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Français
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Mission 2000 en France (Réalisation), Mission 2000 en France (Production), Dominique Lecoq (Intervention)
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Droit commun de la propriété intellectuelle
DOI : 10.60527/s5b9-cm22
Citer cette ressource :
Dominique Lecoq. UTLS. (2000, 29 août). Rythme et temps du savoir dans la formation , in Enjeux de l'Education et formations de demain. [Vidéo]. Canal-U. https://doi.org/10.60527/s5b9-cm22. (Consultée le 19 mai 2024)

Rythme et temps du savoir dans la formation

Réalisation : 29 août 2000 - Mise en ligne : 29 août 2000
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Descriptif

La formation se constitue d'un temps que l'on peut qualifier d'exceptionnel, en ce sens qu'il n'est pas régi par les seules règles ordinairement appliquées dans l'entreprise ou l'institution. Si, au-delà des vocables en vogue selon les circonstances (formation tout au long de la vie, construction des compétences, employabilité, etc.), la formation traite du malaise dans le champ du travail et des résistances, voire des inhibitions, que celui-ci provoque, elle les traite le plus souvent à son insu, c'est-à-dire d'une manière que l'on peut qualifier à la fois de nécessaire et de décevante. Aussi la contradiction de principe qui existe entre la logique institutionnelle - le rythme qu'elle impose dans la construction des savoirs - et l'émergence possible d'un sujet dans le temps construit par l'acte de formation sera-t-elle interrogée.

Pour peu que la personne en situation de former soit avertie de la dimension inconsciente mais aussi managériale de son activité, alors la pratique formative, parce qu'elle reconnaît son rapport essentiel au non savoir, promeut un temps d'exception qui rompt avec l'indifférence des institutions à la question du sujet. À cette condition, un renouvellement de la pensée du réel peut advenir, un savoir nouveau être mis en oeuvre. Celui précisément qu'exigent les nouveaux modes d'organisation du travail, notamment quand ils fonctionnent en réseau. En conclusion sera proposée une possible topologie du concept inconfortable de formation qui articulera les trois dimensions du sujet, de la fondation et de la souveraineté.

Intervention
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Texte de la 242e conférence de l'Université de tous les savoirs donnée le 29 août 2000.

Savoir et formation

par Dominique Lecoq

Ernesto, dans La pluie d'été de Marguerite Duras, dit à sa mère : « Je retournerai pas à l'école parce que à l'école on m'apprend des choses que je sais pas ». Peut-être le texte qui suit n'est-il qu'un commentaire du scandale et de la vérité que porte quant au savoir cette parole que l'écrivain prête à son personnage.

S'agissant du savoir, un premier constat s'impose : nous sommes à une époque où la production de connaissances dépasse largement la capacité de chaque humain à la recevoir. C'est relativement récent dans l'histoire et cela s'est accru à une vitesse telle que la prise de conscience des effets a paru en comparaison très lente. D'un certain point de vue, lors de sa construction, la navette spatiale américaine a matérialisé cette situation nouvelle du fait qu'elle a été le premier objet dans l'histoire qu'aucun homme seul n'était en mesure de concevoir. Un deuxième constat : tel résultat obtenu par un chercheur dans sa discipline peut différer voire s'opposer à celui de tel autre relevant pourtant de la même discipline. La dispute sur l'existence ou non des trous noirs chez les astrophysiciens en constitue un bon exemple. Celui-ci n'est pas choisi au hasard parmi d'autres : il a l'avantage de porter sur un objet qui manque. La dispute, dans le sens classique du terme, s'instaure quand les humains sont placés dans un rapport avec le manque. Quand ils acceptent de le savoir chacun pour soi, ils cherchent à lui donner un sens. L'important n'est pas d'accumuler des connaissances, mais d'y entendre ce quelque chose qui constitue pour chacun le savoir même et qui autorise à parler en son nom. Autrement dit, le savoir ne se supporte que de pouvoir être énoncé par un sujet, non seulement dans ses résultats - les connaissances, les contenus dira-t-on dans le vocabulaire de la formation - mais aussi dans sa tension vers le principe qui manque, selon la formule de Dante, c'est-à-dire vers ce qui constitue l'origine. Le savoir a, d'une manière sue ou insue par le sujet, à voir avec la question de l'origine et, par conséquent, avec le non savoir, que je définirais comme un au-delà du principe qui manque. Cela dessine une fonction du savoir qui ne se réduit pas à accumuler des connaissances mais bien plutôt à donner consistance au sujet. Ces remarques préliminaires permettent de pointer le fait que les distinctions traditionnelles dans la gestion des ressources humaines entre savoir, savoir-faire et savoir-être pour qualifier une personne au travail mérite une réflexion critique que le recours actuel à la notion de compétence ne suffit pas à remplir.

