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Français
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UTLS - la suite (Réalisation), UTLS - la suite (Production), Jean-Claude Chesnais (Intervention)
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Droit commun de la propriété intellectuelle
DOI : 10.60527/r805-7168
Citer cette ressource :
Jean-Claude Chesnais. UTLS. (2006, 8 janvier). Les courants migratoires vers l'Europe - Jean-Claude CHESNAIS , in Déplacements, migrations, tourisme. [Vidéo]. Canal-U. https://doi.org/10.60527/r805-7168. (Consultée le 19 mars 2024)

Les courants migratoires vers l'Europe - Jean-Claude CHESNAIS

Réalisation : 8 janvier 2006 - Mise en ligne : 7 janvier 2006
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Descriptif

Les migrations sont un facteur central de la régulation démographique, qui change la face des continents. La "transition migratoire", si oubliée, fait partie de la "transition démographique"(modernisation des comportements: maîtrise de la mortalité et de la fécondité) ; c'est un mécanisme de respiration démographique de la planète. Lorsque les populations font face à leur période d'accroissement maximal (chute séculaire de la mortalité, avant la transition de la fécondité), l'exutoire à la pression démographique réside dans l'émigration; c'est le cas du XIX° siècle européen. Les Européens partent alors vers les Amériques, l'Afrique du Sud, l'Australie, la Nouvelle-Zélande et la Sibérie: la population de ces régions passe d'une trentaine de millions à plus de 200 millions; on assiste au peuplement de la moitié vide de la planète (près d'un milliard d'hommes vivent aujourd'hui sur ces grands espaces).

Après le grand exode européen, qui dure jusqu'au lendemain de la seconde guerre mondiale, vient le temps de l'immigration. Peu à peu, l'Europe, premier continent d'émigration, devient le premier continent d'immigration. Le phénomène commence par la France, où les générations féminines nées depuis l'époque napoléonienne jusqu'à celles qui participent au baby-boom d'après-guerre, ont une fécondité inférieure au niveau de remplacement. Le pourcentage de 1% de population étrangère - qui marque le seuil d'entrée dans une ère d'immigration - est franchi dès 1851. La France a un siècle d'avance dans son processus séculaire de baisse de la fécondité: elle a aussi un siècle d'avance dans son cycle migratoire. Les autres grands pays du quart Nord-Ouest industriel de l'Europe (Allemagne, Grande-Bretagne, Benelux, Scandinavie, Autriche, Suisse) suivent le même mouvement et le seuil de 1% est atteint dans les années 1960. Viendra le tour de l'Europe méridionale dans les années 1980; dans caque cas, les courants migratoires sont à prédominance illégale (la régularisation suit). Après la chute du mur de Berlin et la dislocation du bloc soviétique, le processus s'étend, en commençant par les pays les plus proches de la sphère occidentale, plus avancés. Avec la dépopulation et l'aggravation des déséquilibres démographiques, économiques et politiques internationaux, des pays comme la Russie, la Bulgarie, ou la Roumanie reçoivent des immigrants (tout en continuant à subir un exode) en provenance de pays plus défavorisés d'Asie ou d'Afrique: on trouve toujours plus miséreux que soi. La ligne Nord-Sud, longtemps intérieure à l'Europe occidentale, s'est déplacée vers la Méditerranée; aujourd'hui, elle glisse vers la barrière saharienne et le Moyen-Orient. Le peuplement de l' Europe s' africanise, s' asiatise et s' islamise; le mouvement est inéluctable; il s' agit non de le subir, mais de la canaliser, de l' organiser, et de le maîtriser, pour en faire, en dépit des spasmes de l' intégration, un levier de co-développement.

