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Langue :
Français
Crédits
UTLS - la suite (Réalisation), UTLS - la suite (Production), Jean-Claude Kaufmann (Intervention)
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Droit commun de la propriété intellectuelle
DOI : 10.60527/jnq2-6655
Citer cette ressource :
Jean-Claude Kaufmann. UTLS. (2005, 9 janvier). Le couple , in La Famille aujourd'hui. [Vidéo]. Canal-U. https://doi.org/10.60527/jnq2-6655. (Consultée le 19 mars 2024)

Le couple

Réalisation : 9 janvier 2005 - Mise en ligne : 9 janvier 2005
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Descriptif

Un fil d'Ariane permet de comprendre les bouleversements de la vie privée qui nous entourent : l'individu. Les rôles assignés sont devenus intolérables (surtout pour les femmes, qui n'occupaient pas les meilleures positions), l'individu étouffe dans les cadres qui lui sont imposés. Il lui faut de l'air, des espaces d'inventivité. Il ne veut pas rater son bonheur, être le seul à en décider. Mais est-il possible d'être heureux sans les autres ? Non, assurément.

A mesure que l'individu-roi impose sa nouvelle loi, monte la longue plainte du manque d'amour. Il serait si simple que l'amour emporte dans son envol comme on l'imaginait dans la tradition romantique. Hélas le couple est devenu aujourd'hui bien difficile à construire. Même amoureux, l'individu-roi ne peut s'empêcher d'évaluer ce qui lui arrive, de tester son partenaire. De décider de rompre quand il considère que le bonheur n'est pas suffisamment au rendez-vous.

La profonde mutation conjugale contemporaine ne signifie toutefois nullement qu'il y ait désengagement amoureux. Derrière la multiplication des ruptures et la fragilité conjugale grandissante, il faut savoir dégager la quête de vérité qui est à l'oeuvre, à l'écoute des sensations révélées par les événements partagés : l'amour est quotidiennement mis à l'épreuve. Ce qui explique que le mariage ne se situe plus au début des trajectoires conjugales, car il faut vérifier la solidité du sentiment avant de s'engager. Les couples commencent donc aujourd'hui sans papiers, dans un tâtonnant face à face où chacun se cherche en tentant vaguement de deviner un futur à courte portée. C'est un peu plus tard que vient l'idée du mariage. Il est désormais un acte gratuit agissant comme un marqueur symbolique, signalant à tous (et à soi-même) que l'on a décidé de changer d'identité, en quittant le face à face incertain sauvegardant la liberté individuelle, pour s'engager dans un projet d'avenir plus ou moins imaginé comme irrévocable. Le poids de l'institution est même utilisé souvent pour tenter de forcer quelque peu l'avenir. C'est cette nouvelle fonction de marqueur symbolique qui explique le relativement fort maintien du mariage.

Intervention
Thème
Documentation

Dans la conférence introductive, François de Singly a évoqué la première et la seconde modernité de la famille. Cest une clé essentielle pour en comprendre les transformations contemporaines.

Ce terme de « seconde » modernité tous ne l'emploient pas. Certains préfèrent évoquer lhypermodernité et lindividu hypermoderne. Ces différences lexicales sont secondaires. L'important c'est de souligner qu'effectivement, si près de nous, il s'est passé quelque chose. Sagit-il dune rupture historique ? Les historiens nous incitent à la prudence car l'histoire a une mémoire extrêmement longue et lente. On assiste en réalité rarement à des ruptures. A l'inverse les sociologues sont souvent très attentifs à ce qui est nouveau. Et s'il convient d'être prudent, de plus en plus de gens considèrent quil s'est passé quelque chose proche d'une rupture historique.

Pour dater cette seconde modernité on parle des années 1960. Quand on évoque les années 1960, il ne faut surtout pas comprendre l'année 1968. 1968 c'est un événement très fort qui est en lien avec ce dont on parle mais qui n'en est ni la cause ni le début. Un certain nombre d'indicateurs montrent que les choses ont commencé à bouger fortement vers le milieu des années 1960 voire même au début des années 1960.

Comment caractériser schématiquement ces mutations?