Avant de définir la nature du lien que suppose la copule placée entre savoir et formation, il convient de faire mesurer l'aire polysémique que couvre le second de ces deux termes. En effet, cerner la notion de formation est Suvre difficile dans une situation contemporaine qui pousse à la confusion. La formation recouvre, selon le type de discours dans lequel on l'invoque, tantôt un dispositif juridique et fiscal, inauguré en France par la loi de juillet 1971, tantôt une revendication sociale élevée au rang d'instance réparatrice (« la seconde chance » qui en suppose une première évidemment jamais située), tantôt une injonction politique (dont la dernière profération européenne recommande de « se former tout au long de la vie »), tantôt une prescription économique et guerrière (l'ajustement aux besoins du marché dans une visée stratégique et concurrentielle), tantôt encore la pratique même qui, répondant à des demandes fort diverses, constitue la pédagogie (s'agit-il d'aller titiller les restes infantiles de l'adulte ?) comme l'acmé de son acte professionnel. La volonté d'identifier la formation à l'une de ces occurrences possibles fait entrer la notion dans une logique exogène qui, pour être propre à chacun des champs où elle s'exerce, la subordonne à une fonction technique, le plus souvent d'import et d'appoint. Mais elle ne permet pas de conceptualiser la notion elle-même, comme si celle-ci avait vocation à répondre toujours d'une teknè, jamais d'une epistemè. Autrement dit, la formation n'est pas un seulement un outil ou une production d'outils répondant à des besoins et qui relèverait de la seule ingénierie. Elle a aussi pour nécessité de penser ce qui la fonde en tant qu'activité humaine, sauf à ne pas vouloir savoir ce qu'elle fait avec les personnes qui entrent dans ses dispositifs.

Aperçus sur l'appareil de formation en France

Le changement intervenu dans l'organisation du travail autour des années 1970 - et qu'on a trop rapidement désigné comme la fin du taylorisme - a connu son expression juridique dans la loi de juillet 1971. Reprenant dans son esprit le projet de Condorcet de 1792, elle constitue l'instrument qui met en place la formation professionnelle continue. L'objectif premier est l'adaptation de la ressource humaine aux besoins de l'entreprise, laquelle est par conséquent chargée d'en assurer le financement. Toutefois il existe un autre objectif qui est d'offrir aux salariés une « seconde chance » et une possibilité de « développement personnel ». À interpréter ces deux objectifs, on pourrait distinguer une fonction adaptatrice et une fonction réparatrice dévolues à la formation. Des lois successives, par exemple celle de juillet 1978, s'emploieront à corriger les ambiguités nées du premier texte, notamment en ce qui concerne le congé individuel de formation.

Quelle a été la conséquence majeure de la loi de juillet 1971 ? Elle a organisé un marché de la formation professionnelle qui représente actuellement une dépense annuelle d'environ 140 milliards de francs et concerne 3,5 millions de salariés. Ce nouveau secteur regroupe près de trente mille organismes de formation, pour une bonne part réduit à l'effectif d'une personne. Les six cents premiers classés selon leurs chiffres d'affaires couvrent à eux seuls la plus grande part de la demande de formation. De plus, les entreprises, par branche professionnelle sous forme d'organismes collecteurs, ou directement, par essaimage ou externalisation, ont structuré l'offre et traité la demande au mieux pour qu'elles répondent à leur souci d'un moindre coût et d'une meilleure efficacité. Mais l'accès à la formation diffère considérablement selon que le salarié appartient à une petite ou à une grande entreprise.

Suivant la pente normale d'un dispositif globalement financé par l'entreprise et l'État, la formation devient avec la loi quinquennale de 1993 un instrument politique de gestion de l'emploi et de traitement social du chômage, dont le PARE, plan d'aide au retour à l'emploi, et l'entretien d'évaluation des chômeurs pour déterminer les formations à conseiller ou à prescrire constituent les derniers avatars. Un nouveau texte sera discuté au cours de la session parlementaire de 2001. Les principaux axes du projet de loi concernent les diplômes acquis par validation des acquis professionnels et le droit individuel à la formation, « transférable et garanti collectivement ». L'intention est manifeste de rapprocher dans leurs missions, notamment diplômantes, l'appareil de l'Éducation nationale et celui de la formation continue, de concilier en quelque sorte l'apport de l'expérience et celui de l'enseignement.

Cependant l'appareil de la formation reçoit des critiques violentes qui mettent en cause - pour reprendre le titre développé dans un article récent - « trente ans de pratiques coûteuses, inefficaces et inégalitaires, dont se sont accommodés l'État et les entreprises, échouant à offrir une deuxième chance aux moins qualifiés ». Pourquoi ce jugement radical qui invalide la fonction réparatrice de la formation ? Que répondre sinon qu'on demande à la formation ce qu'elle ne peut pleinement donner si l'on s'en tient aux termes mêmes de l'objectif, notamment d'organiser la deuxième chance. À y regarder de près la fonction réparatrice est dans son principe comme dans son application une fonction douteuse. Pourquoi cet apparent consensus des institutions publiques et privées sur ce qui est présenté comme un gâchis ? Que répondre sinon que ceux qui prononcent de tels jugements ne savent pas ce que formation veut dire et qu'ils réduisent sa réalité aux textes de la loi de juillet 1971 et des suivantes. Leur évaluation porte sur les écarts avec les objectifs politiques, non sur l'office que remplit la formation et dont l'augmentation régulière du nombre de stagiaires marque l'importance.

Mais la question que pose la formation reste difficile à formuler. L'invitation de plus en plus insistante à pratiquer et à étendre l'évaluation paraît plus constituer le symptôme de cette difficulté que la réponse à la question. Il existe plusieurs conceptions de l'évaluation dont la plus intelligente se présente au fond comme un mode de management de la formation. Mais qui évalue-t-on ? Une anecdote, construite à partir de plusieurs faits similaires, permet de situer la complexité du problème. À l'issue d'un stage long de plusieurs mois, les participants sont invités à évaluer la formation qu'ils ont reçue. Questionnaire de plusieurs pages à remplir, tour de table, échange généralisé, plusieurs procédures sont mises en place pour obtenir des informations fiables qui serviront à faire évoluer le dispositif du stage. L'animateur principal a la surprise d'entendre une stagiaire avec laquelle des relations professionnelles riches s'étaient construites faire part de sa déception finale quant à ce qu'elle avait reçu de la formation. Le temps passe, le souvenir de cet incident blessant s'estompe. Plus d'un an après, le formateur prend en charge une nouvelle promotion de stagiaires et rencontre dans le groupe une personne venant de la même entreprise que la stagiaire critique. Stupéfait, il l'entend dire qu'elle s'est inscrite sur le conseil exprès de sa collègue qui lui a confié que ce stage avait constitué un moment important dans sa vie professionnelle. Comment interpréter ce fait banal ? Pour qui ne sait rien des différences psychiques qui structurent les humains, pour qui ne sait rien des effets transférentiels parfois puissants que déclenche la relation formative, le risque est que ce type d'événement soit vécu comme persécutif et que l'ambivalence des discours conduise à porter un jugement moral sur les personnes, là où une attitude professionnelle est attendue. Pour le dire sans autre forme d'explication sur cette ambivalence : le fait est banal, parce qu'il est aussi normal de n'être pas content d'avoir reçu que d'en être content. Question de structure psychique sur laquelle il serait préférable que les professionnels de la formation soient quelque peu avertis. Les protocoles de l'évaluation sont rationnellement élaborés et soumis à des êtres de raison : il a fallu pour ce faire construire cet objet imaginaire dénué d'affects, le formé. La justification de cette procédure est le souci d'efficacité gestionnaire, mais la réalité est plus complexe. Comme pour le test de Binet sur l'intelligence, on pourrait dire que la formation est ce que mesure le protocole d'évaluation.

