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Français
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Mission 2000 en France (Production), UTLS - la suite (Réalisation), Trong Anh Nguyên (Intervention)
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DOI : 10.60527/v46b-0e46
Citer cette ressource :
Trong Anh Nguyên. UTLS. (2000, 19 août). La chimie : science des transformations , in La chimie, science des transformations. [Vidéo]. Canal-U. https://doi.org/10.60527/v46b-0e46. (Consultée le 19 mars 2024)

La chimie : science des transformations

Réalisation : 19 août 2000 - Mise en ligne : 19 août 2000
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Descriptif

La chimie, science des transformations, a permis la synthèse de nombreux produits qui ont profondément modifié notre vie quotidienne. Ces synthèses nécessitent une compréhension fine de la réaction chimique, acquise au cours des deux derniers siècles. Les chimistes du 19è siècle, qui ne pouvaient "voir" les atomes, ont pu cependant déterminer les structures par analyse chimique. Cet exploit équivaut à celui d'un aveugle qui, connaissant seulement les quantités de matériaux utilisées, reconstitue exactement les châteaux de la Loire ! Un grand thème du 20è siècle a été les mécanismes, qui précisent comment les structures se transforment au cours d'une réaction. Comme les intermédiaires ne peuvent être isolés et étudiés, élucider un mécanisme revient à regarder les premières et dernières scènes d'une pièce de théâtre et à deviner ce qui se passe entre les deux. Et on y arrive ! Le 21è siècle verra sans doute une chimie des systèmes complexes, ayant des caractéristiques proches du vivant.

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Texte de la 232e conférence de l’Université de tous les savoirs donnée le 19 août 2000.

La chimie, science des transformationspar

Nguyên Trong Anh En chinois, chimie se dit science des transformations. De fait, depuis des siècles, des techniques chimiques ont permis de transformer la matière en des produits de première nécessité. Sans chimie, plus de métaux, de briques, de mortier. Nous habiterions encore des cavernes. Plus de livres. Nous retournerions à l'âge de pierre. Car le bronze, c'est déjà de la chimie. Si les arts chimiques sont très anciens, la science chimique est bien plus récente. Elle est née à la fin du XVIIIe siècle, quand l'homme ne s'est plus contenté de recettes empiriques et a cherché à comprendre ce qu'il faisait, ce qui posait trois problèmes. D'abord, il faut connaître les objets qui se transforment, donc déterminer leurs structures, c’est-à-dire préciser la nature des atomes constitutifs et la manière dont ils s'enchaînent entre eux. Il faut ensuite comprendre comment ces objets se transforment. Ce sont les mécanismes de réaction. Enfin, il s'agit d' utiliser ces connaissances pour la synthèse. Les exemples qui suivent illustrent une caractéristique de la science chimique : les questions étudiées sont souvent très difficiles et leurs solutions étonnamment simples.