On voit apparaître une émergence du sujet, de la personne, qui veut intervenir dans sa vie et être sujet de son existence, mais qui en même temps est souvent contrainte par la force des choses, par le mouvement de la vie et de la société. Cest un processus social qui travaille les personnes de l'intérieur et qui les pousse à être elles-mêmes et notamment à développer des choix multiples par rapport à leur existence, et des choix dans tous les domaines.

Cest le cas, par exemple, dans leurs relations sociales. Dans la société traditionnelle, l'individu est pris dans un groupe, dans un territoire localisé, il est enraciné, C'est ce groupe dans lequel il est inséré qui le tient et qui le définit. C'est ce que Louis Dumont appelle la société holiste, une société du tout qui définit l'individu. Celui-ci est déterminé par la place sociale qu'il occupe dans ce tout. Un cadre lui dessine le sens de son existence et fixe un certain nombre des relations sociales qu'il devra avoir. Aujourd'hui, le lien social prend davantage la forme d'un réseau autour de l'individu qui essaye de le gérer au mieux.

L'individu choisit ses liens sociaux, il choisit son avenir. L'avenir, du moins en théorie, est ouvert. La question « que veux-tu faire plus tard » témoigne de cette ouverture des options, de la nécessité de faire un choix et dopter pour un avenir. Certes, tous les choix ne sont pas possibles. La position sociale reste déterminante. Mais, si tous les choix ne sont pas possibles, l'important c'est qu'un choix est possible. Cette possibilité du choix obsède l'individu.

Choix de la morale également. Il s'agit là aussi d'un bouleversement considérable. Dans la société holiste traditionnelle, l'individu était placé dans un cadre moral. La société avait un cadre moral dans son ensemble, et chacun surveillait chacun pour que cette morale soit sauve, conservée et reproduite. Aujourd'hui qu'est-ce qui est bien et qu'est-ce qui est mal? Quand on interroge les gens sur ce qui est bien et mal, une réponse revient constamment: « chacun fait ce qu'il veut du moment qu'il est heureux ». Le bonheur personnel est le critère. Dans la vie privée, par exemple, on choisit le mode d'existence que l'on désire. D'une femme célibataire de 40 ans à propos de laquelle on demande ce que l'on pense de sa vie, la réponse a de très forte chance dêtre : chacun fait ce qu'il veut. Si elle est heureuse alors ou est le problème ? Bref, chacun fait ses choix. La phrase plus exacte serait pourtant : « chacun fait ce qu'il veut... mais pourquoi a-t-elle choisi cela? ». Car une société ne peut pas vivre sans normes. Et plus cette liberté théorique, plus cette liberté de surface se développe, plus il y a en profondeur, dans le secret, des normes qui continuent à agir. Mais la surface a son importance. C'est ce qui est dans les têtes, dans les représentation c'est-à-dire cette liberté morale : « chacun fait ce qu'il veut dans les limites permises par la loi ».

Enfin chacun choisit sa vérité.

Le sens du vrai et du faux, dans tous les domaines de la vie privée était autrefois donné par la tradition et transmis d'une génération à l'autre. C'est ce que l'historien Guy Thuillier appelait l'ancien régime des gestes qui se transmettait avec très peu de variations d'une génération à l'autre. Par exemple, comment élever son enfant ? La mère transmettait à sa fille la juste manière d'élever son enfant. De nos jours la jeune future mère, souvent avec beaucoup d'angoisse, va consulter des magazines et des livres, écouter des émissions pour se tenir informée des dernières nouvelles de la science. C'est comme si chacun devenait un peu un scientifique par rapport à sa propre vie personnelle, pour, bien informé, faire les meilleurs choix et prendre les meilleures décisons dans son existence. Tous les domaines de la vie quotidienne, les uns après les autres, tombent dans ce questionnement. C'est ce qu'on appelle la réflexivité. Des auteurs comme Anthony Giddens et Ulrich Beck soulignent que le coeur de la seconde modernité c'est l'individu qui se veut autonome et c'est l'individu réflexif. C'est l'individu qui se met en miroir de sa propre vie, qui s'interroge et se pose de plus en plus de questions sur tout, et cela pour opérer les meilleurs choix. C'est un bouleversement extraordinaire de culture, de liberté, mais aussi de fatigue mentale. C'est ce qu'Alain Ehrenberg a appelé la fatigue d'être soi. Etre soi c'est un travail constant et qui exige des compétences. Cela produit une fatigue dont on essaie de se sortir par tous les moyens.

