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Français
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Erwan Dianteill (Intervention)
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Erwan Dianteill, 2016
DOI : 10.60527/y3gg-d158
Citer cette ressource :
Erwan Dianteill. EHESS. (2010, 9 novembre). Le jour et la nuit : filmer une sortie de couvent de vodun à Adjarra (Bénin) , in Produire et analyser l'image. [Vidéo]. Canal-U. https://doi.org/10.60527/y3gg-d158. (Consultée le 30 mai 2024)

Le jour et la nuit : filmer une sortie de couvent de vodun à Adjarra (Bénin)

Réalisation : 9 novembre 2010 - Mise en ligne : 28 juin 2016
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Descriptif

Commentaire d'Erwan Dianteill

Le golfe du Bénin, l’AncienneCôte des Esclaves, est une zone d’intense mouvement depopulation depuis plusieurs siècles. Non seulement plusieurs royaumes s’y sontdéveloppés par des guerres de conquête, pour ensuite sombrer eux-mêmes victimesde la défaite, mais la traite transatlantique des esclaves à conduit à desrazzias et des déplacements humains intensifs. La région de Porto-Novo, auBénin, a été particulièrement concernée par ces déplacements démographiquesassociés à des transformations politiques, qu’il s’agisse de guerres entreroyaumes voisins ou de conquêtes coloniales. A la frontière du Bénin et duNigéria, dans le sud de ces deux pays, deux populations coexistent : lesGoun et les Yoruba. Les Goun sont majoritaires du côté du Bénin (à Porto-Novoen particulier), c’est l’inverse du côté nigérian. Au Nigéria, la ville de Badagryest une exception goun en pays yoruba, et inversement, au Bénin, Adjarra estune exception yoruba en pays goun. Adjarra se trouve à dix kilomètres au nord-estde Porto-Novo, sur la frontière avec le Nigéria.

C’est dans cettepetite ville que j’ai filmé un documentaire de 30 mns montrant plusieurscérémonies du couvent d’Odudua, le 9novembre 2010. J’y ai été conduit par Casimir Abode, un homme d’unecinquantaine d’années, maître-maçon et devin à Porto-Novo pratiquant le Fa[1].Cet homme a aussi été initié comme dévot du dieu Obatala lorsqu’il était enfant dans ce temple. Il en est considéréaujourd’hui comme l’un des responsables, et c’est lui, en particulier, quiinterroge Fa lorsqu’une décision doitêtre prise. Ce temple d’Odudua a laparticularité d’être peuplé de Goun, alors que la majorité des divinités qui yreçoivent un culte sont d’origine yoruba. Ainsi, Odudua est le fondateur mythique de la ville d’Ifé au Nigéria,et on le tient généralement pour le créateur de l’humanité et spécialement lepère de tous les Yoruba (en particulier dans la ville d’Ifé), mais certainsconsidèrent plutôt cette divinité comme féminine (chez les gens d’Ekiti, unsous-groupe yoruba, par exemple), parfois même comme l’épouse d’Obatala[2]ou du prince Sho-ipashan d’Ifé[3](c’est le cas à Ketu, ville yoruba du Bénin, au nord de Porto-Novo). Au milieudu XIXe siècle, le culte d’Odudua avaitapparemment déjà pénétré dans la population goun, puisque Van Cooten, médecin àBadagry en 1850, y décrit une procession de trente-cinq personnes rendanthommage à cette divinité, identifiée à Olorun,le dieu suprême[4]. Badagryn’étant qu’à quelques kilomètres d’Adjarra, il est aisé de comprendre commentdes adeptes d’Odudua ont pus’installer un peu plus à l’ouest sur la même lagune.

La visite du templecommence par l’autel des jumeaux (0 :40), nommés hoho en goungbé. Il consiste en une petite hutte cimenté au fond delaquelle repose une grande quantité de petits récipients de terre cuite,couverts de farine de maïs et d’huile de palme. Comme à Ketu[5],les pots déposés là représentent les jumeaux vivants ; des statuettes debois (non visibles dans le film), représentent les jumeaux décédés. L’autelsuivant (1:00) est celui de Gu, dieudu fer et dieu forgeron : y sont déposés toutes sortes d’objetsmétalliques. C’est une divinité très populaire dans la région dePorto-Novo : on trouve ces autels aussi bien dans les propriétés privéesque dans certains lieux publics. Tout sacrifice animal est placé sous sonautorité, car il est le fil du couteau :« Gu lui-même n’est pas le fer,mais la propriété du fer qui lui donne le pouvoir de couper »[6].Autant dire que presque toutes les activités rituelles d’un temple comme celuid’Adjarra passent par cet autel.