Le management a jugé les résultats de l'évaluation si peu performants que des dispositifs de plus en plus lourds ont été mis en Suvre. Toutefois cette centration excessive sur l'évaluation a des conséquences en retour souvent mal perçues. Elle pousse à privilégier souvent une conception procédurale de l'acte formatif dont l'objectif devient le plus souvent la conformation et non la formation. Il n'est plus question de penser mais de fonctionner.

Derrière cette observation transparaît une pratique réductrice du management, portée par un discours de maîtrise dont la rhétorique incantatoire est élevée à la dignité d'objectif de formation. Par exemple, à l'issue d'une formation groupale de deux jours, être capable de gérer un conflit. Et pourquoi pas de le digérer ? L'efficacité demandée se confond avec la volonté de rentabiliser l'investissement. Souci certes légitime, mais qui se contente le plus souvent de définir un catalogue de connaissances et constitue le plus souvent une barrière au savoir.

On s'inquiète de l'efficacité de la formation en termes économiques. De nombreuses études y sont consacrées. Par exemple, des chercheurs de l'Insee affirment que les effets de laformation sur les profits sont faibles voire inexistants . D'autres, toujours de l'Insee, montre que la formation a une incidence très faible sur l'augmentation de la rémunération des salariés. Au contraire, une équipe d'une université parisienne affirme que l'investissement en formation aurait un effet sur la valeur ajoutée de l'entreprise supérieur à celui produit par la recherche et le développement. Et pour assurer sa démonstration, elle ajoute : « On retrouve des conclusions identiques dans des études réalisées dans d'autres pays comme la Suède et les Pays-Bas. » Certainement, mais Joop Hartog, professeur d'économie à l'Université d'Amsterdam, écrit dans une publication de l'OCDE : « Nous ne sommes absolument pas sûrs de l'intérêt de la formation pour l'activité économique. » Livrer ces éléments contradictoires et quelque peu déroutants vise nullement à disqualifier des recherches qui ont été conduites sérieusement, mais simplement à souligner que la production de connaissances ne doit jamais faire oublier les conditions qui ont concouru à leur établissement. La connaissance de l'impact économique de l'impact de l'appareil de formation mis en place à partir de 1971 en France reste floue et pour le moins contradictoire. Pourtant, la seule chose qui reste généralement admise, c'est que la formation est nécessaire. On oublie d'ajouter qu'elle est décevante. Mais si elle est décevante, c'est que son objet n'est pas celui qui est annoncé par les discours institutionnels, qu'ils émanent de l'entreprise ou de l'État. Cela ne signifie nullement qu'elle ne remplit pas son office, mais simplement qu'il ne peut être confondu avec celui de l'école continué par d'autres moyens.

Pour éclairer ce point décisif, il faut venir à la question posée par le rapport qu'entretient depuis la nuit des temps la formation avec l'institution.

L'institution

Notre réflexion sur l'institution s'inaugure d'une pratique longue de la formation, dans le sens contingent qu'elle a de professionnalisation des personnes mais aussi pratique des formes qu'elle revêt dans la conduite de projets, dans le conseil aux entreprises et dans l'accompagnement personnalisé, le coaching, de hiérarchiques qui se trouvent soit nouvellement promus, soit responsables de projet, soit en butte à des difficultés particulières. Dans le coaching, lors de ces colloques singuliers, parfois longs d'une année et plus, l'interrogation première sur la compétence voile fréquemment des doutes plus profonds qu'il convient d'entendre si l'on veut rendre service à la personne accompagnée. Cela s'exprime très souvent par une inquiétude sur la place qu'occupe réellement telle personne dans l'institution.

Parce que prétendre à une pratique sociale de cette nature, par exemple le coaching, implique au moins une reconnaissance de la fonction du sujet et une familiarité avec l'inconscient, notre approche de l'institution, sa théorisation, empruntera des concepts à la psychanalyse. De fait, la situation hétérogène de la psychanalyse, par rapport aux sciences humaines qui visent la réalité et le conscient, permet de penser l'impensé de la formation.

