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Français
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UTLS - la suite (Réalisation), UTLS - la suite (Production), François de Singly (Intervention)
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Droit commun de la propriété intellectuelle
DOI : 10.60527/r26y-8q71
Citer cette ressource :
François de Singly. UTLS. (2005, 4 janvier). Famille, première et deuxième modernité , in La Famille aujourd'hui. [Vidéo]. Canal-U. https://doi.org/10.60527/r26y-8q71. (Consultée le 19 mars 2024)

Famille, première et deuxième modernité

Réalisation : 4 janvier 2005 - Mise en ligne : 3 janvier 2005
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1. L'individu au centre Les sociétés dites modernes naissent en Occident, avec d'une part la logique politique de la citoyenneté et d'autre part la logique du marché, et elles ont pour caractéristique de donner une place plus grande à l'individu. Dans l' « Avant-propos » à sa Comédie Humaine, Balzac en prenant position contre cette révolution, exprime bien ce qui est en train de se passer au milieu du dix-neuvième siècle : « Aussi regardé-je la Famille et non l'Individu comme le véritable élément social. Sous ce rapport, au risque d'être regardé comme un esprit rétrograde, je me range du côté de Bossuet et de Bonald au lieu d'aller avec les novateurs modernes » (1842). Quelle est donc « la cellule de base de la société » ? Pour les partisans de la modernité, et de la démocratie, nul doute que c'est l'individu. Pas n'importe quel individu : un individu libre. En 1898, Emile Durkheim, fondateur de la sociologie savante, estime que le premier mouvement de l'individualisation (entendu par cette place centrale accordée à l'individu) a « pour tâche d'affranchir l'individu des entraves politiques… ». L'émancipation des liens hérités constitue le travail nécessaire pour que l'individu devienne « individualisé ». L'individu doit être – c'est l'idéal – défini par lui-même, et non pas d'abord par des appartenances « externes ». Il n'est pas d'abord défini par ses liens hérités, par ce qui échappe à son libre-arbitre. Pour y parvenir, l'école publique en France ne voulait sous la Troisième République connaître de ses élèves aucune autre dimension que celle de l'enfant, et du futur citoyen, refusant de prendre en considération le milieu social de la famille ou sa religion. La famille a été et est déstabilisée par un tel mouvement d'émancipation. C'est ce qu'expriment avec regret les réactionnaires, ceux qui résistent à la Révolution Française, comme Balzac. Ce dernier en a conscience lorsqu'il écrit, songeant à la mort de Louis XVI, dans les Mémoires de deux jeunes mariées : « En coupant la tête à Louis XVI, la Révolution a coupé la tête à tous les pères de famille. Il n'y a plus de famille aujourd'hui, il n'y a plus que des individus » (1842). Balzac a raison à la condition de préciser son propos : la famille ne disparaît pas mais elle change de sens. Au lieu de s'imposer d'en haut à ses membres, la famille devient en quelque sorte un « service » qui peut être mis à la disposition des individus, soucieux d'un vivre ensemble. Le passage de la société « holiste » - c'est-à-dire au sein de laquelle les individus sont d'abord des membres, sont d'abord définis par des liens – à une société « individualiste » - c'est-à-dire au sein de laquelle les individus sont d'abord des individus – a été inscrit dans certains actes, dans certaines lois de la Révolution Française. Celle-ci a déstabilisé les pères en leur interdisant de choisir leur héritier et en imposant l'égalité de tous les enfants. Elle a aussi instauré le divorce, et le divorce par consentement mutuel. Cela voulait démontrer que le mariage n'était pas un lien qui échappait aux individus, que c'était un contrat qui restait sous le contrôle des conjoints. Cette réforme décisive sur laquelle je reviendrai reflète bien le sens du mouvement de l'individualisation : même un lien tissé avec quelqu'un de son choix peut être défait, tout comme une élection en politique peut désavouer les représentants élus au scrutin précédent. La Révolution a remodelé les deux relations familiales : la filiation et la conjugalité en prônant un droit des individus.