Casimir Abode nouslaisse ensuite entrer dans la pièce dédiée aux divinités« blanches », descendantes d’Odudua (1 :10): Yemaja, déesse des eaux ; Chango, dieu de la foudre ; Oké, divinité de la montagne ; Baba, c’est-à-dire Obatala, dieu de la création et du ciel ;  Oya,déesse du vent et des tempêtes[7].Tous ces orisha sont bien connus desanthropologues, et on peut constater ici combien leur statuaire estremarquablement stable dans le temps. L’autel de Yemaja prise en photo parPierre Verger à Ibadan en 1954[8]est ainsi quasiment identique à celui du temple d’Adjarra.

Les divinités yorubane sont pas les seules à recevoir un culte dans le temple. Un peu à l’écart dupremier ensemble bâti se trouvent des maisons où résident les initiés d’Odudua mais aussi de plusieurs autres dieuxfon / goun (2 :50). Dan, le dieuserpent et Sakpata, dieu de la terre,sont mentionnés par Casimir Abode dans le film. Les novices de Dan sont en blanc, celles de Sakpata en ocre ; aucune d’elles nedoit s’adresser directement à un non initié, elle doivent passer par untruchement, habituellement le chef de couvent. Dan est nommé Oshumaréchez les yoruba, mais dans ce contexte, c’est bien son nom fon qui est utilisé.De même, Sakpata est connu sous lenom d’Omolou, de Shapanan ou d’Obaluayéchez les Yoruba, mais c’est bien son nom d’origine que l’on entend ici. Notonsque ces deux divinités sont d’origine mahi selon Verger[9],une population vivant du côté de Savalou, dans le centre du Bénin.  Ce point manifeste à nouveau que lesdivinités peuvent très bien, dans cette région, être adoptées par des peuplesvoisins parlant différentes langues[10]

Tron estla dernière divinité présentée dans notre film par Casimir Abode (5 :12). Onl’appelle aussi Thron Alafia dans larégion ; l’un de ses premiers temples à Cotonou date de 1933[11].Tron est aujourd’hui intégré dans l’ensemble des cultes vodun, mais il anéanmoins des spécificités. Ce n’est pas un culte familial. A la différence debeaucoup de vodun, qui sont transmis de génération en génération dans une même famille,on peut facilement entrer dans ce culte sans avoir de lien de parenté avec lechef religieux. En outre, Tron est une divinité originaire du nord du Ghana, endehors de l’aire culturelle fon / yoruba. Cela implique que le culte qui luiest rendu est sensiblement distinct de celui des autres vodun / orisha. Ainsi,même si Tron accepte le sacrifice animal, il ne prend pas d’alcool, mais de l’eauet des noix colas (bien visibles dans le film). C’est la seule divinité duvaudou que l’on dit musulmane, et l’on peut remarquer que l’épée servant auculte porte effectivement un croissant et une étoile (5 :32, dans lapartie gauche de l’image), symboles associés à l’islam et fréquemmentreprésentés dans les temples de cette entité spirituelle. Tron passe aussi pour une divinité de lutte contre la sorcellerie,et a pu être tenu pour une divinité exigeant une attention exclusive, prohibantle sacrifice à d’autres divinités. Barbier et Dorier-Apprill[12]considèrent ainsi que Tron Alafiafait partie des cultes que l’ « on peut les qualifier de post-coutumiers,dans la mesure où ils sont déterritorialisés, extra-lignagers, centrés sur unedivinité unique, contrairement au vodun (Tall 1995), et où l’affiliation est unacte individuel volontaire qui ne requiert pas d’initiation spéciale ». Ilfaut nuancer cette affirmation, car on voit bien ici que Tron fait partie d’une totalité religieuse, car le temple fait bienpartie des bâtiments dédiés aux vodun, et le chef du Tron participe activement à la procession d’Odudua vers la lagune, comme on peut le voir dans le film.