Intervention
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Texte de la 604e conférence de l'Université de tous les savoirs donnée le 8 janvier 2006
Jean-Claude CHESNAIS : « Les courants migratoires en Europe »

La question des migrations internationales est entrée au cSur du champ politico-médiatique, de ce fait, elle est livrée à la confusion, aux passions ; or à l'échelle de l'histoire, la migration internationale obéit à une tendance lourde, croissante, inéluctable, facilitée par le développement de la mobilité, la circulation de l'information et l'abaissement des frontières. Elle se confond avec l'Histoire ; elle fait l'Histoire : le recul séculaire de la mortalité, inaugurant la transition démographique, a créé un emballement de la population et un déferlement des Européens sur les autres continents (peuplement, colonisation). En 1700, la planète se composait pour moitié d'une partie vide (70 millions de km2) où ne vivaient qu'une vingtaine de millions d'habitants (Amériques, Océanie, Sibérie, etc.) ; trois siècles plus tard, cette moitié était peuplée, pour l'essentiel, d'Européens et comptait environ 900 millions de personnes. L'Europe elle-même n'est que ce « petit cap du continent asiatique » (Paul Valéry), dont la France est la pointe extrême, on a pu dire que la France est un « cul de sac », où se sont arrêtées au fil des millénaires, les dernières vagues de migrants.
Le sujet nécessite d'être mis en perspective, avec sa logique sous-jacente, largement liée à la dynamique démographique ; face à la multiplicité, et à l'incohérence des informations, il convient de fournir une grille de lecture, factuelle, objective, appuyée sur des repères solides, donc visant à l'équilibre des vérités, loin des idéologies, des intérêts, ou des perceptions. En Italie, où la fécondité est inférieure à la française depuis la seconde guerre mondiale, où donc le retournement des migrations séculaires pouvait être anticipé, l'opinion a d'abord opposé un sentiment de résistance (crainte de l'invasion) avant, peu à peu, de considérer l'immigration comme un remède à ses faiblesses démographiques ou économiques.
Comme la migration ne se prête pas facilement à la mesure statistique et encore moins à la formalisation mathématique, elle est souvent absente des traités de démographie. Pourtant, elle est un élément essentiel de la régulation démographique, une dimension majeure du peuplement, mais vue, au quotidien, à travers le prisme de ses coûts, on en oublie l'avantage économique sur le long terme.... Ce sont ces trois points qui seront abordés, avant une conclusion sur le caractère indispensable de l'instauration d'une politique anticipatrice et quelques tableaux annexes sur la situation récente en Europe.

I. LA TRANSITION MIGRATOIRE OU L'ELEMENT OUBLIE DE LA TRANSITION DEMOGRAPHIQUE

Longtemps premier continent d'émigration, l'Europe devient le premier continent d'immigration. L'émigration européenne est ancienne; elle n'a pris une allure de masse que lorsque les conditions techniques (coût et sécurité des transports) et démo-économiques ont évolué : c'est, sans doute, la plus grande migration des temps modernes (on peut cependant penser que les migrations du XXIe siècle seront bien plus massives). Nous retracerons ici, pour les principaux pays concernés, le profil temporel de cette émigration transocéanique.
II convient cependant, au préalable, de mettre en garde sur la qualité des données :les statistiques de migrations légales sont les moins fiables et les moins comparables de toutes les statistiques démographiques . La notion d'émigrant n'a pas d'acception universelle et, d'un pays à l'autre, les données sont rassemblées sur la base de critères différents. De façon générale cependant, les migrations par mer sont mieux connues que les migrations par voie terrestre (or, il n'est pas rare que, même pour les pays à façade maritime, au XIXe siècle, l'on quitte son pays par voie terrestre pour embarquer dans le port d'un pays voisin). La qualité comparée des enregistrements n'est pas connue, même si l'on peut raisonnablement admettre qu'en volume global, tout au moins, la migration transocéanique est moins mal connue que toute autre. Les discordances classiques à son sujet, n'en existent pas moins puisque, pour la période 1846-1932, le nombre de migrants, selon les pays d'émigration, s'élèverait à 53,5 millions de personnes et, suivant les pays d'immigration, à 59,2 millions (nombre parfois porté jusqu'à 65 millions). Une telle incertitude paraît cependant faible en regard de celle qui touche l'importance des retours. Or, il semble que ceux-ci aient longtemps été sous-estimés et aient pu s'intensifier à partir de la fin du XIXe siècle, lorsque les terres vierges commençaient à se faire plus rares aux Etats-Unis et que, parallèlement, plusieurs pays d'Europe occidentale amorçaient la seconde phase de leur industrialisation. Un effort d'utilisation de mesures indirectes à partir des recensements est donc nécessaire : c'est ainsi que Kuznets et Rubin (1954) ont pu évaluer les taux de retour pour les États-Unis avant 1908, année à partir de laquelle ceux-ci ont été enregistrés officiellement.

1) De l'émigration...
L'émigration intercontinentale a, en dehors de l'Autriche-Hongrie, touché, au premier chef, les puissances maritimes occidentales. D'abord restreinte à de maigres contingents d'aventuriers ou de déportés, la migration cesse d'être marginale dans les années 1830 pour prendre progressivement, dans la seconde moitié du siècle, au fur et à mesure que les changements structurels traversent le vieux continent, une ampleur exceptionnelle. Les premières vagues sont confinées à l'Europe du Nord-Ouest, principalement l'Irlande, dont la poussée démographique séculaire n'avait alors d'égale, en proportion, que celle de l'Angleterre et de la Russie ; l'émigration transocéanique se propage, au milieu du XIXe siècle, à l'Allemagne, pour toucher une trentaine d'années plus tard, l'Europe centrale et finalement gagner l'Europe du Sud, puis l'Europe de l'Est.
Nous avons calculé les taux d'émigration, que nous avons ensuite portés sur des courbes (figures 1A à 1D). On constate ainsi, que, pour chaque pays, la pointe d'émigration tend le plus souvent, à coïncider à une légère translation temporelle près, avec le pic de croissance naturelle: la migration culmine à l'époque où, à la suite de la baisse de la mortalité, la courbe d'accroissement naturel tend vers son apogée; et l'amplitude de la vague de départs est en rapport étroit avec le niveau d'accroissement naturel, donc avec les types de transition démographique. La migration est, dans ses caractéristiques, inséparable des profils de transition et, réciproquement, ceux-ci, en retour, sont marqués par les développements que prend la migration. Nous y reviendrons, sur des données plus agrégées.

Figure 1.- Taux d'émigration transocéanique en Europe, par grandes régions, 1850-1940

