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Ville compacte, ville diffuse - Francis Beaucire
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Descriptif
La forme des villes, entendue comme la forme de l'espace urbanisé et de la répartition de ses fonctions, a évolué au fil du temps en fonction des opportunités offertes par les moyens de transport mis à la disposition des citadins grâce à l'innovation technologique et l'investissement économique : la forme des villes résulte pour une bonne part d'un système d'accessibilité, qui a tendu à son étalement et à sa fragmentation géographique.
Mais ce modèle dominant n'est pas le seul : dans les mêmes conditions, la ville compacte s'est parfois maintenue dans son principe, au point de représenter un contre modèle, européen lui aussi, porté aujourd'hui par le développement durable et présenté comme un objectif des politiques publiques d'aménagement urbain.
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Le texte [1] de Francis Beaucire ci-dessous est similaire aux principaux points développés lors de la 602ème conférence de l'Université de tous les savoirs donnée le 6 janvier 2006
Par Francis Beaucire : « songer à la vitesse »
Redire (rapidement) ce que l'on sait
L'habitant d'un lieu investit du temps (c'est la durée du déplacement) et de l'argent qui lui permet de disposer d'un véhicule et de l'énergie nécessaire pour le propulser. Cet investissement lui donne accès à des lieux, d'autant plus de lieux que la vitesse est élevée. Ces lieux renferment des ressources (certes, plus ou moins de ressources, et pas dans tous les lieux), d'où l'intérêt d'y accéder. La vitesse permet de compenser la distance qui existe entre les ressources, disons les lieux-ressources, car elle permet d'y accéder comme s'ils étaient disposés les uns contre les autres, ou les uns sur les autres. Ces ressources, ce sont d'autres habitants, des postes de travail, des commerces, des services, des équipements, des sites. Une vitesse élevée permet donc de se mettre en présence de nombreuses ressources distantes les unes des autres. Si la vitesse est faible, pour pouvoir accéder à de nombreuses ressources, disons les ressources indispensables pour commencer, il faut qu'elles soient à proximité, diverses et abondantes : la densité en un lieu est une résultante de la faible vitesse. Ou, inversement (et c'est le bon sens, le sens dans lequel s'est dirigée l'histoire de la vitesse), lorsque la vitesse s'accroît, la concentration en un lieu n'est plus la condition sine qua non de l'accès aux ressources indispensables. La densité et la vitesse expriment finalement la façon dont se fait l'accès aux ressources.
Comme on le sait, ce sont les systèmes techniques et leur adoption généralisée dans un contexte économique porteur qui ont permis d'élever par des bonds successifs rapides la vitesse de l'homme au pas jusqu'à la vitesse du train et de l'automobile. Mais contrairement au 19ème siècle, qui voit la population des villes grandir et les villes s'étendrent le long des axes de communication (les lignes de tramway et de chemin de fer), la fin de la deuxième moitié du 20ème siècle, à population relativement constante, voit la ville se déconcentrer et se fragmenter parce que la nouvelle vitesse, celle de l'automobile, procure, à investissement-temps constant ou modeste, la possibilité d'accéder à de nouveaux lieux, c'est-à-dire aussi la possibilité de s'éloigner des ressources (la distance) sans porter atteinte à leur accessibilité (la durée). Le nombre et la diversité des lieux-ressources accessibles dans le budget-temps que les habitants pensent pouvoir consentir à leur déplacement ont considérablement augmenté, donnant accès à l'indispensable, mais aussi à ce qui ne l'est pas (et le devient à l'usage), un plus grand choix, une large mise en concurrence, une forme de garantie contre la pénurie locale (d'emplois par exemple).
Mais la forte concentration en un lieu de nombreuses ressources (c'est la forme héritée) procure finalement une diversité et une abondance comparables. Ce n'est donc pas tout : la vitesse apporte autre chose, la valeur ajoutée de la mise à distance. Dans le contexte rappelé, celui d'une population en faible expansion et d'une vitesse généralisée en forte croissance, il faut un motif à la dédensification, la fragmentation n'étant finalement que l'application spatiale du rapport entre l'offre de vitesse et la demande de sol pour l'installation des ressources urbaines (la population étant comprise comme une ressource), puisque l'offre de vitesse croît plus rapidement que la demande de sol. On connaît la réponse : la dédensification sans perte d'accessibilité aux ressources permet d'accéder aussi au sol (joker) dans un contexte où la pression foncière demeure faible, car le sol est abondant. Si l'on considère le sol lui-même comme une ressource, on peut tenir la vitesse comme un bien intermédiaire qui permet de « maximiser » l'accès à toutes les ressources urbaines, sol et habitat compris, ce que la densité, dans un système économique dominé par le libre échange, ne procure pas, en raison de la pression foncière. En ce sens, la vitesse est plus universelle que la densité.
On ne peut s'empêcher à ce stade de rappeler l'objection selon laquelle l'automobile ne fait pas gagner de temps, si l'on internalise, dans le coût du déplacement, le temps passé à travailler pour se procurer l'outil d'accès à la vitesse, le véhicule. Dans ce cas, le temps total passé à acquérir le moyen d'aller vite, rapporté au nombre de kilomètres parcourus, donne une vitesse moyenne proche de celle du cycliste (on se référera aux ouvrages d'Ivan Illich, Energie et équité, 1973, et de J.-P. Dupuy, L'espace-temps distordu, 1972). Mais ce n'est pas seulement la vitesse que le travailleur a acquis par son temps de travail, c'est aussi, comme on l'a dit, le sol. Certes, si l'on additionne, comme il se doit, le coût du sol et le coût de la vitesse, l'écart des prix de résidence et d'activité entre concentration et diffusion spatiales se réduit. Mais la diffusion spatiale des ressources permet de réaliser d'autres aspirations sociales : l'atténuation de la promiscuité (« prendre ses distances », « se mettre à distance »), la diversification des milieux de vie, la propriété, aspirations elles-mêmes reliées au niveau de vie et au système de valeurs.