2. La première modernité et sa lutte contre les excès de la modernité La Révolution Française a été, pour une part, refermée, ses réformes étant jugées trop dangereuses. L'égalité obligée des enfants devant l'héritage n'a pas été appliquée, et très vite le divorce est supprimé pendant la première moitié du dix-neuvième. La surprise vient de la Troisième République. Après de longs débats, le divorce par consentement mutuel n'est pas rétabli. Emile Durkheim, sociologue pourtant individualiste milite contre son rétablissement (1906). Sa conduite illustre parfaitement la tension permanente des modernistes, pris entre leur approbation du principe individualiste et leur crainte des effets de cet individualisme. Cette période – correspondant en France essentiellement à la Troisième République – est celle de la première modernité qui cherche à tracer les frontières à la modernité, à dessiner ce que Peter Wagner nomme sa « clôture » (1996 ). De quoi s'agit-il ? Les élites – politiques et savantes – devant le flou, l'indéterminé, ou « l'état gazeux » cher à Yves Michaud (2003), provoqué par l'émancipation des individus - ont peur et mettent en place des mécanismes entourant les individus, pour les contrôler en quelque sorte, pour leur donner une certaine « structuration » sociale afin de remplacer les liens hérités, déstabilisés par cette émancipation. La « nation » devient un lien important, tout comme « la classe sociale » (P. Wagner, 1996). Les individus se trouvent donc pris, repris par du collectif, par de nouveaux collectifs propres à la première modernité. Pour la vie privée, le compromis prend la forme d'une institution mêlant les deux principes : celui de l'émancipation pour l'entrée dans le mariage et celui de la communauté – le lien communautaire est le lien des sociétés traditionnelles, holistes - à laquelle on appartient sans possibilité de rupture. Le divorce reste limité au divorce pour faute. Il ne devient pas contractuel. Emile Durkheim justifie ce refus au nom de la protection que la société doit apporter aux individus. Il démontre dans Le Suicide (1897) que les hommes mariés se suicident moins que les hommes célibataires. Pour lui c'est la preuve que le mariage civil a une fonction positive pour les individus. Les limites à l'émancipation sont nécessaires pour le bien-être des individus et pour le bon ordre de la société. Pendant cette première modernité, la famille a une double face, l'une « moderne », et l'autre qui peut, selon l'expression d'Ulrich Beck, sembler « contre-moderne ». Cette institution devient de plus en plus le foyer des relations affectives avec l'amour conjugal qui devient dominant pendant ces décennies (de la fin du dix-neuvième jusqu'aux années vingt), avec l'amour des parents pour leurs enfants qui se traduit par une plus grande attention à leur développement, comme l'a décrit Philippe Ariès. Chacun tente d'inventer les moyens de combiner la liberté des individus et les contraintes qui apparaissent utiles. On se souvient que Léon Blum fait scandale en proposant un schéma en deux temps, d'abord la liberté, y compris sexuelle pour les femmes comme pour les hommes, et ensuite l'ordre du mariage. Ce qui a suscité surtout le scandale à la lecture de son ouvrage – Du mariage (1907) – c'est la revendication du principe d'égalité, les femmes pouvant avoir une sexualité qui ne soit pas seulement reproductive. Pendant la première modernité, en plus du mariage institution, l'autre dimension « structurante » de la famille est la division forte entre les conjoints, à l'homme la fonction de pourvoyeur de revenus, à la femme celle de maîtresse de maison avec la prise en charge du travail domestique. Le « sexe » constitue une des appartenances héritées qui n'est pas remise en question, ni dans la sphère publique (avec en France l'absence de droit de vote pour les femmes), ni dans la sphère privée. La première modernité ne fournit qu'une définition restreinte à l'individu individualisé, notamment en excluant pour une large part les femmes des instruments d'accès à la raison, à l'indépendance vis-à-vis du mari, etc., et aussi les enfants.