La France, dont la baisse séculaire de la natalité est à peu près parallèle à celle de la mortalité (et se caractérise donc par un profil de transition bas et plat) connaît, sous le Second Empire, un regain de natalité; le profil migratoire est à l'image même de ce portrait : il est bas, plat et comporte une petite pointe dans les années 1880, c'est-à-dire une vingtaine d'années après la remontée de la natalité. Les pays d'Europe du Nord (Royaume-Uni, Irlande, Norvège et Suède), à transition précoce et assez « haute », ont des taux d'émigration qui culminent à la fois relativement tôt (années 1880) et relativement haut (entre 5 et 10 p.1000), cependant que leurs homologues d'Europe centrale (Allemagne, Suisse, Autriche-Hongrie) où la transition présente des caractéristiques similaires, mais qui n'ont que peu ou pas du tout d'ouverture maritime, voient leur émigration plafonner en même temps, mais à une hauteur bien inférieure (2 à 3 p. 1 000 seulement).
En Europe méridionale et orientale, la transition est plus tardive et la croissance naturelle corrélativement plus forte, les courants migratoires ne revêtent leur ampleur maximale qu'après 1900, à des niveaux comparables, pour les pays du Sud (Italie, Espagne, Portugal) à ceux des pays du Nord (plus de 5 p. 1 000) mais, par la suite, les taux tendent à culminer plus haut et l'allure générale des courbes incline à faire penser que, sans les bouleversements tragiques qui ont marqué les décennies suivantes (Première Guerre mondiale, restriction de l'immigration non anglo-saxonne aux Etats-Unis, grande dépression économique, installation de dictatures à l'Est et au Sud du vieux continent, Seconde Guerre mondiale), la migration transatlantique était appelée à se poursuivre, voire à s'amplifier. Là encore, s'impose l'inévitable distinction entre pays maritimes et pays continentaux : si la Russie, par exemple, enregistre également une poussée migratoire, les taux demeurent très faibles (le pays, il est vrai, offre d'immenses étendues vierges à la colonisation).
Ainsi, c'est au moment même où la proportion des jeunes adultes est exceptionnellement élevée que l'on assiste au gonflement de l'émigration transocéanique. Cette relation entre émigration et pression démographique est d'autant plus sensible que les forts contingents coïncident avec le maintien de structures sociales rigides faisant obstacle à la promotion des jeunes ou avec des innovations économiques tendant à engendrer des excédents de main-d'Suvre. Cette liaison statistique entre le taux d'émigration et le taux d'accroissement naturel (saisi 20 ans plus tôt) a été mise en évidence à partir d'observations relatives à la Suède et à la Norvège de 1850 à 1930, l'existence d'une corrélation très forte.
Puis l'observation a été généralisée à l'Europe entière. En effet, le profil temporel de l'émigration européenne ne peut être expliqué seulement par la demande de travail aux Etats-Unis. II dépend de l'évolution démographique dans les pays de départ; (il en dépend moins, cependant, par le facteur qu'il met en cause - « le cycle des naissances » que par la baisse de la mortalité). Chacune des quatre grandes vagues d'émigration est ainsi reliée à une pointe d'accroissement naturel, antérieure d'un quart de siècle.
La démonstration commence, là encore, par un traitement des statistiques d'émigration suédoises, celles-ci présentant le double avantage d'être de bonne qualité et de comporter une répartition par âge des émigrants. Rapprochant le nombre d'émigrants par groupe d'âges de l'effectif des générations correspondantes, il relève une forte corrélation entre les deux séries : plus le nombre de jeunes adultes est grand, plus l'émigration tend à être importante. Le calcul est mené sur les trois groupes quinquennaux 15-19, 20-24 et 25-29 ans, qui, à l'époque de plus forte émigration, dans la seconde moitié du XIXe siècle, regroupent à eux seuls les deux tiers (65,6 % en 1851-1900) des partants.
Pour les autres pays, les données n'ont pas la même richesse qu'en Suède. On peut néanmoins mettre en évidence, pour l'Europe prise dans son ensemble, une correspondance entre l'excédent naturel et l'émigration un quart de siècle plus tard : les quatre grandes vagues d'émigration de 1844-1854, 1863-1873, 1878-1888 et 1898-1907, font ainsi écho aux pointes de croissance naturelle des années 1820, 1840-1845, 1860-1865 et 1885-1890 respectivement. L'observation porte sur la période 1815-1905; nous l'avons reprise ici et étendue jusque 1915. La figure 2 fait ressortir l'étroite relation existant entre les fluctuations des deux séries; le coefficient de corrélation obtenu est 0,740 (valeur significative à 5 %).
Si maintenant l'on décompose cette évolution par grande région de l'Europe, en excluant la France qui n'a pas participé au mouvement d'exode, qu'observe-t-on ?
Du point de vue des migrations transocéaniques du XIXe siècle, l'Europe peut être découpée en trois grandes aires géographiques : le Nord-Ouest, qui a alimenté la « vieille » migration; le Sud, puis l'Est, dont la migration a été plus tardive et surtout plus massive : les courants d'émigration n'y prennent d'importance qu'à partir des années 1880, mais leur force vient vite à dépasser celle des grandes vagues en provenance de l'Europe du Nord-Ouest puisque, vers 1910, pour chacune de ces régions, le flux annuel moyen des départs dépasse 500 000 alors que durant la décennie 1880, qui avait marqué la phase de plus fort exode des populations « occidentales » (britannique, allemande et scandinave principalement), le flux annuel moyen des émigrants s'était maintenu en deçà de 450 000 (on ignore cependant le taux de retour comparé des différentes régions).
S'agissant de l'Europe du Nord-Ouest (1801-1915), les taux annuels moyens d'émigration, sont, comme nous l'avons vu, relativement peu élevés puisque, tout au long de la période considérée, ils s'échelonnent entre 1 et 4 p. 1 000 seulement; ils n'avoisinent ou ne dépassent 3 p.1 000 (périodes 1846-1855, 1866-1870 et 1881-1890) que lorsque la croissance naturelle des populations a elle-même, un quart de siècle plus tôt, franchi le seuil de 10 p. 1 000 (périodes 1816-1825, 1841-1845 et 1856-1860 respectivement). Seules font exception les dernières décennies étudiées quand, dans le dernier quart du XIXe siècle, le taux d'accroissement naturel parvient à son sommet (11 à 12 p. 1 000): les économies des pays concernés ont alors atteint un rythme de croissance industrielle suffisant pour éponger le croît démographique.