La détermination des structures Imaginez Sherlock Holmes, mais un Holmes aveugle et n'ayant aucune idée de ce qu’est un château. Imaginez qu’on lui lise les livres de compte des architectes (Amboise, Blois… ont nécessité respectivement tant de pierres, d’ardoises, etc.) et que, muni de ces seuls renseignements, Holmes reconstitue exactement tous les châteaux de la Loire. Vous direz sans doute que c’est impossible, même pour Sherlock Holmes… et vous auriez tort. Car les chimistes du XIXe siècle avaient réussi un exploit équivalent. C'étaient des aveugles car ils ne pouvaient voir les molécules, encore moins les atomes. En fait, vers 1800, on ignorait ce qu’était une molécule (le château de la parabole) Tout ce que les chimistes pouvaient faire était d’effectuer des réactions : A + B Æ C + D et d’examiner A, B, C, D par analyse centésimale (équivalente des livres de compte), qui indique que dans tel composé, il y a tant pour cent de carbone, tant pour cent d'oxygène, etc. Cela leur avait suffi pour en déduire qu’un composé organique est un ensemble de molécules identiques, lesquelles sont formées d’ atomes, comme les maisons sont faites de briques et de tuiles…. Mieux, ils avaient créé une théorie, la chimie organique structurale, qui leur permettait d'établir par voie chimique, c’est-à-dire uniquement en faisant des réactions et des analyses, comment les atomes d’une molécule sont disposés dans l’espace. Pour l'Américain R. P. Feynman, prix Nobel de physique 1965, c’était là « une des plus fantastiques enquêtes policières jamais réalisées. » Pour Sir F. G. Hopkins, prix Nobel de médecine 1929, la chimie organique structurale était « l’un des plus grands exploits de l’esprit humain. » Voici deux épisodes de cette fantastique enquête, qui a duré trois quarts de siècle. La loi des volumes et son interprétation par Avogadro En 1808, le Français L.-J. Gay-Lussac fit remarquer que les réactions entre gaz étaient très simples : 1 volume d’hydrogène + 1 volume de chlore = 2 volumes de chlorure d’hydrogène 2 volumes d’hydrogène + 1 volume d’oxygène = 2 volumes de vapeur d’eau 3 volumes d’hydrogène + 1 volume d’azote = 2 volumes d’ammoniac C’était la célèbre loi des volumes : les volumes des gaz qui se combinent et ceux des produits formés sont dans des rapports simples : 1 à 1, 1 à 2, 2 à 3 … Voici l’interprétation qu’en a donnée l'Italien A. Avogadro (1811). Puisque les gaz se combinent dans des rapports simples, il est raisonnable de penser que : 1) La matière a une structure discontinue, chaque corps étant une juxtaposition « d’unités élémentaires » identiques. Cette hypothèse atomique est ici bien naturelle. Mélangeons en effet du bleu avec du jaune, nous obtenons une gamme continue de vert. Il n'y a aucune raison de choisir un vert plutôt qu'un autre, c’est-à-dire de prendre du jaune et du bleu dans des proportions simples. Étudions maintenant un ensemble discontinu d'éléments en prenant comme analogie un ballet. À tout moment, le nombre de danseurs est un nombre entier, celui de danseuses aussi. Ainsi, puisque l'hydrogène et le chlore se combinent volume à volume, il faut admettre en plus que : 2) Dans un volume donné, quel que soit le gaz, il y a toujours le même nombre « d’unités élémentaires ». Pour saisir la nécessité de cette hypothèse d'Avogadro, pensons à un bal où hommes et femmes sont en nombres égaux : personne ne fait tapisserie. L'analogie ne peut être poussée trop loin. Si une unité d'hydrogène se combine avec une unité de chlore pour donner une unité de chlorure d'hydrogène il résultera alors de l'hypothèse d'Avogadro qu'un volume d'hydrogène se combine avec un volume de chlore (ce qui est correct) pour donner un volume de chlorure d'hydrogène (ce qui est en désaccord avec l'expérience). Pour retrouver les résultats observés, il faut admettre deux autres hypothèses : 3) Les « unités » (appelées désormais molécules) ne sont pas les constituants ultimes de la matière mais sont formées d’une ou de plusieurs « particules » (atomes), identiques ou non. 4) Chaque atome ne peut faire qu'un nombre déterminé de liaisons avec ses voisins. Ce nombre s'appelle sa valence. Tout rentre alors dans l'ordre. Supposons que les molécules d'hydrogène et de chlore soient diatomiques et qu'un atome d'hydrogène s'unisse avec un atome de chlore pour donner une molécule de chlorure d'hydrogène. La réaction s’écrit symboliquement : Si les molécules d'oxygène et d'azote sont diatomiques et si les atomes d'oxygène et d'azote se lient respectivement avec deux et trois atomes d'hydrogène, les réactions de formation de l’eau et de l’ammoniac seront : Cette théorie avait reçu un accueil mitigé. Elle contenait quatre hypothèses : la structure discontinue de la matière (hypothèse atomique), l'hypothèse d'Avogadro, l'existence de molécules et les valences fixes des atomes. Or les chimistes, positivistes, n’aimaient guère spéculer sur des objets non observables. Ainsi, l’hypothèse atomique était récusée par les Français J. B. Dumas, H. E. Sainte-Claire Deville et M. Berthelot. En Allemagne, le célèbre W. Ostwald ne l’a acceptée qu’en 1911. À plus forte raison, les gens rechignaient à admettre d’un coup quatre hypothèses extraordinaires basées sur des données expérimentales limitées. La théorie d’Avogadro n’a été acceptée que cinquante ans après, quand les quatre hypothèses ont été expérimentalement prouvées, chacune de plusieurs manières. Voici une façon de déterminer les valences des atomes. Vers 1850, le Britannique E. Frankland tenta de préparer le radical éthyle C2H5 en traitant l'iodure d'éthyle I-C2H5 par le zinc. La réaction de Zn avec I devrait libérer l'éthyle : Zn + 2 I-C2H5 Æ I-Zn-I + 2 C2H5 (deux radicaux éthyle) En fait, il obtint la réaction que voici : Zn + 2 I-C2H5 Æ I-Zn-I + C2H5-C2H5 (une molécule de butane) Comment interpréter ce résultat ? L'éthyle a bien été engendré puisque l’iode de I-C2H5 s'est lié avec le zinc. Mais comme il n’a pu être isolé, cela signifie qu’il est très réactif et se combine aussitôt. Son couplage avec un seul congénère pour donner le butane indique qu’il ne peut faire qu’une liaison. On dit qu’il est monovalent. Comme l’éthane C2H5-H résulte de l’union de C2H5 et d’un hydrogène, H est donc aussi monovalent. Les formules OH2 (eau) et NH3 (ammoniac) montrent que l'oxygène est divalent et l’azote trivalent. De proche en proche, on peut ainsi déterminer les valences de tous les atomes. Détermination d'une structure inconnue Schématiquement, la détermination de la structure d'un composé inconnu par voie chimique se fait de la manière suivante :

1) L’analyse centésimale donne les pourcentages des éléments constitutifs (la molécule contient tant pour cent de carbone, tant pour cent d'hydrogène).

2) La masse moléculaire est déterminée en mesurant la densité de vapeur ou en faisant appel aux lois de Raoult (les températures d’ébullition et de congélation d’une solution dépendent de la quantité et de la masse moléculaire du soluté). Couplée avec l’analyse centésimale, la masse moléculaire fournit la formule brute (nombres d'atomes de chaque espèce dans la molécule).

3) Les fonctions chimiques présentes sont reconnues grâce aux réactions caractéristiques. Ainsi, tous les alcools primaires possèdent les propriétés suivantes : - Ils ont un hydrogène échangeable avec Na ; - Ils réagissent avec des acides carboxyliques pour donner des esters ; - Oxydés, ils perdent deux hydrogènes et donnent des aldéhydes ; - Traités par un acide fort, ils éliminent une molécule d’eau, créant une double liaison C=C. À chaque fonction chimique correspond un groupe d’atomes déterminé. Par exemple, tous les alcools primaires possèdent le groupe -CH2OH.

4) La molécule est découpée en morceaux assez petits pour que leurs structures puissent être facilement établies.

5) Il ne reste plus qu’à assembler les pièces du puzzle. En cas de doute, la structure envisagée peut être confirmée par synthèse. L'écriture chimique Les conventions sont les suivantes - Les valences doivent être respectées : l'hydrogène a une liaison, l'oxygène en a deux, l'azote trois, le carbone quatre. