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Français
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Jacques Commaille (Intervention)
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Citer cette ressource :
Jacques Commaille. FMSH. (2023, 3 juillet). L'esprit politique des savoirs , in Interviews d'auteurs. [Vidéo]. Canal-U. https://www.canal-u.tv/146489. (Consultée le 29 mai 2024)

L'esprit politique des savoirs

Réalisation : 3 juillet 2023 - Mise en ligne : 22 septembre 2023
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Descriptif

Interview de Jacques Commaille, dans le cadre de la sortie de son ouvrage : L'esprit politique des savoirs. Le droit, la société, la nature : une mise en perspective, publié le 12 octobre 2023 aux Editions de la MSH.

 

L'objectif de cet ouvrage est de mieux comprendre les interrelations entre savoirs et pouvoir en se livrant à une mise en comparaison des évolutions des savoirs sur le droit avec ceux sur la société et ceux sur la nature. Cette mise en comparaison donne à voir un exceptionnel parallélisme des transformations dans le temps de ces trois régimes de savoir. Initialement inspirés par une forte tendance à l’autoréférentialité, par des approches en surplomb, par des vérités imposées, ils semblent de moins en moins en mesure d’échapper aux effervescences venues de la société. Le « social » devient partie prenante de ces trois régimes de savoir. Une telle évolution suggère alors une homologie avec les transformations du régime de régulation politique des sociétés marqué par une remise en cause du monopole d’une régulation par le haut. Finalement, une implication citoyenne de plus en plus évoquée dans les débats sur les savoirs et la place de ces derniers dans la Cité fait écho ou interagit avec les réflexions sur les attentes de redéfinition de l’exercice du pouvoir dans les sociétés dites « démocratiques ».

 

La transcription est disponible dans l'onglet "Documentation"

Intervention
Thème
Documentation

Effectivement, cet ouvrage que j'ai intitulé L'esprit politique des savoirs est un ouvrage important pour moi dans tout ce que j'ai pu produire comme ouvrage et comme article. Je me suis servi de la période des confinements et des débats que suscitait effectivement le Covid-19 pour revenir un petit peu faire un travail réflexif sur mon positionnement de chercheur. J'ai parlé dans mon ouvrage d'expériences personnelles et je crois qu'elle tient à deux choses. Elle tient d'abord au fait que je viens de milieux populaires. Donc j'ai une trajectoire sociale un peu hétérodoxe par rapport, je crois, ce sont les éminentes du milieu académique. Et ça m'amène à souvent avoir un regard qui n'est pas inscrit dans la reproduction, les normes établies, mais au contraire de chercher des voies nouvelles de réflexion. Expériences personnelles, c'est-à-dire ça avait une vision très optimiste, très enchantée de la culture. Pour moi, la culture, c'était vraiment lié à l'universalisme, les idées, donc une société idéale dans laquelle on pense, on discute, on échange. Et je suis rentré dans un monde académique qui ne répondait pas tout à fait à cet idéal de mon enfance, surtout de ma jeunesse. Il l'est beaucoup moins quand on est dans le milieu. C'est un monde avec des conservatismes, avec des rapports de pouvoir, avec des recherches, des luttes de territoires. Pas toujours simplement l'affrontement intellectuel et les débats autour des idées, mais bien des luttes de pouvoir comme on en observe dans d'autres univers. Trajectoire professionnelle parce que je travaillais sur plusieurs domaines. Mais à un moment de ma carrière, je suis entré dans la question du droit un peu tout à fait par hasard. Cette expérience professionnelle a été très, très importante dans mon évolution, sans que j'abandonne une perspective de beaucoup plus de sociologie générale ou de sciences sociales en général puisque j'étais un peu aux frontières avec le droit, aux frontières du juridique, du sociologique et du politique en quelque sorte. C'était à la fois un univers très spécifique et en même temps qui m'a ouvert des horizons très, très importants jusqu'à cette comparaison que je tente avec d'autres domaines de savoirs dans cet ouvrage, c'est-à-dire les savoirs qui concernent la société en général et les savoirs qui concernent la nature et les technologies. 