Figure 2.- Accroissement naturel et émigration, Europe entière, 1821-1915

En Europe méridionale également, l'émigration ne prend de l'ampleur qu'à la suite de la poussée de l'accroissement naturel, mais les seuils et les taux de départ sont tout autres : dès que le rythme de croissance naturelle dépasse le niveau de 6 p.1 000, le taux de départ devient très élevé, au point même d'approcher, puis de dépasser, au début du siècle, la croissance naturelle correspondante (années 1876-1890) alors même que celle-ci n'est pas encore parvenue à son apogée. C'est en Italie que le phénomène atteint son paroxysme : en 1906-1910, par exemple, le nombre des départs est supérieur d'un tiers à l'accroissement naturel des années 1881-1885.
Pour l'Europe orientale enfin, où l'évolution est encore plus tardive, l'émigration ne se développe, de même, que lorsque la croissance naturelle a pu se traduire par une accentuation sensible de la pression démographique, c'est-à-dire à partir du début du XXe siècle. Là encore, la correspondance entre la pression démographique consécutive au gonflement progressif des excédents de naissances à partir des années 1880 et l'amplification des courants migratoires une vingtaine d'années plus tard est claire (tableau VI.8). De même que pour l'Europe méridionale, la courbe de croissance naturelle n'a pas encore atteint son plafond lorsque les migrations associées sont interrompues, d'abord par les circonstances (guerre 1914-1918) puis par la volonté politique (instauration de quotas très sévères par le gouvernement américain). Si, comparés à ceux d'Europe du Sud, les taux d'émigration apparaissent faibles (à peine 3 p. 1 000 au lieu de 9 à 10 p. 1 000 à la veille de la Première Guerre mondiale), les nombres de migrants en fin de période sont, du fait du volume des réservoirs démographiques concernés, tout à fait comparables et l'analyse des tendances porte à croire que sans la politique de suspension des États-Unis au début des années 1920, l'émigration slave en provenance d'Europe orientale était destinée non seulement à prendre la première place, mais à dépasser très nettement, par son volume, les courants en provenance du monde anglo-saxon, voire du monde latin.
Si, dans l'analyse des facteurs affectant le volume, la direction et le calendrier du mouvement migratoire, l'attention s'est, à juste titre, focalisée sur l'influence du cycle économique, les facteurs démographiques ont donc, dans la détermination des tendances longues, un rôle plus important qu'il n'est généralement admis.
Les lois de 1921 et 1924 instaurent une réduction drastique des flux d'entrants et surtout une sélection de fait à l'encontre des immigrants originaires d'Europe orientale et méridionale, jugés peu désirables. Quant à la population asiatique, elle s'est vue, en pratique, fermer l'entrée beaucoup plus tôt : une législation hostile aux Asiatiques est déjà en place en Californie dès le milieu du XIXe siècle (Commons, 1907); elle se renforce par des restrictions générales appliquées en 1882 aux Chinois, en 1907 aux Japonais, etc. Le temps de la grande migration est désormais révolu; en 1921-1929, le taux d'émigration européen est deux fois moindre qu'en 1846-1890. La composition ethnique continue à se transformer, les peuples européens voient leur place régresser : jusqu'alors en nombre négligeable, les immigrants en provenance du Mexique (10 %) sont plus nombreux que ceux qui proviennent d'Allemagne ou de Scandinavie, et presque aussi nombreux que ceux qui arrivent des îles britanniques ou d'Italie. Cette restructuration reflète l'histoire de la transition démographique.
Si l'on excepte la vague allemande de 1949-1952 (départ de réfugiés), les quelques contingents subsistants en provenance d'Europe sont, pour l'après-guerre, issus d'Angleterre et d'Italie (effet d'inertie); la contribution européenne au peuplement des États-Unis devient marginale, cependant que, corrélativement, celle des pays peu développés est de plus en plus largement majoritaire. En 1965, les quotas raciaux sont abolis au profit d'un système combinant qualification et regroupement familial. L'immigration devient universelle. Plus avancées dans la transition et moins éloignées géographiquement, l'Asie et l'Amérique latine (avec 37 et 31 % des flux respectivement dès 1975-1979) occupent la plus grande place, mais la migration africaine (2 %) commence, avec plus de 10 000 personnes par an à la fin des années 1970, à s'affirmer. En réalité, compte tenu des migrations clandestines, le poids des flux latino-américains est sensiblement plus important et les années 1990 apparaissent, au total, comme la période de plus forte immigration permanente (en valeur absolue) de toute l'histoire américaine. Au total, sur la période 1965-2001, le nombre d'immigrants se monte à 22 millions ; il dépasse sensiblement celui de la grande vague de 1990-1914. En 2004, la population hispanique (40 millions) est devenue la première minorité, devant la minorité noire, mais les flux d'entrants asiatiques tendent à devenir aussi importants que les flux hispaniques.
Ainsi, les sources d'émigration à destination du nouveau monde développé se déplacent au fur et à mesure de la maturation de la transition démographique : la migration se délocalise. Mais pour les pays développés de peuplement ancien, non seulement l'émigration tend peu à peu à se tarir, par disparition des excédents démographiques, mais l'immigration en provenance de pays moins avancés, d'abord en provenance de pays moins avancés d'Europe du Sud ou de l'Est, puis de pays plus pauvres, géographiquement proches ou historiquement liés (ex-colonies ou protectorats) y prend une place nouvelle.