Le premier moyen, le plus important, c'est dadopter une autre logique de fonctionnement mental. La réflexivité n'est et ne peut être qu'un temps de la seconde modernité. L'individu dans la société actuelle est condamné à reconstruire continuellement le sens de sa vie. A s'envelopper dans des halos de certitudes et d'évidences qui le constituent et qui lui donnent l'énergie de l'action. S'il n'a pas un sens de l'existence et s'il ny adhère pas son corps s'avachit et perd cette énergie. Alain Ehrenberg analyse la dépression comme la maladie sociale de l'époque. Cette définition dun sens sopère dans des contextes, dans des temporalités et avec des instruments extrêmement divers. Il peut d'ailleurs s'agir d'instruments très éphémères (choix rapides, spontanés...) ou au contraire d'investissements à longs termes (par exemple des passions ordinaires comme les collections...).

La famille peut-elle être un antidote à cette froideur, à ce vide mortifère de la réflexivité généralisée de la modernité ? Peut-elle être ce support créateur de sens, dans lequel l'individu se trouve, s'oublie, se dépasse et s'enveloppe? Peut-elle être ce micro-univers, cette cosmogonie, qui va précisément définir cet individu et le sauver de la perte de sens?

La réponse est ambiguë. Oui... mais. Oui un peu. Oui des fois. Et surtout Oui, à partir de certaines composantes de la famille et pas d'autres.

Certaines composantes de la famille permettent, en effet, cet engagement et cet oubli de soi. C'est notamment tout ce qui tourne autour de l'enfant. Dès que l'enfant arrive les jeunes parents le ressentent en eux-mêmes, il y a un changement d'identité. Quand l'enfant arrive ils sentent qu'ils deviennent quelque chose d'autre: père et mère pour la vie. Quel que soit cet enfant, qu'il soit merveilleux, plus difficile ou plus vivant, c'est pour la vie. Ils vont donner le meilleur d'eux-mêmes pour cet enfant et pour toujours, jusqu'à parfois s'oublier en tant que personne. Chez les mères, plus que chez les pères, on assiste même parfois à un transfert d'identité, c'est-à-dire qu'elles vivent pour l'enfant, disparaissant en tant que personne. Déjà avec l'arrivée de l'enfant le couple conjugal a tendance à disparaître pour devenir couple parental. Le face à face conjugal était devenu tellement problématique que lorsque l'enfant arrive il devient le médiateur idéal. Toutes les discussions tournent autour de lui. Et dans le couple la discussion repart très fort. L'enfant devient ainsi le fédérateur. Quant au transfert d'identité, pour la mère, il peut poser problème plus tard. C'est le cas typique du nid vide. Lorsque l'enfant part cela produit un vide, un vide en soi. Tout ce qui tourne autour de l'enfant est un support pour que la famille fonctionne selon cette seconde logique de création de sens et d'enveloppement de l'individu.

Mais il nen va pas de même pour le couple. C'est ce qui est étonnant. On assiste là à quelque chose de nouveau et de problématique à savoir une coupure en deux de la logique familiale. Cette coupure s'opère selon les deux dynamiques contradictoires de la seconde modernité, d'une part la réflexivité et d'autre part la fermeture de sens, la constitution d'une évidence basique de l'individu. On assiste à une coupure en deux de la famille entre un aspect enveloppant et créateur de sens, et un autre aspect, autour du couple, qui reste centré sur l'individu autonome et réflexif.

C'est une nouveauté par rapport par exemple à la famille des années 50, où les deux entités faisaient bloc. La famille commençait avec le mariage, et au couple marié sajoutaient les enfants. Il n'y avait aucune différence de fonctionnement entre l'engagement conjugal et l'engagement parental.