Vous faites allusion aux trois domaines sur lesquels j'ai travaillé du point de vue des savoirs qu'ils génèrent en quelque sorte. Ces domaines de savoir s'ignorent souvent. Les savoirs entre le droit et les sciences sociales, le savoir des sciences sociales par rapport au savoir sur la nature et les technologies, les autres sciences comme on dit. Et en fait, en investissant sur ces trois domaines de savoirs, je me suis aperçu qu'il y avait un exceptionnel parallélisme des transformations. Quelles sont les expressions de ces transformations ? Pour le droit, ces fortes autoréferentialités des savoirs sont les savoirs pour le droit, pour la pratique du droit. C'est un savoir qui exclut le social dans la période antérieure en quelque sorte. Le droit prétend être lui-même une théorie du social ou même une théorie politique. Il prétend parfois être la vraie science du politique. Et il y a donc l'imposition d'une conception du droit comme Raison, avec un R majuscule, qui permet d'imposer un ordre dogmatique. Ici, en reprenant l'une des définitions du dogme, c'est-à-dire une vérité qui ne se discute pas en quelque sorte. Voilà en quelques points. Et on est passé de cette phase 1, je dirais, à une phase 2, celle de la transformation, où le droit apparaît comme de plus en plus confronté avec l'effervescence du social. Et on passe de l'idée de Raison avec un R majuscule, de Droit avec un D majuscule, à une conception qui est celle de ce que Jürgen Habermas appelle une légitimité procédurale. En quelque sorte, le droit devient de plus en plus en étroite relation avec le social. Il n'impose plus au social, il est dans l'interaction avec le social. Pour ce qui concerne les savoirs sur la société, on avait des savoirs dont la préoccupation était de faire société ou refaire société et ne pouvait se penser que par une régulation par le haut. D'où l'importance, par exemple, des savoirs sur la famille comme une institution, des savoirs sur la religion aussi, c'est-à-dire de savoirs qui vont beaucoup se développer dans le domaine de théories de la domination ou même dans les critiques des théories de la domination, mais qui laissent penser en quelque sorte que le fonctionnement de la société est essentiellement un fonctionnement vertical, hiérarchique, marqué par une régulation par le haut. Et là, vous avez des transformations des savoirs très fortes qui se manifestent dans ce domaine-là avec une remise en cause des métarécits, des métathéories qui prétendent, en quelque sorte, épuiser le sens du monde et qui ne laissent pas d'autres explications que celles produites par cette métathéorie ou ces métarécits. Donc il y a une remise en cause très, très forte avec des orientations qui vont tenter de penser la société par le bas, c'est ce qui se passe dans la société elle-même. Plus du tout comment elle est régulée par le haut, mais ce qui se passe dans sa diversité et avec des approches comme celle de la micro-histoire, de beaucoup l'ethnographie, l'intérêt pour les cas. Il y a un très beau travail de Jean-Claude Passeron et de Jacques Revel. De façon générale, je dirais un intérêt croissant pour les stratégies des gens ordinaires, avec cette idée que les gens ordinaires sont capables d'avoir des stratégies, de prendre des initiatives, de produire de la norme éventuellement. Et il y a tout un tas de courants de recherche qu'on redécouvre avec des auteurs qui sont dans cette perspective-là. J'ajouterai une évolution, une transformation de la phase 1 à la phase 2 qui fait de l'individu plutôt passif qui subit entièrement, totalement, pleinement la régulation par le haut vers un individu qui devient potentiellement ou réellement un acteur social. Troisième domaine, celui de la nature et là, dans mon ouvrage, ce que j'ai fait, c'est que j'ai vraiment mis en valeur ce que j'ai appelé des référentiels, c'est-à-dire des espèces de marqueurs de ce que pouvait être de façon dominante la conception des sciences de la nature avant, dans la première phase, et ce qu'elles sont plutôt maintenant. Parmi ces marqueurs, j'ai repris des expressions qui sont celles employées par les philosophes historiens et sociologues des sciences, la certitude transcendante, la science parle comme Dieu. Je reprends là les termes de Dominique Pestre qui est un grand spécialiste de sociologie, histoire des sciences. La distinction très importante entre le sachant et le profane, on trouve là d'ailleurs des parallèles avec par exemple le domaine du droit, et le risque aussi là de contamination par le social. L'idée d'une raison scientifique comme une raison politique qui s'affirmerait dans sa justesse, son évidence comme une Raison politique, là aussi avec un R majuscule. Phase 2 de ce domaine des sciences de la nature, c'est le désenchantement. C'est l'idée d'une transcendance qui est en déclin. C'est de plus en plus une indissociation entre science et société, des interpénétrations multiples. L'idée qui est avancée là en sociologie des sciences, c'est l'idée de coproduction. Il n'y a plus une production du savant en haut sur son piédestal, mais toute la production du savoir est une production en interaction en quelque sorte avec les effervescences de la société. Et ça conduit notamment aussi à une autre ouverture. La question qui est posée, c'est la place du citoyen par rapport au savoir. Est-ce qu'il ne faut pas que le citoyen soit d'une certaine façon un partenaire dans la production de la science ? Et donc le terme par exemple est employé et qui est très illustratif : Comment faire entrer la science en démocratie ? 