Après la visite dutemple, on assiste à une première procession au son des tambours (7 :00), visantà déposer des offrandes alimentaires couvertes de farine de maïs et d’huile depalme, dans des morceaux de calebasses ; elles sont destinées à plusieurs Legba, dieu des carrefours, se trouvantà l’extérieur du temple (9 :35). Les offrandes sont portées par une noviced’Oya. A chaque étape, il est nécessaire d’interroger le dieu au moyen de noixde cola pour savoir s’il a bien reçu le don qui lui est fait. Les initiésdansent en rond (10 :15) puis l’on partage les colas pour les manger (13 :17) :ces graines ont un pouvoir de protection spirituel.

La deuxième partie dufilm est consacrée à une deuxième procession, qui va cette fois du temple à lalagune, et de la lagune au temple. Cette sortie du dieu Odudua a duré enréalité deux heures, condensées ici en 15 mns. La novice d’Oya porte cette foisun panier où ont été posés les objets de la divinité. Ces choses (notamment despierres blanches et des calebasses, non visibles dans le film, car elles sont protégées par des étoffes) ne sont pas desreprésentations mais des supports de la substance et de la puissance del’orisha. La novice porte le panier sur sa tête, manifestant ainsi par cet actela nature du dieu, le mot « orisha » signifiant bien en yoruba« maître de la tête ». A partir du moment où on place le panier surson occiput (14 :56), cette femme ferme les yeux et elle est possédée parson époux divin (la novice est nommée « iyawo » en yoruba,c’est-à-dire « la plus jeune des épouses »).

Gilbert Rouget avisité et photographié un temple d’Odudua (qu’il nomme Doudouwa) le 6 septembre 1966, dans le quartier Tokpota dePorto-Novo (qu’il nomme Tôkpôtô). Il écritque « les doudouwasi vènèrent le caïman et pour ce faire se rendent à lalagune en portant sur la tête, non leur vôdun, car celui-ci n’est pas de ceuxqu’on « porte », mais une calebasse »[13].C’est bien un rituel équivalent auquel nous avons assisté à Adjara, ce quin’est guère étonnant car les deux temples sont apparentés selon Abode.Néanmoins, je n’ai pas pu vérifier si les objets-supports de la divinitéétaient bien présents dans le panier porté par la novice ; il est certain,en revanche, qu’elle en était possédée pendant toute la procession. Parailleurs, Rouget signale à la même page que seules les femmes sont initiéesdans le culte de cette divinité. Or, Abode a été novice dans son enfance, maisil peut s’agir d’une autre forme d’initiation.

Dans son trajet versla lagune, chantant et dansant au son du tambour, la procession passe devantune église du Christianisme céleste (17 :39). On remarque en effet unestatue de l’archange Michel, posée sur un portique. Le christianisme célesteest un mouvement prophétique chrétien fondé à Porto-Novo par Samuel Oschoffaen 1947[14],et qui s’est ensuite fortement développée au Nigéria. L’archange Saint Michel yjoue un rôle important, en premier lieu car c’est le jour de la Saint Michel,le dimanche 29 septembre 1947, que le prophète eut sa première vision. Enoutre, les temples du Christianisme Céleste ont une « pierre de SaintMichel » qui permet de neutraliser les puissances du mal, et où  l’on fait brûler des bougies ou desrameaux contre les maléfices. En tant que chef des armées divines, Saint Michelest ainsi le fer de lance de la lutte contre Satan, et il est invoquésystématiquement dans les prières[15].Sa statue, placée à l’entrée du temple du Christianisme Céleste d’Adjarra, doitprotéger les fidèles du diable. Alors que le culte de Tron est bien intégrédans le vaudou, ce n’est pas du tout le cas de ce mouvement religieux, qui esttrès hostile à toute religion autochtone africaine. La procession ne marqued’ailleurs aucun arrêt devant ce temple, et personne ne sort de l’églisependant le défilé.

Une fois embarquéssur des pirogues, les fidèles ont continué à chanter au son du tambour ;la navigation dura une demi-heure environ sur la lagune. En bordure d’une sortede chenal, le groupe a procédé à des ablutions de purification. Une vidéaste /photographe nous accompagnait : elle prenait des images en vue de lesvendre ensuite, soit aux participants, soit à un organe de presse. Cette jeunefemme n’avait aucune relation particulière avec les membres du temple d’Odudua,elle s’était jointe à la procession lorsque nous avons traversé le marché duvillage. Cette situation est aujourd’hui extrêmement fréquente au Bénin, oùtout événement public ou privé (mariages, funérailles, cérémonies religieuses…)est suivi par des professionnels de l’image. Il est aussi très fréquent que lesparticipants eux-mêmes, prennent des photos ou des vidéos avec leurs téléphones.