L'institution n'existe que fondée par un texte, qu'il prenne la forme écrite d'une charte, d'une constitution, ou orale d'un grand récit, d'une déclaration. Ce texte a pour vocation d'être incarné, c'est-à-dire qu'il y a quelqu'un mis à la place du principe qui manque. Généralement sa titulature le qualifie de prince, ou de président, ou de président directeur général, mais ce n'est jamais une place vide. Le roi est mort, vive le roi ! Mais la fondation ne se limite pas à un temps historique déterminé, elle s'éprouve dans la durée par l'exercice souverain. En quoi consiste-t-il ? La force du texte s'épuise avec le temps. Son efficacité pour produire des normes et maintenir la cohésion des personnes que l'institution rassemble s'amenuise, de sorte qu'il est nécessaire de l'interpréter à nouveau pour lui donner un sens qui renouvelle sa force et maintient l'institution. Au fond, c'est la fonction que le management remplit, s'il ne se trompe pas sur ce qui lui donne sa légitimité. À partir de cette nouvelle interprétation, des projets nouveaux peuvent être développés sans rencontrer de résistances autres que celles qui sont de principe dans le fonctionnement institutionnel.

Si nous privilégions le terrain du management, c'est qu'il présente cet intérêt de toucher, par le biais du pouvoir, au plus vif de ce qui cristallise la présence des sujets humains dans l'institution. Institutio en latin a le double sens d'instruire et d'instituer. Ce qui était clairement dit quand Homère était déclaré l'instituteur de la Grèce. De fait l'institution possède une fonction fondatrice pour le sujet, dévolue au savoir, et par la pérennité qu'elle garantit, elle met dans l'oubli la finitude de chacun.

Michel Foucault a particulièrement mis en évidence la dissémination du pouvoir dans l'institution, même s'il paraît symboliquement comprimé à la place du principe qui manque. Nous y participons tous d'une certaine manière, mais comment ? Pour reprendre la tradition romaine, bien vivante jusqu'à l'époque médiévale, il convient de distinguer, dans l'exercice du pouvoir, ce qui relève de la potestas et de l' auctoritas. Par exemple, le pouvoir de nommer dans l'entreprise, capacité légitime d'inscrire le nom d'une personne et de l'affecter au poste précis qu'elle occupera, ressortit de la potestas; la compétence reconnue par les collègues, indépendante de la nomination à un poste, marque le territoire de l' auctoritas. Aussi la reconnaissance possible au travail n'est jamais la reconnaissance d'une personne en tant que telle, mais reconnaissance de ce qui fait signe à l'autre d'un savoir qu'il n'a pas. Toutefois la place qu'une personne occupe dans l'entreprise est une place toujours en risque d'être vide ou vidée (licenciement) puisqu' aucune institution ne pourrait tolérer, sauf à programmer sa propre disparition, que son existence dépende de la présence d' untel à telle place. Sauf pour le père fondateur, comme le révèle fortement l'exemple de Moulinex. Par conséquent, chaque personne qui occupe une place est nécessairement interchangeable avec une autre ou avec rien, ce qui introduit dans toute occupation une dimension d' espace et de temps liée à la place et non à la personne.

Si l'institution a pour vocation d'assigner à chacun une place, le propre du sujet souverain est d'affirmer qu'il se situe du côté de l'exception, qu'il n'est ni réductible à la tâche qui l'occupe, ni complètement interchangeable avec tout autre humain pour l'institution qui l'emploie. Exception ne veut pas dire hors norme ou hors la loi commune, mais qu'une place extérieure est possible. La formation remplit cette fonction de constituer un espace et un temps d'exception au regard du fonctionnement normatif institutionnel. Elle permet de travailler la contradiction qui pourrait s'énoncer ainsi : comment l'injonction institutionnelle de la potestas de se former selon le cahier des charges défini par elle peut-elle être reçue par un sujet humain comme une invitation à développer son auctoritas ? Développer l' auctoritas signifie construire un savoir et non seulement accumuler des connaissances. La connaissance ne suffit pas pour l'exercice managérial. Il y faut le savoir qui assure la parole du sujet. Quand on se réfère à des personnes qui en ont marqué d'autres au point que la rencontre a été décisive pour découvrir une vocation, on pourrait dire que ceux-là qui reconnaissent leur dette ont rencontré des sujets qui parlaient en leur nom et que la marque qu'ils ont reçue est celle de l' auctoritas perçue comme occupant pour eux la place de la vérité.

