Notice
Entretien #139 témoignage de Felwine Sarr
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Descriptif
Projet de recherche : L’Ecriture des humanités à partir de l’Afrique
Notre projet de recherche part du postulat de la diversité des modes d’approches du réel selon les civilisations et les époques, la pluralité des modes de connaissance, ainsi que la relativité gnoséologique et épistémologique. Il se propose de penser la pluralité des aventures de la pensée humaine en partant de l’idée de l’égalité de principe des différentes traditions de pensée et en prenant acte de leur incommensurabilité. Ceci nous amène à envisager ces différentes traditions de pensée à partir de leurs horizons et des configurations du pensable qu’elles proposent, comme des aventures singulières de l’esprit qui se sont développées de manière parallèles et adjacentes, tributaires des cultures desquelles elles émanent.
Penser ces questions en contexte africain appelle un déplacement épistémique. Il s’agit d’intégrer la complexité des formations sociales africaines et les assumer dans leur spécificité culturelle et historique. Ce qui nécessite un travail de déplacement à l’intérieur des champs des savoirs constitués et de reprise ; un acte de penser qui porte une attention particulière à son milieu archéologique et aux tendances réelles des sociétés qu’il appréhende.
Ce projet de refondation requiert un travail de reprise dans les sciences sociales qui passe par une interrogation épistémologique sur les objets, les méthodes et le statut du savoir produit par les sciences humaines et sociales, telles qu’elles sont pratiquées sur les réalités africaines. L’obstacle majeur d’une telle démarche demeure la détermination d’un champ épistémologique, c’est-à-dire, d’objets spécifiques à appréhender, mais également des méthodes singulières pour y parvenir. Une critique récurrente adressée à la conception occidentale du savoir est qu’elle surestime les prérogatives du sujet en se fondant sur l’illusion que ce dernier, par ses seuls moyens (raison et/ou sens) peut produire une pensée qui rende compte de la complexité du réel. Le piège de la méthodologie européenne consiste à sélectionner un critère unique pour expliquer le réel. Par ailleurs, sa démarche se fonde sur la volonté de produire en matière de connaissance une réalité exclusivement soumise au constat de l’expérience et au débat de la raison. La fécondité de la démarche méthodologique basée sur le principe du tiers exclu[1] sera interrogée. Celle-ci, pour appréhender le réel, distingue le sujet de l’objet. La ponctualisation de l’objet et le découpage de la réalité en infimes portions, que l’on tente ensuite de recoudre. Elle relève d’un positivisme résiduel dans la tradition gnoséologique occidentale, héritière d’un atomisme qui date de deux mille ans. Cette démarche a été utile pour le développement de la physique et des sciences exactes ; mais se révèle inféconde lorsqu’il s’agit des sciences humaines et sociales, car les objets étudiés ont une épaisseur et le sujet n’est pas disjoint de l’objet. Comme pour la physique quantique, la position de l’observateur modifie la chose observée.
Mais de manière plus fondamentale, il s’agit d’accéder à une connaissance plus approfondie des sociétés et cultures africaines, parce que fondée aussi sur leurs propres critères gnoséologiques. Pour cela, il est nécessaire de prendre en charge d’autres modes d’appréhension de la réalité, que le savoir scientifique tel qu’il s’est constitué jusque-là. L’exploration de territoires relativement inabordés que sont les ontomythologies et les épistémogonies africaines, ouvre à une meilleure prise en charge de savoirs divers, ayant assuré la pérennité des sociétés africaines. Il s’agit d’explorer les possibilités qu’offrent les autres formes de savoirs et d’appréhension du réel. Ceux-ci constituent des modes de connaissance qui ont démontré leurs qualités opératoires sur la longue durée, dans divers domaines de l’activité humaine : savoirs thérapeutiques, environnementaux, savoir-faire techniques, savoirs sociaux, historiques, psychologiques, économiques, agronomiques. Ces savoirs ont assuré la survie, la croissance et la pérennité des sociétés africaines. Pour les mobiliser, explorer les cosmogonies, les mythes, les expressions culturelles diverses, ainsi que les ressources linguistiques africaines est nécessaire.