3. La seconde modernité à la recherche d'un nouvel équilibre A partir du début des années soixante, à la naissance de la seconde modernité, toujours en Occident, une partie des compromis établis pendant la première modernité se défait. Pour plusieurs raisons. Une des plus importantes est le mouvement des femmes, associé à leur forte scolarisation. Les femmes veulent acquérir leur indépendance. Elles accèdent à la propriété de leur corps par la contraception et l'avortement, par le droit reconnaissant le viol, le viol conjugal, puis le harcèlement sexuel. Selon Ulrich Beck, les femmes cherchent à se libérer « des impératifs stéréotypiques liés à leur ‘destin sexuel » (2001, p. 245). Elles n'y réussissent que partiellement, l'assignation au travail domestique restant une constante de la définition du genre féminin. L'individualisme n'a donc pas achevé le travail sous-jacent à sa réalisation. Depuis les années 1980, ce mouvement affecte aussi les enfants (F. de Singly, 2004). Pour ne prendre que l'exemple de la création d'une nouvelle haute autorité indépendante de l'Etat, le défenseur des enfants (2002), l'enfant peut saisir directement sans passer par la voie hiérarchique – c'est-à-dire ses parents – l'Etat et ses représentants pour se plaindre d'éventuels mauvais traitements. Une belle inversion par rapport à la Bastille qui enfermait les enfants adultes après la dénonciation de leurs parents, aujourd'hui par un retournement de l'histoire, des parents indignes, violents, pédophiles peuvent être emprisonnés après que leurs enfants se soient plaints. Une des fonctions de l'Etat dans la modernité est de créer les conditions pour que l'individu puisse avoir les moyens de son propre développement personnel. L'enfant accède à une individualisation progressive, soutenu en cela par la logique du marché – par exemple avec le téléphone portable, instrument paradoxal de l'enfance contemporaine, payé par les parents afin que leur fils ou leur fille puisse joindre plus facilement et sans contrôle a priori ses amis. Celle-ci a des exigences spécifiques. Ainsi selon les normes psychologiques – devenues dominantes pendant la seconde modernité – l'enfant a besoin avant tout d'une certaine stabilité. Or pendant cette montée des droits de l'enfance, mêlant autonomie et protection, les adultes se sont vus reconnaître une plus grande maîtrise de leur vie privée, avec l'extension des formes du divorce, avec le grand changement de 1975 et le divorce par consentement mutuel, accentué par la réforme entrant en oeuvre le premier janvier 2005, avec le divorce pour altération définitive du lien conjugal, et avec la croissance du nombre de divorces. La résolution de cette tension entre le besoin d'une certaine stabilité de l'enfant et le besoin de liberté amoureuse des adultes a été élaboré progressivement en mettant en place, dans la loi de 1993, l'autorité parentale conjointe même après la séparation. Les adultes en tant que conjoints peuvent divorces, et non en tant que parents. Les droits de l'enfant imposent des limites à la liberté de ses parents. L'intérêt de l'enfant – un des signes de son individualisation – doit se conjuguer le moins possible avec les intérêts des adultes. La famille de la seconde modernité supprime la référence à la notion de « chef de famille ». En France cela est réalisé par la loi du 4 juin 1970. La puissance paternelle disparaît, l'enfant a désormais deux parents responsables de lui. Il faut attendre la loi du 4 mars 2002 pour que les conséquences en soient tirées pour le « nom de famille », ou plus précisément du nom des enfants. Les enfants peuvent désormais au choix de leurs parents porter soit le nom du père, soit le nom de la mère, soit les noms du père et de la mère. La loi a préféré laisser le choix plutôt que d'inciter à prendre de préférence le double nom plus conforme à la problématique de la reconnaissance du rôle de ses deux parents. La seconde modernité se définit par une augmentation du droit des individus les moins individualisés de la première modernité, à savoir les femmes et les enfants, et par une augmentation d'une demande de fluidité, de formation de liens électifs ou contractuels, de