2) A l'immigration

Longtemps terre d'émigration, l'Europe est, à son tour, devenue territoire d'immigration. En Europe occidentale, dès l'après-guerre, le courant d'immigration séculaire se renverse, et le phénomène s'étend lentement aux autres régions de l'Europe : dès les années 1970, l'Europe méridionale enregistre un solde positif substantiel (+ 0,5 million de personnes); si, dans les autres régions (Nord et Est), les soldes ont longtemps été négatifs, ils s'amenuisent d'une décennie à la suivante.
D'abord essentiellement extra-européennes (jusque l'entre-deux-guerres), les migrations intéressant le vieux continent deviennent intra-européennes (de la guerre à la fin des années 1960, voire au-delà). Elle proviennent du Sud agraire : Italie, Espagne, Portugal, Grèce, Yougoslavie, et vont vers le Nord industriel : Allemagne, Benelux, France, Suisse, Royaume-Uni, Suède, etc. ; elles sont aussi originaires de l'Est, tombé sous le joug communiste, et s'orientent alors vers le monde libre. On estime que le nombre de personnes ayant « voté avec leurs pieds » c'est-à-dire ayant émigré de l'ex-sphère communiste entre 1946 et 1990 se monte à 16 millions. C'est d'ailleurs l'hémorragie humaine qui entraîne la construction du « mur de la honte » en 1961 et aussi, paradoxalement, sa destruction en 1989. Finalement, les flux sont devenus africains ou asiatiques. Le raisonnement de Levasseur (1892), contemporain de la grande migration européenne : « l'Europe voit naître tous les ans sur son sol un excédent de population que, dans l'état actuel de productivité de son agriculture, de son industrie et de son commerce, et avec la moyenne actuelle des consommations individuelles, elle est impuissante à faire vivre », s'applique désormais à d'autres continents.