Ainsi la formation est-elle nécessaire à l'institution parce qu'elle renouvelle l'interprétation du texte fondateur, le vivifie et ouvre à des personnes interchangeables la possibilité en tant que sujet de se construire un savoir singulier, de développer leur auctoritas, d'accroître leur capacité symbolique. Toutefois le fait n'est pas si simple. On aura compris que l'évaluation, utile dans son intention, mais excessive dans sa pratique, témoigne de la difficulté de la potestas de tolérer un moment d'exception, un moment possible de souveraineté. Mais pour les personnes elles-mêmes, la formation n'est pas sans produire de l'ambivalence. En effet, dès lors qu'il y a loi, tout sujet humain qui participe d'une institution se trouve placé en état de faute. Non qu'il exerce une transgression - ce serait un acte - mais, au sens premier que porte la notion de faute, il est en dette ( in culpa esse) vis à vis de l'institution. À commencer par cette institution première qu'est la famille. Ce fait est corroboré par des études sociologiques concernant la formation: résultat surprenant, la mobilité des salariés formés est dix fois inférieure à celle des salariés non formés. Ces études concluent au dysfonctionnement de l'appareil de formation alors qu'on peut l'entendre comme manifestant le rapport du sujet à la dette, et, s'agissant du savoir, à la dette symbolique autrement contraignante que l'invitation à la mobilité. D'ailleurs dans la pratique du coaching, cette présence de la dette vis à vis de l'institution fait souvent obstacle à la progression du travail ; jusqu'à ce qu'une élaboration permette de lever l'inhibition.

Le concept inconfortable de formation

Nous pouvons saisir le paradoxe du sujet qui est d'appartenir en même temps et d'une manière indécidable à une histoire qui l'institue et à une institution qui l'historicise. Autrement dit, la distinction entre individu et collectif n'a aucune pertinence en ce qui concerne le sujet humain au travail. On peut même affirmer que l'usage de cette aporie interdit de penser, par exemple, aux effets souvent catastrophiques de licenciements sur ceux qui partent comme sur ceux qui restent. Le sujet est une entité située dans un entre deux. Cette marque fondatrice, qui tient au fait que l'homme est cet animal parlant qu'invoque Aristote, ouvre le sujet à cette division qu'opère en lui sa parole adressée à l'autre. Il est dans ce clivage entre deux signifiants, aucun des deux ne pouvant lui conférer son identité définitive, c'est-à-dire le chosifier, en faire un signifié. Le signifié serait cet individu qui se définit de n'être pas divisé, éminemment repérable en agent de production, en employé ou en cadre. Voilà pourquoi l'institution a ce rapport distancié avec les sujets.

Ce point est capital parce qu'il vide de sens la notion d'intersubjectivité. Il invalide aussi les critiques portées contre le sujet qui serait autoproclamé, autosuffisant, voire tout puissant et, pour faire bonne mesure responsable des tragédies du XXesiècle. Parce qu'elle est hétérogène aux sciences de l'homme, la psychanalyse permet de penser qu'il n'existe pas d'intersubjectivité. La conséquence est immense dans l'analyse des rapports de travail: c'est dans cet espace créé entre le sujet et ce qui le représente pour un autre sujet que va se placer la reconnaissance possible de la compétence. Cela m'autorise à risquer cette proposition : la compétence d'un sujet est une hypothèse qui se vérifie dans le discours de l'autre. Elle doit être entendue comme constitutive du lien social dans l'entreprise.

Mais l'expression de lien social ne doit pas être comprise autrement que comme ce qui met des sujets dans un rapport de langage possible. Le savoir construit dans la formation n'a pas pour fonction de grouper mais bien de séparer les sujets (en ce sens le savoir est singulier quand la connaissance est partageable). Ce fait est conforme à son étymologie, puisque par la notion de discernement, le sapere latin rejoint le krisis grec qui est action de séparer. Le savoir est ce qui sépare le sujet des autres sujets qui savent autrement. Si la formation est bien un exercice de la souveraineté, c'est une souveraineté qui se caractérise par un approfondissement de la finitude de l'être, une expérience de ses limites; par conséquent du non-savoir.