desserrement des statuts (comme celui des homosexuels leur interdisant l'accès à certaines formes de vie de couple ou de famille). Pour Ulrich Beck, malgré le maintien, voire même le renforcement, des inégalités sociales, cette individualisation croissante mène aussi bien des individus à se considérer comme sans classe. Les appartenances propres à la première modernité - Nation, classes sociales et famille institution - sont remises en question, surtout les deux premières. Est-ce que cela signifie comme semble le penser Ulrich Beck que la famille est devenue une illusion, entretenue par l'Etat et la sociologie de la famille ? Ecoutons-le : « Au-delà de l'ordre du monde industriel fait de classes de couches sociales et de familles nucléaires ne flotte plus qu'un agrégat diffus de feuilles volantes composées d'individus » (1998, p. 18). Une telle description rejoint celle de Zygmunt Bauman qui estime que la société et l'amour sont devenus « liquides ». Selon moi cette vision est erronée. Ainsi l'énoncé de Bauman selon lequel le « monde moderne liquide [qui] abhorre tout ce qui est solide et durable » (p. 43) n'a pas de fondement empirique. La valorisation d'une certaine fluidité, d'une certaine flexibilité, et du principe de l'élection n'a pas pour conséquence la dévalorisation de la durabilité et de la solidité. Ces deux dernières sont également souhaitées par la grande majorité des individus à la condition qu'elles ne doivent pas leur existence à un principe ou institutionnel, qu'elles reflètent une qualité relationnelle. Les hommes et les femmes veulent créer et entretenir une relation telle que chacun des deux partenaires « tombent d'accord sur le fait que chacun tire ‘jusqu'à nouvel ordre' suffisamment de bénéfices de leur liaison pour que celle-ci soit digne d'être continuée » (A. Giddens, 2004, p. 82). Selon Giddens, la bonne forme de la relation, la « relation pure », correspond à un cadre de vie au sein de laquelle chacun peut devenir lui-même. Pour rester eux-mêmes, les individus doivent éviter tout lien de dépendance. Le besoin de sécurité que cet auteur reconnaît comme constitutif de la nature sociale de tout individu, même moderne, ne doit pas s'inscrire dans la relation, sinon la personne prend une identité « radicalement fausse fondée sur des liens de dépendance à des sources extérieures » (p. 116). Aussi propose-t-il comme source incontestable de la sécurité la routine de la vie quotidienne p. 215). L'autonomie personnelle et la relation pure doivent être entreprises « dans le contexte de routines » (idem). Là aussi je pense que la perspective de Giddens mérite d'être rectifiée. Sinon comment expliquer notamment que dans toutes les enquêtes les hommes et les femmes désignent la fidélité comme la première qualité demandée à leur partenaire ? Ce n'est pas parce que le modèle « fusionnel » est critiqué au nom du respect de l'individualité des conjoints que le modèle fissionnel (S. Chaumier, 1999) devient la référence. Ces auteurs en se centrant sur les acquis de l'individualisation occultent ce qui se met en place pendant la seconde modernité qui ressemble en quelque sorte à d'autres formes de « clôture ». Pour moi, à sa manière la seconde modernité répond au même défi que la première, en recherchant un certain équilibre entre les exigences de l'autonomie et de la sécurité. Aussi plutôt que de concevoir cela sous la forme d'une lutte entre des forces modernistes et des forces contre modernistes, faut-il construire ces tensions comme l'expression interne des contraintes de la modernité. Les individus veulent à la fois des ailes et des racines, ou selon une expression rapportée par Charles Taylor, des « racines portatives ». Ce n'est pas parce que les individus veulent se déplacer, ne pas rester dans leur espace initial, ne pas se limiter aux liens hérités qu'ils refusent tout héritage, tout ancrage (F. de Singly, 2003). Ils rêvent non pas d'être nomades, mais d'avoir un point fixe qu'ils se donnent et qu'ils peuvent modifier, point à partir duquel ils peuvent se déplacer (E. Ramos, 2004). Les personnes nées sous X, c'est-à-dire sans aucune indication sur leur naissance le vivent mal. Cela ne relève pas