. Film présenté au Festival Jean Rouch, section « Narrativitéssingulières », Le Cube Paris, 14 nov. 2011.) Pourtenter de rendre l’essence de la philosophie flamenco, j’avais filmé lechanteur gitan Bastian pendant ses performances musicales, mais aussi horscadre, lors de discussions à bâtons rompus. Dans ce film, la question ducontexte s’est révélée une problématique en soi.

A l’origine, je suis partie de la réflexion selon laquelle, contrairement àune description écrite qui met entre parenthèses les mille détails constituantle cadre d’une action, dans un film le « décor » revêt une grandeimportance. Il n’est jamais neutre ou secondaire.

Paradoxalement, une performance peut être dénaturée lorsqu’elle est filméedans son « cadre naturel ». J’en avais fait l’expérience à plusieursreprises en Andalousie. Le problème s’était par exemple posé lorsque l’on filmeles Gitans dans les peñas, cescercles flamencos de quartier où les chanteurs se produisent régulièrement. Surl’estrade où ils jouent, sont disposées une table, des chaises campagnardes,une enclume de forgeron et un décor peint selon un thème champêtre : lesconcerts se déroulent dans une ambiance d’opérette destinée aux touristesamateurs d’exotisme. Dans ce cas, le fond apparaissant derrière la scène tend àfolkloriser l’action. Lorsque les Gitans chantent et dansent entre eux, lecadre est infiniment plus ordinaire. J’avais donc décidé de filmer lesperformances de Bastian chez moi devant un fond constitué d’un fond abstrait :un simple drap noir.

Aussi modeste était-elle, la mise en scène semblait cependant interdiretoute convivialité : le fond noir, la présence d’un cameraman et d’unpreneur de son, les projecteurs braqués sur le chanteur avaient suffi àtransformer la pièce en plateau de tournage. Lorsque la caméra était en action,l’espace cadré devenait un lieu de mise en scène, soit un espace utopique. Faceà la caméra, Bastian était immanquablement en représentation. La présence ou l’absenceressentie de la caméra - le on etle off -, introduisait unartifice. Au contraire, dès que Bastian ne se sentait plus filmé, il selaissait aller : ses commentaires sur la gitanitude semblaient l’aider à se préparerà la performance.

Comme le fait remarquer George Marcus, ces coulisses improvisées peuvent êtreidentifiées à cet espace transitoire entre les vestiaires et la scène que l’onappelle au théâtre : « la salle verte » (Marcus : 2009).Avant et après la performance, cette salle d’attente sert aux artistes à se prépareravant d’entrer en scène. Elle favorise la concentration des acteurs, les metsous tension et les charge en énergie. Mais il est encore permis d’y parlerlibrement. Ce lieu d’ultime recueillement est essentiel, non seulement à l’artisteavant sa performance, mais à l’ethnologue à l’œuvre sur le terrain. Comme l’artiste,ce dernier doit travailler à la fois en coulisses et sur le devant de la scène.La table autour de laquelle Bastian avait philosophé à propos de l’essence duflamenco faisait office de « salle verte ». Elle permettait la mise entension nécessaire pour une interprétation « juste » du flamenco. A l’origine,j’avais prévu de monter un film sans commentaires. Devant l’intérêt des proposen off prononcés par Bastian dans la « salle verte », j’ai décidé deréintroduire la parole.

Dans mon projet de film sur la free improvisation, j’ai pensé reprendre lemême dispositif : une alternance entre un espace de performance épurée surfond noir, et un espace de parole libre - faisant office de « salleverte » - dans laquelle les interprètes pourraient se livrer à unediscussion libre.

Ce dispositif me permettrait en premier lieu de me concentrer sur lesperformances musicales, chacun des instrumentistes exprimant un type d’improvisationspécifique. De par son abstraction, le fond noir m’aurait permis de donner àvoir avec un maximum d’efficacité la quête de spiritualité des instrumentistes.Pour Evan Parker, il s’agit par exemple de révéler la disposition particulièredu corps : alors qu’il conserve le tronc et les jambes parfaitementimmobiles, son effort se concentre sur les mouvements de bouche et legonflement des joues.

Ce dispositif doit être adapté aux musiciens. Pour un trompettiste, le filminsistera sur sa manière très théâtrale de gesticuler, celui-ci s’engageantvis-à-vis de son instrument dans une sorte de corps à corps, une lutte.

Le batteur Toma Gouband produit des sons étranges en frappant et frottantdes pierres brutes, des cailloux et des clochettes de différentes dimensionsdisposés sur sa batterie. En apparence impassible, sa concentration est immense :ses yeux sont exorbités, il transpire à grosses gouttes et il est gagné detremblements. Le film doit exprimer la tension de son jeu au travers de lasuspension de ses gestes.