De nos jours comment cela fonctionne? D'abord cela ne commence pas par le mariage, mais par l'individu lui-même. Le début de l'histoire c'est l'apprentissage de l'autonomie individuelle. Et cela sopère de plus en plus tôt. Le bébé déjà est une personne. Et aujourd'hui dans l'éducation familiale, la première valeur que l'on transmet c'est l'autonomie. On apprend à l'enfant à être lui-même et à se débrouiller. C'est une valeur étrange, contradictoire avec les principes de transmission et d'éducation. Si l'enfant peut se débrouiller lui-même et faire comme il veut, du coup il risque de refuser d'obéir aux parents. La négociation devient quotidienne et finalement normale. Le métier de parent est d'autant plus difficile que, dans cette configuration, la plupart du temps, il y a peu de bonnes réponses à apporter. Tout est possible et c'est aux parents de choisir.

On commence donc par apprendre à être autonome et à s'engager de plus en plus dans une trajectoire de vie qui est la sienne. Au début des années 60, les femmes entraient dans la vie adulte par le mariage. Elles se trouvaient demblée placées dans un positionnement social qui les définissait comme femmes mariées, avec en même temps la définition d'un certain rôle domestique. De nos jours les jeunes femmes entrent dans la vie adulte progressivement et souvent par des études de plus en plus longues où elles réussissent de mieux en mieux. Elles savent néanmoins, intuitivement au moins, que par la suite, lorsquelles devront sengager dans une vie de famille cela se compliquera, simplement parce qu'il n'y a pas de partage équitable des tâches ménagères et familiales. Avec cette intuition les femmes vont alors avoir tendance à reporter les engagements.

Ce qui est totalement nouveau, historiquement, c'est que les femmes dans l'entrée de leur vie adulte vont pouvoir mener leur vie à leur idée, conduire leur existence elle-même de manière totalement autonome.

Arrive néanmoins un moment où on prend conscience que le temps tourne et que l'avenir n'est pas infini. Il va falloir chercher le partenaire idéal et futur père. Car naît aussi l'obsession d'avoir un enfant avant d'approcher d'une date limite. Mais comment trouver ce partenaire ? Comment fonctionne l'amour aujourd'hui ? On ne le sait plus véritablement.

Dans l'histoire il y a eu des modes d'emplois très différents de l'amour. Au tout début de lhumanité, le mariage est plutôt une association entre des tribus et des peuplades pour éviter la guerre. Il s'agit d'un système d'échange des femmes, très codifié, de façon presque mathématique en fonction de la position qui est occupé dans les lignages dans le système de parenté. C'est l'institution qui décide. Beaucoup plus tard dans l'histoire, comme au Moyen Age, une souplesse nouvelle se développe. Ce sont les familles qui associent des systèmes d'honneur, des patrimoines, et qui choisissent. Mais de nombreux textes littéraires mettent en avant les victoires de l'amour contre ce poids de l'institution familiale. Cette littérature commence avec l'amour courtois au 12e siècle. On voit alors apparaître une nouvelle modalité, celle du choix opposé à l'institution qui décide. C'est le sentiment qui emporte les individus.

Mais qu'est-ce que ce sentiment? D'ou vient-il?

Lémergence de ce qu'on peut appeler « l'amour romantique » est une des premières formes historiques de l'individualisation. Mais il reprend également le thème du destin. Ces individus qui s'arrachent au destin social de l'institution vont être emportés par un destin amoureux. L'amour est quelque chose de non-humain qui vous emporte. Il est inscrit en dehors de soi, dans une destinée, quelque part dans les astres. Il possède une force inouïe puisquil rend capable de saffranchir du poids de l'institution. Pour qu'il ait cette force il doit être unique. Pour qu'il soit unique il faut qu'il y ait un seul être qui vous corresponde dans le monde entier. Et comme il y en a un seul, le jour où la rencontre a lieu cela se passe comme une révélation : lêtre unique est auréolé de lumière. C'est lui! C'est elle! C'est évident! On est emporté et décroché du poids de l'institution par cet amour si fort.

Aujourd'hui le problème est qu'il n'y a pas qu'un être qui nous correspond mais une multitude. Cela ne signifie pas qu'on ne peut pas trouver l'âme soeur, c'est-à-dire la personne avec laquelle on va avoir une complicité extraordinaire et une vie amoureuse intense. Mais d'autres histoires, d'autres vies, avec d'autres personnes sont ou auraient été possibles. Là encore un choix doit être fait. Et c'est même un choix qui va être décisif. Cela explique pourquoi l'on se raccroche à l'idée du destin, et pourquoi on continue à rêver d'une révélation amoureuse.