Je peux le faire avec, si vous me permettez encore, deux citations qui sont très, très exemplaires de ce qui est aussi le passage de la phase 1 à celui de la phase 2 dans les trois domaines de savoirs concernés. Helga Nowotny, et avec d'autres auteurs, qui est une spécialiste de sociologie des sciences qui dit, je cite : "Le mirage, une certitude extérieure, ancré dans les lois des dieux, de la géométrie ou de la nature, ce mirage reste encore puissant même au commencement du 21e siècle." On sort d'une période de la certitude, mais elle est encore présente. Et on entre dans une période de l'incertitude, dans les trois domaines de savoir que j'ai évoqués, et là je citerai Isabelle Stengers qui est une philosophe des sciences et elle dit : "Les scientifiques ne sont plus ceux qui apportent des preuves stables, mais des incertitudes." J'aurais pu employer, et je m'en explique dans l'ouvrage, le terme du passage du modernisme au postmodernisme. Les usages qui ont été faits de ces deux termes sont tellement polysémiques. Je donne les raisons pour lesquelles je ne les emploie pas, et je préfère donc cette opposition certitude-incertitude. Et ça rejoint d'ailleurs un très beau dossier qui avait été publié dans Le Monde, rédigé par Jean Birnbaum, sur l'audace, ce qu'il appelait l'audace de l'incertitude. C'est le terme que j'emploie pour donner le titre de ma deuxième partie. Et là, il passe en revue des œuvres, celle de Camus, celle de Hannah Arendt, celle de Raymond Aron, de Germaine Tillion, de Roland Barthes, en justifiant la présence dans ces œuvres-là de l'idée d'incertitude qui caractérise très fortement ce passage à la phase 2 que j'évoque dans mon ouvrage. 

La question que vous évoquiez est une question vraiment importante. C'est-à-dire que mon objectif n'est pas simplement d'analyser ce que j'appelle des transformations des trois domaines de savoirs concernés, mais de rechercher la signification qu'on peut donner à cette transformation et les effets que ça peut avoir. Et l'idée-là, je retrouve en quelque sorte la théorie de Michel Foucault, quand Michel Foucault parle d'une matrice juridico-politique et de transformation dans l'histoire de cette matrice juridico-politique. Et cet extraordinaire parallélisme que j'observe dans le domaine des savoirs ne peut qu'avoir aussi une relation avec la question du pouvoir et de la transformation du pouvoir. Alors je ne dis pas qu'on est passé d'une régulation par le haut à une régulation par le bas, mais ce que je dis, c'est que le monopole de la régulation par le haut est remis en cause dans les trois domaines de savoirs concernés. La question qui est posée très, très souvent dans les trois savoirs, c'est très intéressant, c'est la place du social au sens générique du terme. Qu'est-ce que fait la société ? Qu'est-ce qui se passe dans la société ? Qu'est-ce que font les individus qui la composent ? Et qu'est-ce que veulent les citoyens ? Qu'est-ce que veulent les citoyens comme acteurs réels ou potentiels de la vie sociale ? Et c'est une question à laquelle on ne peut plus échapper, en quelque sorte. On a de plus en plus cette obligation de prendre en compte ce qui se passe dans la société, ce qu'elle fait, les initiatives qu'elle prend dans le fonctionnement de la société, et par conséquent le problème de la démocratie. Je suis investi en ce moment dans un travail de recherche sur la participation citoyenne aux politiques, et il est évident que le développement de cette littérature sur la participation est daté. Elle entre dans cet extraordinaire mouvement de déplacement de la phase 1 en phase 2 des savoirs dont j'ai parlé. Donc c'est la question du pouvoir qui est remise en cause et qui est soumise à des réflexions sur comment les transformer, comment régler la crise de la démocratie démocratique par la mise en place de procédures de démocratie délibérative, participative, par exemple. Ça veut dire que la transformation de la matrice juridico-politique pour reprendre l'expression de Michel Foucault conduit à une interrogation, non pas sur les savoirs, mais bien à mettre en valeur les rapports, la dialectique, les interrelations entre les transformations des savoirs et les transformations du politique, et en tous les cas le malaise et les problèmes qu'on se pose à propos du politique. 

Deux choses, la première, c'est que les savoirs et que ceux qui sont producteurs et transmetteurs de savoir assument le fait qu'il y a effectivement un phénomène de transformation qui est global. La question qu'on se posait à la fin du 19e - début du 20e, une question qui se pose avec une extraordinaire acuité maintenant, c'est comment refaire société et comment, d'une certaine façon, les savoirs peuvent comporter des prises en compte de ce qui se passe dans la société. De plus en plus, il apparaît que la parole des citoyens est incontournable d'une certaine façon et qu'il faut trouver des procédures, des moyens de la prendre en compte.

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