Si l'on admet que la vitesse est un substitut de la densité, mais un substitut à valeur ajoutée (l'accès au sol), que leurs expressions territoriales sont la diffusion et la concentration spatiales, la finalité unique demeure l'accès et l'accessibilité (c'est un potentiel, c'est-à-dire une assurance) à la diversité et à l'abondance des ressources.
La facilité avec laquelle s'est faite l'accession à la vitesse (par analogie avec l'accession à la propriété), considérée désormais comme naturelle (le contraire est assimilé à un dysfonctionnement), a longtemps masqué les conditions réelles de l'acquisition individuelle de l'énergie, en l'occurrence le pétrole, très favorables jusqu'au seuil des années 2000. Entre 1960 et 1980, l'équipement en voitures particulières, l'extension du réseau routier et l'accession à la propriété en maison individuelle ont correspondu, malgré les apparences, à une baisse continue du prix de l'énergie, sans laquelle l'accession à la vitesse individuelle généralisée n'aurait tout simplement pas été possible. En effet, rapporté non à la valeur monétaire, même exprimé en monnaie constante, mais rapporté au temps de travail indispensable à l'acquisition d'un volume de carburant, le « prix équivalent-travail » de l'essence a diminué de plus de la moitié entre 1960 et 1980 (revoir Jean Fourastié pour la notion de « prix réel » : La réalité économique, édition de 1985).
L'accession à la vitesse individuelle généralisée, redisons-le inlassablement, a été la clef de la dynamique territoriale ; elle a libéré des aspirations et des potentialités de leurs contraintes matérielles, elle a permis à la société citadine, ménages et entreprises, de saisir les opportunités territoriales offertes par la vitesse, opportunités largement dimensionnées par la relative constance démographique, et vitesse rendu largement accessible par l'accroissement de la productivité du travail et les conditions géopolitiques dans lesquelles est fixé le prix d'achat de l'énergie.
(Oser) penser la régression
En présence du système-vitesse, dont l'évocation qui vient d'en être faite est sans aucun doute rudimentaire, la question de la pérennité (pour ne pas dire : la durabilité) des conditions favorables à la pratique de la vitesse, pour chagrine qu'elle soit, doit être posée, non parce qu'il est devenu incorrect d'esquiver le durable, mais parce que les systèmes fonctionnent dans la durée et que le système de mobilité n'y échappe pas (on rouvrira avec profit le petit livre d'Henri Laborit : L'homme et la ville, 1971).
Les motifs de stagnation ou de régression de la vitesse, indépendamment des politiques publiques poursuivant directement ce but, sont en train d'émerger dans la formation de l'opinion publique : les réseaux suivent (et suivront) la demande de plus en plus loin, pour des raisons budgétaires, la dépense individuelle de mobilité est (et sera) affectée par les effets de la situation économique sur les emplois et les salaires, et par l'anticipation du renchérissement tendanciel du coût de l'énergie en prix équivalent-travail (anticipation qui est en train de muer d'une vague éventualité en une quasi certitude) ; mais il y a aussi le vieillissement démographique, qui freine la pratique individuelle de la vitesse, sans altérer pour autant la demande de rapidité (voire d'immédiateté) dans l'accès aux services.
Considérer la vitesse comme une sorte de bien intermédiaire, dont la matérialité s'exprime en réseaux, en véhicules et en carburant, un bien intermédiaire qui est l'objet d'une transformation en un produit fini, la ressource consommable qui a précisément motivé la convoitise et déclenché la mobilité, c'est évidemment proposer une vision matérialiste de la vitesse : la vitesse est à la fois un bien intermédiaire (transformé en ressource consommable) et une monnaie d'échange (contre du sol).
Dans le contexte économique et social de l'élévation des niveaux de vie (la césure n'est plus tant entre catégories sociales que dans le fait d'avoir ou non un emploi), la représentation de la vitesse est pourtant plus proche de celle d'une valeur à haute garantie publique, que celle d'un bien intermédiaire. Ne pas pouvoir accéder à la vitesse est devenu le signe d'une exclusion sociale, ou la preuve d'un dysfonctionnement du système socioterritorial, comme de ne pas avoir accès à la santé, à l'éducation, à la sécurité, à la salubrité et au travail lui-même.
En ce sens, la vitesse est difficilement susceptible de régression. Péage, désynchronisation et polycentralité sont les expédients (« mesures qui permettent de se tirer de l'embarras momentanément », dit le Petit Robert) auxquels on a recours aujourd'hui pour tenter de prolonger ce système. Mais si l'on se tient à l'hypothèse selon laquelle la vitesse ne bénéficie d'aucune garantie de maintien dans le temps, ou si l'on admet seulement des à-coups temporaires du niveau de la vitesse, il faut considérer par voie de conséquence que la vitesse entendue comme un bien intermédiaire n'est pas durable (ou moins gravement que sa fiabilité temporelle n'est pas assurée). Entendue comme une valeur partagée, il n'en va pas de même : le cycle de vie des valeurs est assurément plus long que celui des biens ; il se mesure en générations. Peut-on s'habituer à penser le ralentissement et ses conséquences sur le système mobilité-territoire-société, ne serait-ce que comme une éventualité ? Et surtout, s'habituer à le penser autrement que comme régression, cela sera-t-il post-post-moderne ?
[1] « les dossiers de demain de lAgence durbanisme de la région grenobloise n°5, avril 2006 »
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