Dans les enquêtes que j'ai menées pour louvrage Premier matin : Comment naît une histoire damour, on saperçoit que la plupart des histoires commencent par un très fort questionnement, par des doutes, par des hésitations, par des émotions très riches et souvent également très contradictoires. Et c'est par rapport à cela qu'il faut choisir.

Mais choisir comment si ce n'est pas le destin qui décide?

Une tendance se développe aujourd'hui qui consiste à s'n remettre à une logique purement réflexive et intellectuelle de type consumériste. Cela ne fonctionne pas, bien sûr, car on ne choisit pas son partenaire comme un objet de consommation. Pourtant de nombreuses personnes s'engagent dans ce processus portées par des instruments ou des institutions (agence matrimoniale, et plus récemment sites de rencontre sur internet...). On le voit avec le système des petites annonces. C'est très intéressant de voir, dans ces annonces, ce que l'on recherche. On recherche quelqu'un avec lequel on a des atomes crochus et parfois très crochus. On cherche un fumeur, par exemple, qui aime le lyrique, qui se passionne également pour les films japonais et qui fasse du jogging! On cherche en fait un clone de soi, car le rêve absolu serait de pouvoir rester soi-même. Ma vie telle que je l'ai construite, mon autonomie, qui a une richesse et une profondeur énorme, je souhaite la conserver tout en ajoutant l'autre. Lautre ne doit surtout pas nous empêcher de rester nous-mêmes. Il faut à la fois qu'il soit très présent tout en nous laissant rester nous-même.

Une fois qu'on a trouvé cet autre encore va-t-il falloir s'engager. Il ne peut pas y avoir d'histoire d'amour, ni de couple, sans un engagement c'est-à-dire sans une violence contre soi. Il faut savoir s'abandonner et mettre à mort la vieille identité. On ne peut pas rentrer dans le couple sans une reformulation profonde de l'ancienne identité. C'est d'autant moins simple que dans notre société contemporaine fondée sur l'individu et si fatigante, on a à se construire soi-même, ce qui est très déstabilisant et ce qui conduit au fait qu'on met en place de véritables défenses sur lesquelles on se crispe. Aller vers l'autre c'est se mettre en danger, en fatigue, en risque, sans que l'on sache exactement vers quelle nouvelle identité on va évoluer.

Donc si on ne fait qu'attendre la révélation amoureuse on prend le risque qu'il ne se passe rien. Si l'on rentre à l'inverse dans une logique très intellectualiste de comparaison pour trouver le meilleur produit, cela risque de ne pas marcher non plus parce qu'on ne va jamais s'engager.

Comment, alors, cela va se produire ?

Dans la plupart des enquêtes on est surpris de voir que dans une majorité d'histoires il y a eu un moment déclencheur, un moment fort qui prend très souvent la forme dune fête entre amis. Cela ne correspond pas au modèle parfait de la rencontre et de la révélation tel qu'on se la représente. Lexplication est pourtant assez évidente. En effet, que se passe-t-il lors dune fête ? On lache prise. On décolle de l'identité ordinaire. Dans le temps de la fête, l'individu devient plus léger et plus disponible. Beaucoup d'histoires commencent comme cela, sans qu'on l'ai cherché ni voulu. Et comme le contact avec la sexualité s'est relativement banalisé on se trouve souvent engagé dans une histoire très rapidement.