Tableau 1.- Estimation de la migration nette (en milliers) par région et par pays d'Europe, pour chaque décennie de 1950 à 2000

Région/Pays1950-19601960-19701970-19801980-19901990-20001950-2000
Europe Occ.+2050+4300+2300+3140+521017000
France+960+1990+660+530+5604700
Allemagne+1000+1700+1220+1850+36009370
Pays-Bas-150+100+330+210+350840
Suisse+300+310-110+350+2301080
Europe du Nord-1020+300+300+630+11301340
Danemark-60+20+30+50+130170
Finlande-90-160-30+50+60-170
Irlande-400-160+100-210+90-580
Norvège-300+40+60+90+160
Suède+90+210+110+160+200+770
Royaume-Uni-530-20-180+280+870+420
Europe de l'Est-2700-1350-50+1010+1990-1100
Pologne-310-220-330-310-180-1350
Roumanie-175-115-110-215-640-1255
Russie-1330-1340+315+2000+3290+2935
Ukraine-350+460+260+230-160+440
Europe du Sud-3140-3880+500+110+1140-5270
Grèce-200-400+210+210+450+270
Italie-1020-820-30-140+1160-820
Espagne-780-600+150+200+370-660
Europe entière-4800-780+3040+4750+9450+11330
Source: Calculé d'après: U.N. Worl d Population Prospects 2000, vol. 1, New York, 2001,

Le tableau ci-dessus retrace la dynamique d'ensemble pour les régions de l'Europe de 1950 à 2000. Obtenu par la méthode dite de l'équation (qui consiste à évaluer l'écart entre les variations de la population totale d'un recensement au suivant et les soldes naturels inter-censitaires correspondants), il n'est certes, comme tout procédé d'estimation par solde, pas exempt d'erreur, mais l'évolution des ordres de grandeur est suffisamment prononcée pour être parlante par elle-même. En Europe occidentale, le tournant a lieu peu avant 1950 : dans la plupart des pays, l'immigration l'emporte sur l'émigration; on assiste à d'importantes vagues de retours des anciens territoires coloniaux d'Afrique et d'Asie; au début des années 1960, dans ses échanges avec l'Amérique latine (Argentine notamment) un pays comme l'Italie enregistre plus de retours que de départs. En 1964, l'Europe occidentale ne compte que 3 millions de travailleurs migrants, dont 1 million en France, pays où la fin de l'accroissement démographique s'est manifestée beaucoup plus tôt; en 1973, ce nombre dépasse 6 millions. L'Europe du Nord-Ouest réussit - par l'attraction que crée sa prospérité (et aussi, du fait des déficits de main-d'Suvre jeune qu'ont creusés, par la dépression de la natalité, la crise des années 1930 et la guerre) - à concurrencer sur le terrain migratoire les pays anglo-saxons d'outre-mer; elle attire des migrants venus des pays du Sud à économie agricole ou de pays de l'autre rive de la Méditerranée; en même temps, l'émigration outre-mer se contracte. Au total, durant la période 1960-1970, en Europe de l'Ouest, la migration nette s'élève à près de 5 millions, le mouvement étant, pour une bonne part, alimenté par les pays méridionaux de l'Europe. En dépit de la récession économique, l'Europe de l'Ouest demeure, dans la décennie suivante, importatrice nette de migrants : le solde est, pour près des deux tiers à créditer au compte de l'Allemagne fédérale où les flux d'entrants sur le marché du travail (issus pour partie des générations creuses 1945-1955) étaient insuffisants par rapport à la demande de l'appareil productif. Des pays de forte émigration traditionnelle, comme l'Irlande et la Norvège, se caractérisent même dans les années 1970 par une immigration nette (positive).

3) L'inversion des courants

Sur l'ensemble de la période 1950-2000, l'Europe voit, globalement, l'immigration l'emporter sur l'émigration (le solde dépassant les 11 millions), le clivage traditionnel, encore très fort en début de période, entre les pays du Nord-Ouest et les pays du Sud s'estompe progressivement, tous étant désormais caractérisés, à des degrés divers, par une immigration nette. L'Europe occidentale enregistre à elle seule un solde migratoire de 17 millions de personnes (dont plus de la moitié sont imputables à l'Allemagne : rapatriement d'Allemands ethniques installés à l'Est, immigration de travailleurs turcs, italiens, yougoslaves, grecs, etc.) Enfin, le territoire russe, à partir des années 1980, a de son côté, assisté au reflux massif des « pieds rouges », colons présents dans les républiques périphériques pressentant ou vivant le démantèlement de l'empire soviétique (climat d'insécurité).
L'inversion des courants migratoires avec le rétrécissement de l'accroissement naturel a été illustrée ici par l'histoire relative à deux pays : la Suède et l'Italie (figures 3 et 4). Dans un cas comme dans l'autre, les soldes migratoires, négatifs et maximaux à l'époque de plus forte croissance naturelle, se retournent lorsque celle-ci tend vers zéro; c'est, en effet, lorsque les taux nets de reproduction descendent en dessous de la ligne de remplacement des générations que cette inversion se produit. La migration exerce donc un effet modérateur sur la croissance démographique, la ralentissant quand elle est très rapide et l'augmentant quand elle est faible.