Il s’agira aussi d’engager un débat autour d’une théorie de la connaissance bornée par les limites de la vision occidentale de ce qu’est un savoir, en interrogeant l’exclusivité de l’épistémè logocentrique, et l’arraisonnement des modes d’intelligibilité par le seul mode de la pensée écrite. Cette interrogation reprend à sa racine la question de la connaissance. Il s’agit de penser à nouveau les conditions de possibilité d’un savoir. Que puis-je connaitre est la question que pose Kant dans sa Critique de la raison pure ? Comment une connaissance est-elle possible ? Ces questions ont défini la physique et la métaphysique au 18ème siècle.
Des questions que l’on pourrait se poser ou reposer pourraient être celles-ci : Peut-on accéder à une connaissance en dehors de l’expérience ? Peut accéder à une connaissance par le sensible ? Que nous apprennent arts et les formes de pensée non discursive du réel ? Peut ton procéder à une épistémologie du sensible ?
Cette interrogation sur le savoir devra s’approfondir en pensant les objets de la quête épistémologique mais aussi ses modalités d’appréhension de la réalité. Expliquer, depuis Aristote à consister à élucider les causes où à remonter à la cause première. Considérer que l’explication est la seule façon de penser le monde est un parti pris. La pensée de la causalité linéaire à une butée, c’est la cause première. La pensée complexe (Morin) et dialogique a permis de relativiser ce mode d’appréhension de la réalité en indiquant ses limites.
L’Intelligence humaine réside dans la capacité de passer à travers les différents possibles de la pensée, à les comprendre l’un et l’autre, et à les faire dialoguer. L’objectif n’est point cependant de résoudre l’écart des différentes approches du savoir et du réel par une dialectique unitaire et convergente. Il ne s’agira pas d’une recherche systématique d’une vérité ultime, ni d’une synthèse, mais de faire communiquer ces possibles afin de produire de l’intelligible à partir de leur auto-réfléchissement.
[1] Cette conception est également remise en cause au sein de l’épistémè occidentale par les tenants de la physique quantique et par des penseurs comme Nicholas Georgescu-Rogen promoteur de la transdisciplinarité et du principe du tiers inclus.
Biographie
Felwine Sarr est un universitaire et écrivain sénégalais né en 1972 à Niodior. Après des études primaires et secondaires au Sénégal, il poursuit ses études supérieures à l’université d’Orléans où il obtient un doctorat en économie en 2006. Agrégé des universités et professeur titulaire du CAMES, il enseigne à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis (Sénégal) depuis 2007. Ses cours et travaux académiques portent sur les politiques économiques, l’économie du développement, l’économétrie, l’épistémologie et l’histoire des idées religieuses. En 2010, il est lauréat du Prix Abdoulaye Fadiga pour la Recherche Économique. En 2011, il devient Doyen de la Faculté d’économie et de gestion de l’Université Gaston Berger (UGB) de Saint-Louis et directeur de la nouvelle UFR des Civilisations, Religions, Art et Communication (CRAC) de l’UGB. Il est aussi écrivain et a publié plusieurs romans et essais. Musicien, il a publié à ce jour trois albums : Civilisation ou Barbarie (2000), Les Mots du Récit (2005) et Bassaï (2007). Avec les écrivains sénégalais Boubacar Boris Diop et Nafissatou Dia, il est le cofondateur de la maison d’édition Jimsaan. Felwine Sarr est aussi l’éditeur de la Revue Journal of African Transformation (Codesria-UNECA). Il organise avec Achille Mbembé en 2016 les Ateliers de la pensée de Dakar et de Saint-Louis, réunissant une trentaine d’intellectuels de l’Afrique et de ses diasporas pour réfléchir aux mutations du monde contemporain.
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