Mais je ne suis pas certaine de parvenir à faire accepter le dispositif prévuà mes interlocuteurs, car à leurs yeux, l’intérêt de leurs interprétations résideprincipalement dans le live. EvanParker m’a explicitement exprimé sa nette préférence pour des prises de vueeffectuées directement sur le lieu de concert. Ces volontés rendent la mise enplace technique nettement plus difficile.

Post production

Comme pour mon film Bastian et Lorie,je compte travailler les prises de vue en post production. Le but est desouligner les moments les plus cruciaux de la performance. Au delà de l’enregistrementdes faits, le sens de mes interventions est de révéler la charge émotionnelledes performances, les interprètes semblant plongés dans un état à la limite del’hallucinatoire.

Le principal écueil est évident de pouvoir restituer visuellement une émotionqui est avant tout sonore. En matière de film sur le jazz, une référenceincontournable est The magic sun dePhill Niblock (1966). Œuvre d’art en soi, tentative de transcription visuelledes recherches des instrumentistes, ce film parvient à communiquer toute l’énergiecontenue dans la performance.

En ce qui me concerne, d’un point de vue formel, j’envisage d’exploiterplusieurs procédés filmiques.

Le montage. Mon film seraitprincipalement constitué par une alternance de deux types de plans. D’un côté :des dialogues avec les instrumentistes cadrés de façon relativement neutre, cesderniers énonçant leurs convictions et orientations musicales. De l’autre :des séquences dans lesquelles il s’agit de tenter d’assimiler certaines actionsrépétitives comme autant de séquences rituelles fondées sur la répétition desgestes. Mon objectif est de tenter de bouleverser la perception habituelle, ententant de retrouver l’état d’esprit des spectateurs lors des concerts. En cesens, le film devrait revêtir la forme d’une performance en acte.

Les plans rapprochés. Je souhaite souligner le rôlede la respiration dans l’interprétation. Cela implique de travailler, au moyende plans rapprochés, sur les mouvements subtils du corps qui animent les musiciens,de montrer leur souffle en action (soit une dimension performative à laquelleles anthropologues accordent généralement peu d’importance).

La répétition. Certaines images pourraient êtrerépétées, peut être aussi certains sons, dans le but de décomposer l’action etde la dilater. Le cadrage de mouvements répétés - par exemple le mouvementdes joues du saxophoniste lorsqu’il souffle dans son instrument ou les mains dupercussionniste frappant les pierres - produirait une impression decondensation. Cette transfiguration du réel pourrait ainsi aiguiser laconscience du spectateur[7].

Les sons collatéraux. J’envisage la possibilité dediminuer par moments le son des instruments au profit des sons corporels :le bruissement de la bouche, la respiration, les râles. L’image pourrait à cesmoments se faire presque abstraite.

Le ralenti. Le ralenti reste un mode opératoired’exploration visuelle intéressant. Il interviendrait pour produire un effet desuspension, d’anticipation et d’attente, renforçant une impression de perte de repèrestemporels, nous plongeant dans un hors-temps. Il permet également de suivre l’actionavec une grande acuité.

D’une manière générale, il s’agit pour moi d’éviter une visionsuperficielle de la performance, pour mieux en révéler la dimension fondamentalementémotionnelle. Je souhaite inciter le spectateur à vivre une expérience visuelleet sonore le rapprochant le plus possible, non du déroulement formel de laperformance, mais de son essence.  


[1] A partir de 1990, j’ai mené des enquêtes sur lamusique flamenco auprès des familles gitanes en Andalousie. Depuis 2007, j’ai œuvrésur un nouveau terrain à Cuba (Santiago de Cuba) sur un culte afro-cubain :le palo monte (Cf.bibliographie).

[2] Sur le freejazz et la free improvisation, cf. entre autres : Val Wilmer 1989 ;Ekkehard Jost : 1994 ; Lewis : 2008 ; Wilmer : 1977 et1970 ; Wolke Verlag Hofheim : 2014.

[3] Dans une étude sur les improvisations poétiquesdes bertsulari basques, Denis Laborde (2005) prend en compte l’émissiondes sons tout aussi bien que leur réception.

[4] Tandis quela performance est revendiquée comme unique, la réitération de phrases musicales est une composante essentielle de lafree improvisation. Selon Schechner, elleservirait à se remémorer ou à inventer des « bandes de comportement »dans lesquelles le moi agit comme s’il était un autre, « hors de lui »,« étranger à lui même » (Schechner 2008 :395-400).

[5] Stuart Broomer, EvanParker biography, http://evanparker.com/biography.php

[6] Loïc Leferme, à l’entrée Wikipedia, 2014.

[7] Dans ThinkingThrough Things, Martin Holbraad analyse le concept de ache : à la fois poudre médicinale essentielle aux fidèlespour mener à bien leurs rituels et puissance spirituelle, pouvoir, grâce. Cf.Henare, Hoolbrad & Wastell (Orgs), Thinkingthrough Things. Theorising Artefacts Ethnographically, Abington-New York, Routledge, 2007.


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