Figure 3.- Migration nette et accroissement annuel, Suède, 1851-2001

Figure 4.- Migration nette (estimation avant 1921) et accroissement naturel, Italie, 1869-2001

Ce qui vaut à l'échelle d'un pays vaut également pour ses régions ; en France, par exemple, du fait de la haute fécondité « atlantique », les Bretons avaient des excédents de population, et, pour les entrepreneurs, jusque vers les années 1950, ils figuraient aux rangs des « immigrés », avec leurs homologues étrangers, principalement latins (chacun se souvient de la figure légendaire de Bécassine, la « bonne », native de Bretagne, domestique au service des familles bourgeoises de Paris) ; la domesticité se renouvellera au fil des vagues d'immigration, le cycle portugais arrivant, par exemple, de nos jours, à son tour, en voie d'achèvement, au profit des populations noires. Le Nord de l'Italie s'est nourri de l'exubérance démographique du Sud (le Mezzogiorno) ; de même, la population « basque » est, pour une large part, composée d'Andalous. Aujourd'hui, aussi bien le Sud de l'Espagne que le Sud de l'Italie, avec la maturation de la transition démographique, deviennent des régions d'immigration. La transition « migratoire » est un produit de la transition « naturelle » ; les diasporas (chinoise, indienne, irlandaise, italienne,..., bretonne) sont alimentées par la démographie, la géographie (ouverture maritime), l'histoire (les habitudes de mobilité, les conflits), la politique (régimes autocratiques), l'organisation sociale (les réseaux, les mafias, la corruption des circuits de migration), les nouvelles techniques d'information (Internet), etc.

Conclusion

Les pays d'Europe centrale et orientale sont eux-mêmes dans une phase intermédiaire (ralentissement des départs, migrations de transit), de même que le seront bientôt les pays du Maghreb qui seront à la fois des pays d'émigration (résiduelle) et des pays d'immigration (structurelle). Le même mécanisme est donc à l'Suvre, quelles que soient les zones géographiques. Il relève des forces du marché, de la dynamique de l'offre et de la demande de travail. Poursuivons notre illustration pour la présentation d'un cas, peu attendu, celui de la Turquie : dans les années 1990, la Turquie est devenue un pays d'immigration par pression politique (réfugiés) de l'Ouest (reflux des Turcs ethniques fuyant une bulgarisation forcée, afflux de Bosniaques musulmans) et de l'Est (installation d'Iraniens voulant échapper à la révolution islamique à partir de 1979). Les réfugiés sont, pour la plupart, restés en Turquie : le niveau de vie relatif est assez élevé, l'Europe est proche. Mais surtout des flux importants d'Asiatiques et d'Africains (Ghana, Nigeria) utilisent la Turquie comme une passerelle vers l'Europe. La transition migratoire est nette, puisque, vers 1970, l'émigration turque épongeait le tiers de l'accroissement naturel. L'Afrique est le continent qui, du fait de son morcellement et de son instabilité, compte le plus de réfugiés ; c'est elle, dont les économies -atones- sont incapables d'absorber une population active en croissance de près de 4 % chaque année, dans un contexte de chômage de masse parmi les jeunes, vivant sans espoir et prêts à fuir ou à combattre le pouvoir, pour se tracer un destin, qui alimentera les principaux flux d'immigration incontrôlables vers les nouvelles terres d'accueil à venir, sur les deux rives de la Méditerranée, dans l'ex-bloc soviétique, en Amérique « anglo » ou latine, voire en Asie.

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