Le lendemain matin l'éveil peut poser un certains nombres de problèmes. Cest par exemple le cas lorsquon se réveille chez lautre, où chaque objet acquiert un sens et révèle un pan de lidentité de lautre. C'est le cas d'Agathe qui est très maniaque et qui adore sa salle de bain. Elle s'aperçoit que John avec lequel elle ne sest jamais sentie aussi bien a une salle de bain négligée. Va-t-elle rater cette histoire parce qu'elle ne se voit pas vivre avec une telle salle de bain ? Toute une série de scènes (l'éveil, le petit déjeuner) vont ouvrir sur de nouvelles informations, sur de révélations sur la personne. En même temps il y a la prise de conscience quà travers un certain nombre de gestes partagés, la vie à deux peut s'engager très vite. Il faut donc encore une fois décider, faire un choix. Est-ce la bonne personne? Est-ce une histoire sans lendemain ou une histoire plus importante ? Est-ce l'histoire de ma vie? Cela explique qu'au premier matin les mots sont souvent difficiles. On ne parlera pas de la même manière si c'est une petite ou une grande histoire. Suivant les mots que l'on emploie on va engager la relation dans un sens ou dans un autre. D'où les silences, les baisers, les petits gestes, les phrases banales qui masquent les blancs de la conversation et la difficulté à choisir ses mots. Avec, en plus, en arrière fond, la conscience quil ne sagit vraiment pas du modèle parfait de la communication romantique. Les gens sont et se sentent coupables de leur histoire d'amour. Les modèles de perfection romantique ne leur facilitent pas les choses.

Ce qui est intéressant cest quà ce moment là ils ne fonctionnent pas comme des individus purement réflexifs. Ils essayent bien de réflechir mais sentent qu'ils n'y parviennent pas ou difficilement. Ils accusent alors les excès de la veille ou de la nuit. Et quand ils réfléchissent en allignant les points positifs et les points négatifs, les bonnes et les mauvaises raisons, cela ne fonctionne pas. C'est trop compliqué. Car ce n'est pas seulement un partenaire qu'on évalue, mais c'est le nouveau soi qui est en gestation et en début de formation. Et ça c'est impossible à évaluer.

Au contraire les émotions et les sensations vont jouer un rôle essentiel. Les protagonistes vont revisionner, en eux-mêmes, les scènes qu'ils ont vécu et se mettre à l'écoute d'eux-mêmes pour sentir s'ils sont prêts à s'abandonner. Ou si au contraire cela « ne colle pas ». Ce qui est frappant dans les enquêtes c'est que la plupart des décisions très formalisées sont des décisions négatives. Quand on sent que ça ne va pas une décision est formulée. Dans le cas contraire on attend la suite tout en restant à l'écoute de soi. On prend conscience que l'amour est quelque chose de profondément humain et de profondément vivant. Il change événement après événement, jour après jour, suivant les échanges, suivant ce que l'on vit et cest à partir de ces nouvelles situations quon le met à l'épreuve. Il y a une volonté, dans ce qui peut apparaître comme une certaine instabilité et légèreté conjugale, d'authenticité, de mise à l'épreuve du sentiment pour éviter une rupture qui pourrait arriver trop vite.

La suite va se prolonger de la même manière, avec toute une série d'événements et d'étapes dans le fonctionnement conjugal. Le couple s'installe progressivement dans la vie conjugale. Et c'est la parfois que la conversation devient un petit peu plus difficile. Car au début de l'histoire on assite en fait à une reformulation mutuelle. Un changement identitaire des deux protagonistes se met en place. C'est une période émotionnellement très forte. Par la suite la vie s'installe et avec elle le système ménager et domestique. Ce système de vie en commun confère un certain confort mental, une base à l'identité mais qui peut rendre problématique l'échange conjugal. Dans le couple s'installe un élément auquel on pense surtout d'une façon très critique, à savoir la routine conjugale et l'enfermement dans cette routine. Or, cette routine se développe parce l'individu contemporain concurentiel et fatigué a un besoin de se sentir enveloppé, de se laissé aller dans une situation presque foetale, dans un lieu où il échappe au regard de la société. Le couple est détourné pour acquérir une fonction de confort et de réconfort psychologique, essentiellement d'ailleurs par les hommes. Il peut être ce lieu ou l'on se laisse enfin aller. Ainsi, le partenaire conjugal sera l'une des dernières personnes vis-à-vis duquel on fera des efforts de séductions vestimentaires. Mais cela ne va pas sans poser de problème à la communication conjugale.