La formation est au fond une communauté d'expérience, proche de la recherche dans la disposition qu'elle demande aux participants. Mais sa fin est la construction d'un savoir qui sépare le sujet humain de tout autre sujet, le plaçant dans cette perspective d'être seul en présence des autres. C'est à ce prix qu'ils pourront innover.

Sigmund Freud plaçait le savoir comme destin de la pulsion de mort (à quoi il ajoutait la pulsion scopique), ou plus exactement du côté du renoncement pulsionnel comme une sublimation partielle ou complète de la pulsion de mort. C'est pourquoi la formation ne peut se réduire à la transmission de connaissances. Son objet, c'est la destruction qui permet de créer du nouveau. Ce que dans un tout autre ordre d'idée l'économiste Joseph Schumpeter avait repéré avec son concept de destruction créatrice comme moteur de l'innovation. Certes la formation transmet en partie des connaissances, mais son office consiste essentiellement à formaliser une expérience du savoir.

Le concept est une force et une forme, jamais une fonction. Le concept de formation découpe un espace à travers plusieurs logiques - le plan des différents discours auxquels il s'articule - sans qu'aucune ne s'en trouve pour autant disqualifiée, mais qu'aucune non plus ne puisse être mise en position dogmatique. Telle que nous l'avons dessinée, la topologie de ce concept conjoint les plans du sujet, de la fondation et de la souveraineté.

Aujourd'hui l'économie du savoir impulse un rythme qui est celui du marché et de la concurrence. La vitesse et la puissance de la communication, que Régis Debray définit comme le transport de l'information dans l'espace par opposition à la transmission qui est transport de l'information dans le temps devient un fait structurant pour les entreprises. Arriver le premier sur un marché signifie pouvoir au mieux le saturer, au pire prendre une part telle que le ou les concurrents ne pourront rentabiliser leurs investissements. Si Ford offre des ordinateurs personnels à ses 350 000 employés afin de « mieux servir les clients grâce à une meilleure compréhension de la manière dont ils pensent et dont ils agissent : avoir un ordinateur et l'accès à Internet chez soi permettra d'accélérer l'acquisition de cette expertise, d'améliorer la circulation de l'information et de simplifier notre fonctionnement ». Le rythme visé par l'entreprise est celui d'une accumulation des connaissances qui permette de répondre à la demande en ligne. Ce n'est pas le temps de la construction du savoir. Manquer d'une information, d'une connaissance à quoi une recherche sur le réseau peut remédier dans l'instant, ne relève pas de l'expérience de la formation. Que les sciences humaines aient voulu évoluer sur le modèle des sciences de la nature aboutit à cette difficulté que les dispositifs qui traitent de l'homme finissent par considérer l'animal parlant comme un objet et un objet entièrement réductible aux logiques de leur science, à un signifié. Ce problème, pour ne pas dire cette perversion, paraît devoir mériter toute l'attention des professionnels de la formation car ils entrent en relation avec des personnes. Savoir ce que former veut dire relève d'abord de leur responsabilité. Sinon comment pourraient-ils entendre la demande des formés ?

Notre réflexion, inaugurée par une citation de Marguerite Duras, s'achèvera sur cette antiphrase de Candide : « Travaillons sans raisonner, c'est le seul moyen de rendre la vie supportable. » La formation et la dignité que lui confère son champ d'activité autorisent ce retournement qu'aurait approuvé Voltaire : « Vivons en raisonnant, c'est le seul moyen de rendre le travail supportable. »

Bibliographie

Bataille (G.) Ruvres complètes. Paris : Gallimard. Volume V, 1973, 583 p.

Carré (Ph.), Caspar (P.) (dir.) Traité des sciences et des techniques de la Formation. Paris : Dunod, 1999, 512 p.

Castells (M.), La société en réseaux. Paris, Fayard, 1998, 446 p.

Leclaire (S.), Écrits pour la psychanalyse, 2 : Diableries. Paris, Seuil, coll. Arcanes, 1998. 312 p.

Legendre (P.), Sur la question dogmatique en Occident. Paris : Fayard, 1999, 370 p.

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