d'une logique de la légèreté, d'une société liquide, mais cela devient compréhensible si on interprète ce besoin des « origines » autrement. L'émancipation, dimension constitutive du processus d'individualisation, requiert des appartenances héritées, des héritages pour que l'individu concerné puisse, lui-même, exercer son droit d'inventaire. L'idéal de l'homme ou de la femme moderne n'est pas la « nudité » sociale, mais le mouvement de dépouillement éventuel qui présuppose au contraire la possession d'habits sociaux. La construction de l'identité personnelle repose sur une mise à distance des dimensions statutaires, et non sur leur suppression. Le rêve, si notre interprétation est juste, de l'individu moderne devient des allers et retours, incluant des moments de réflexivité, et non pas une fuite en avant, sans projet, avec selon l'expression de Bauman, « une destination finale [qui] reste inconnue tout du long » (p. 72). La destination est l'individu lui-même qui enrichit son expérience. Exprimé dans ce « retour », par ces ancrages, ce besoin de sécurité ne doit pas être considéré comme « contre moderniste » ; il fait partie intégrante des revendications des individus individualisés. Ce qui a changé pendant la seconde modernité c'est l'augmentation du degré de liberté afin de choisir les modalités de cette sécurité. L'usage du téléphone portable illustre le fil virtuel que réclame l'individu. C'est bien le signe qu'il éprouve le besoin de « rester connecté », Bauman le comprend : « Bien à l'abri d'une toile d'appels et de messages, vous êtes invulnérable », ajoutant : Ces « connections sont des rochers au milieu des sables mouvants. On peut compter sur elles – et comme on a confiance en leur solidité, on peut cesser de se soucier du sol bourbeux que l'on foule au moment où l'on envoie ou reçoit un appel ou un message » (p. 77). Curieusement ces observations ne le conduisent pas à revoir sa perspective théorique, au contraire il commente en se moquant de cette « proximité virtuelle », manière de ne pas entrer en relation véritable avec autrui selon lui (pp. 82-83). Ce filet de sécurité, certains veulent en mettre en dessous de leur vie conjugale. Ils retiennent alors le mariage plutôt que l'union libre. En effet, le mariage est perçu par bon nombre d'individus comme un « petit plus » même si on ignore le secret de l'efficacité mais qui peut être utile si on en ressent le besoin. Ce « petit plus » ne reflète pas une très forte adhésion à cette institution. Ainsi dans un sondage de 2004, 43 % des individus mariés interrogés répondent que le mariage n'est pas une condition de réussite pour un couple (Sondage Sofres- Manège à bijoux, 2004). Sans totalement y croire tout en y croyant, ils se sont mariés. En quelque sorte une mise en oeuvre du principe de précaution. C'est un compromis, me semble-t-il entre la dureté du mariage institution et la liquidité de l'union libre. A la question sur les facteurs de réussite de la vie de couple, les individus – aussi bien les concubins que les mariés - répondent en mettant nettement en premier deux « conditions » : « avoir de petites attentions au quotidien » et « être fidèle ». Le premier item reflète la qualité relationnelle exigée dans la vie quotidienne, le fait que les routines ne détruisent pas une interaction respectueuse de chacun. Le second item traduit une demande, selon nous, une demande de sécurité : l'exclusivité amoureuse, tant que la relation dure, signifie plus que l'adhésion à un principe moral ou juridique le besoin d'une reconnaissance de son identité personnelle. La demande – généralisée en Occident - du mariage homosexuel peut également être interprétée comme une tension entre une double demande : celle d'une dé-traditionalisation, d'une émancipation par rapport à une définition statutaire des conditions d'entrée dans le mariage, avec un traitement égal des individus quelle que soit leur orientation sexuelle ; celle d'un « petit plus » sécuritaire que donne le mariage à la fois par la reconnaissance juridique et par la fête publique qui peut y être associée. Pour les affaires familiales, la seconde modernité se différencie de la première modernité par la