Certes on parle beaucoup dans les couples et dans les familles et l'on parle de tout. Un des motifs de la conversation c'est très souvent la critique des amis et de la famille. C'est extrêmement utile. Peter Berger montre, par exemple, comment la conversation conjugale permet de se construire un monde commun. Il y a d'autres méthodes également comme les projets. La famille devient alors une petite entreprise et construit son monde et son univers. Mais il n'en va pas de même de la conversation en face à face. L'attention aux désirs ou aux éventuelles insatisfactions de l'autre est comme une boite de Pandore. Si on ouvre le couvercle, la boite peut se révéler sans fond. Il se trouve alors qu'on ne peut pas toujours tout dire et surtout n'importe comment. Le mode de communication, on le voit, est très souvent détourné. On assite alors à une communication par les gestes, par les symboles, par de petites phrases, par l'humour... Les spécialistes de la communication parlent à propos de l'humour d'un langage à double entente: je te dis ça mais je rigole. La communication conjugale est difficile, le face à face n'est pas simple.

Dans ce face à face conjugal, une étape essentielle est le moment où l'idée naît de l'enfant et du mariage. Schématiquement, aujourd'hui, ces deux idées sont très liées. Si l'on demande aux gens vivant en couple depuis un moment pourquoi ils décident de se marrier, l'enfant est souvent donné comme réponse. « C'est pour l'enfant ». Avant l'enfant, chacun était encore un peu incertain, un peu sur la réserve. On sentait qu'on formait un couple mais on n'etait pas totalement sûr de l'engagement. Avec l'enfant un élément nouveau entre en jeu, c'est la décision profonde et identitaire de changer le rapport au temps, de ne plus vivre de manière incertaine dans le présent, mais de s'engager dans un projet familiale. Et ce changement qui est profond et que l'on ressend en soi, on souhaite le proclamer à la famille, aux amis et à soi même. C'est pour cela que le mariage est nécessaire et a acquis une nouvelle valeur. Il n'est plus l'institution d'autrefois chargé d'inaugurer le début du couple. Il sert désormais à marquer symboliquement le moment où les deux partenaires veulent s'engager.

Comme on l'a vu le couple contemporain est précaire, fragile, car l'individu ne veut pas y disparaître. Il reste un peu sur le qui-vive du moins tant qu'il n'y a pas eu engagement familial. Il peut se retirer à tout moment. Bien sûr, dans cette vie à deux il existe une série d'étapes importantes qui modifient l'engagement. C'est le cas de l'acquisition du lave-linge. Avant son acquisition on se retire très facilement du système ménager, alors que lorsqu'on a mit le linge en commun un système collectif a été mis en place qui rend déjà les choses un peu plus difficiles.

Le couple n'efface pas l'autonomie de l'individu. Celui-ci reste évaluateur. Il ne veut pas rater son bonheur. Il ne veut pas rater ce choix qui s'il est d'abord un choix émotionnel reste tout à fait décisif. Bref, l'individu continue à fonctionner comme au premier matin, au sens où sa personnalité est comme double. Au premier matin il y a, d'abord, la personne concrète, vivante, qui est dans l'évènement, dans le rapport à l'autre, qui commence à se transformer, à devenir différente et à plonger dans une nouvelle identité. Et puis, il y a le vieux soi, au fond de la tête, qui de manière mentale note les choses qu'il observe, juge ces choses dont certaines peuvent surprendre, choquer ou agacer. C'est le choc des différences qui déstabilisent et qui surprennent. Dans le couple après 10, 20 ou 30 ans de vie commune tout cela continue, non plus sur le mode de la surprise, mais de la répétition systèmatique. Dans le secret des pensées subsiste un individu secret, qui de manière plus ou moins consciente, continue à juger, à évaluer et à noter.

Malgrè cela, les enquêtes le montrent, dans les couples d'aujourd'hui on ne cesse de voir les partenaires parvenir à nouer des moments de complicités joyeuses voire de communion. Ces moments interviennent le plus souvent lors d'activités partagées, de moments de temps hors du temps ordinaire, telles que les vacances, où l'inventivité, la créativité, la disponibilité à l'autre vont pouvoir se révéler. Dans ces moments l'individu parvient à se placer dans une position d'engagement identitaire. Dans le couple contemporain il y a encore cette possibilité de l'engagement identitaire et du dépassement de soi. C'est un petit miracle quotidien de l'amour.

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