Après les ablutions,le petit poulet attaché au paquet porté par la novice est lâché dans l’eau.C’est la seule offrande faite dans ce lieu. Le sacrifice peut sembler bienmodeste, le volatile étant presque un poussin. Ajoutons qu’il n’est pas égorgé,comme c’est l’habitude, en versant son sang sur le réceptacle d’une divinité.L’animal est simplement abandonné dans l’eau (22 :45).

Sur le chemin duretour vers le temple, la procession s’arrête pour saluer d’autres Legba du village. Puis, à la nuittombante, le paquet porté par la possédée est déposé à nouveau dans la piècequi lui est dédié. La novice reste néanmoins sous l’emprise du dieu ; auson du tambour, elle danse, un sabre cérémoniel à la main. C’est une filled’Oya, déesse combattante, voilà pourquoi elle utilise cette arme. Une partiede ces images est filmée en infrarouge, et ne correspond donc nullement à ceque voient les participants à la cérémonie. La possédée ne prend pas vraimentgarde à cacher sa poitrine en dansant parce que personne ne la voitdistinctement. Soudain, des femmes entrainent la danseuse à l’extérieur ducercle des tambourinaires, vers le lieu de résidence des novices. Je tente dela suivre, mais Casimir Abode me rattrape, car on ne peut filmer l’exorcisme,c’est-à-dire l’expulsion du dieu de la tête de la novice, ni le lieu oùrésident les novices. Le film s’achève par nos rires dans la nuit.

[1] Sur ladivination de Fa, voir Bernard Maupoil, Lagéomancie à l’ancienne Côte des Esclaves, Paris, Institut d’ethnologie,1988 (1943).

[2] Geoffrey Parrinder, Religion in an African city, Londres,Oxford University Press, pp.22-23

[3] Ibid, p. 495

[4] Cité par Peter Mc Kenzie, Hail Orisha !, Leiden, Brill, 1997,note 35, p. 217 ; note 218, p. 499

[5] Mikelle Smith Omari-Tunkara, Manipulating the sacred : Yoruba Art,Ritual and Resistance, Wayne State University Press, 2005, p. 113

[6] Melville Herskovits, Dahomey, an ancient African kingdom,Evanston, Northwestern University Press, 1967 (vol II), p. 106

[7] Pour unprésentation didactique, illustrée de photos, du panthéon yoruba, voir PierreVerger, Dieux d’Afrique, Paris,Hartmann, 1954.

[8] Ibid. , p.311

[9] Ibid., p.278 ; p. 350

[10] Un adeptedu vodun Foté est aussi présent parmiles novices (4 :28) ; c’est une divinité familiale, que je n’ai pastrouvé ailleurs au Bénin.

[11] LaurentManière, « Les cultes de la kola dans l’Afrique précoloniale :trajectoires et appropriations d’un phénomène religieux », Revue Autrepart,  n°56, 2010, p. 206

[12] Jean-Claude Barbier etElisabeth Dorier-Apprill (2002), « Cohabitations et concurrencesreligieuses dans le golfe de Guinée. Le sud-Bénin, entre vodun, islam etchristianismes. », in Pourtier R.(org.), Colloque Géopolitiquesafricaines, Bulletin de l’association des géographes français, juin2002, pp. 223-236 (version en ligne non paginée)

[13] GilbertRouget, Initiatique vôdoun – Images durituel, Saint-Maur, Editions Sepia, 2000, p. 82

[14]Voir Albertde Surgy, L’Église du ChristianismeCéleste. Un exemple d’Église prophétique au Bénin, Paris, Karthala, 2001,332 p. et la recension d’André Mary, « Afro-christianisme et politiquede l'identité : l'église du christianisme Céleste Versus celestial church ofchrist », Archives desciences sociales des religions [Enligne], 118 | avril - juin 2002, mis en ligne le 02 mai 2003,consulté le 17 décembre 2014. URL : http://assr.revues.org/214 ;DOI : 10.4000/assr.214

[15] Sur leculte de Saint-Michel dans l’Eglise du Christianisme  Céleste, voir Albert de Surgy, L’Eglise du Christianisme Céleste…, p.52, pp. 105-106, p.241

Film réalisé par Erwan Dianteil

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