force de l'individualisation. Cependant, elle demeure soumise aux mêmes contraintes de la période précédente, ce que nous pouvons appeler les conditions de structuration des individus, et notamment la sécurité ontologique , encore plus nécessaire en ce moment dans la mesure où l'incertitude a encore augmenté du fait même notamment (mais pas seulement) de l'accroissement de l'individualisation. On peut alors formuler le principe paradoxal de la seconde modernité par un mouvement ascendant : plus l'individualisation progresse, plus le besoin de sécurité suit une tendance comparable. C'est ainsi que dans les prochaines décennies, se développeront encore plus des formes de filiation ne correspondant pas au modèle classique de la procréation. A cette augmentation incontestable de la liberté de la parentalité, à cette détraditionnalisation, va correspondre des exigences sociales plus élevées en matière de compétence parentale, sur le modèle des procédures d'adoption. La sécurité à laquelle on estime qu'a droit un enfant change, prenant de plus en plus la forme d'un contrôle par des spécialistes chargés de vérifier si l'intérêt de l'enfant est garanti, ce qui du temps de la première modernité, avec les naissances dans le mariage, ne méritait aucune vérification. La seconde modernité voit donc se déplacer les formes des contraintes sociales qui passent moins pour la famille par le filtre du mariage, et qui passent plus par l'imposition de nouvelles normes, psychologiques de développement personnel. Il est tout à fait significatif que Giddens commence sa Transformation de l'intimité (2004), par une déclaration qui pourrait, sinon, surprendre. Il rend hommage à « une source dont je me suis considérablement inspiré mérite… un bref commentaire : « Il s'agit de la littérature dite du ‘développement personnel'. Méprisée et dénigrée par beaucoup, elle offre selon moi des aperçus qu'on ne peut trouver nulle part ailleurs, et je reste délibérément aussi proche de ce genre lorsque j'entreprends de développer mes propres arguments » (p. 7). Cela signifie que si le modèle de la relation est « pure » idéalement de toute dépendance interpersonnelle, il reste dépendant, fortement, donc « impur » des normes psychologiques. Ceux et celles qui ont vu Rois et reine d'Arnaud Desplechin (2004) se souviennent de ce que Almaric - qui a vécu plusieurs années avec Nora et son fils - dit à ce dernier qu'il refuse de devenir son père, qu'il ne veut pas l'adopter. Il affirme que les liens tissés entre eux ont du sens et garderont toujours du sens, qu'ils sont comme un « héritage » (l'expression est utilisée par Ismaël). Le discours tenu par cet homme reprend les normes psychologiques sur la parentalité contemporaine, sur la différence entre un enfant et un adulte, etc. La complexité des relations familiales ne peut pas être prise comme un indicateur du laisser-faire social. L'ordre a changé : moins institutionnel mais tout autant normatif (F. de Singly, 2003). Le processus d'individualisation propre à la modernité occidentale ne supprime donc pas le social ; il est associé à la transformation des formes sociales qui sont jugées plus compatibles avec les exigences de ce processus. Les individus qui s'inquiètent de la « désocialisation » des sociétés modernes ont tort, me semble-t-il, ne voyant l'invention de nouvelles modalités de contrôle et de contraintes sociales. Une autre illustration peut être tirée de l'expérience des adolescents. Ces derniers s'émancipent de leurs parents – un de leurs souhaits s'exprime ainsi : « Si ma famille s'occupait un peu plus de ses affaires et un peu moins des miennes ce serait pas mal » (Elle, 3 janvier 2005). Ils le font en construisant leur monde personnel. Mais à partir de quels matériaux, élaborent-ils ce monde ? Avec la musique proposée par des radios spécialisées, avec les vêtements de marque qui leur sont destinés, bref avec des éléments mis en place par le capitalisme et la logique dominante du marché. Ils ne sont donc en rien dé-socialisés. Leur monde est moins celui de leurs parents, à ce titre-là il est « personnel ». Il est davantage celui de leurs pairs, de leur génération et du marché correspondant.

4. Ouverture La seconde modernité occidentale peut être conçue comme un remaniement assez généralisé des contraintes qui façonnent le social : la famille perd de son importance, prennent le relais d'autres formes sociales : notamment le lien amical, d'une part et la logique du marché, incluant la télévision et les autres technologies de communication d'autre part comme le marché, la télévision, les amis. Nous sommes arrivés sans doute – après une histoire de la « fermeture » domestique, analysée par Philipe Ariès, après un repli sur la famille, après les tyrannies de l'intimité conjugale et familiale – à un autre moment de l'histoire : à un espace-temps familial plus « ouvert ». Chaque membre de la famille peut être dans sa chambre, dans sa « bulle », à écouter sa musique, à jouer des jeux vidéo, à regarder un film sur une télévision de plus en plus personnelle, à téléphoner sur son portable. Pour Bauman, la famille ressemble à « un assemblage de bunkers fortifiés » (2004, p. 82). Je n'en suis pas certain car je n'observe pas dans les enquêtes de guerre, ni entre les sexes ni entre les générations à l'intérieur de la sphère privée. La famille contemporaine oscille entre le fait d'expérimenter la liberté ensemble (F. de Singly, 2000) et la coexistence pacifique d'individus qui se respectent sans toujours apprécier la dimension commune. Si cette ouverture est vraie, alors la famille de la seconde modernité refermerait en partie la parenthèse historique de la grande fermeture et redeviendrait plus proche de la manière dont les anthropologues voient la famille (M. Godelier, 2004). Toutefois ce qui différencie cette famille plus ouverte des familles antérieures et qui fait qu'elle demeure « moderne », c'est le primat à l'individu en tant que tel, tel qu'aucun lien – ni de parenté, ni de sang, de filiation, … - ne puisse le définir en priorité. Il resterait bien des points à analyser dans cette étude des liens entre la modernité et la famille. Examinons en deux brièvement. Le premier renvoie à la fin éventuelle de la modernité. Pour le dire schématiquement le mouvement d'individualisation n'est pas achevé. Il suffit de penser au maintien des inégalités du travail domestique, à la prise en charge de ce travail par les femmes, et aussi à l'exclusion des homosexuels du mariage pour comprendre que l'émancipation des individus vis-à-vis des genres, féminin et masculin, est un processus qui n'en est pas à sa dernière étape. Il suffit de penser aussi à ce qui se passe dans l'adolescence et l'enfance pour appréhender que l'équilibre entre la protection nécessaire à ces âges et la nécessaire autonomie pour les préparer à être des individus « modernes » est loin d'être trouvé. Le second point c'est celui de l'évolution des sociétés non occidentales. Il est évident que ces sociétés ne suivent pas et ne suivront pas le processus de la modernité selon les mêmes phases, selon les mêmes modalités. Cela n'implique en rien qu'elles seraient hors de la modernité, c'est-à-dire, selon la perspective développée ici, à savoir l'individualisation. La mondialisation ou la globalisation sous la forme de la domination de la logique du marché a et aura pour effet de diffuser ce modèle d'un individu davantage défini par lui-même, par ce qu'il possède en tant que consommateur que par ses liens d'appartenance. Une des inconnues de l'évolution est celle du modèle de référence de la vie privée. On a vu comment pendant la première modernité occidentale, l'individu, grand ou petit, se construit dans une ambiance affective, dans ce qu'on nomme à l'époque « un intérieur propre et coquet ». Est-ce que l'amour et l'attention entre l'homme et la femme, entre deux partenaires, est-ce que l'amour et l'attention des parents vis-à-vis de leur enfant tendront à se rapprocher ? Jusqu'où l'individualisme et l'individualisation prendront-ils des visages différents ? Le succès des téléfilms, des films, des chansons de la Corée du Sud en Chine et au Japon peut laisser penser que l'individu moderne dans cette contrée saura concilier de manière différente à celle inventée en Occident l'affirmation de soi – notamment par une identité générationnelle – et la fidélité aux générations antérieures, aux aïeux, à la piété filiale… La modernité, selon le grand historien allemand Koselleck (1990), se définit par un avenir incertain puisque ce sont les individus qui font, dans les contraintes sociales, leur histoire. L'avenir est donc ouvert, celui de la famille aussi. Références Ariès P., 1960, L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien régime, Plon, Paris. Bauman Z., 2004, L'amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, Le Rouergue/Chambon, Rodez. Beck U., 1998, « Le conflit des deux modernités et la question de la disparition des solidarités », Lien social et politiques, n°39, pp. 15-26. Beck U., 2001, La société du risque. 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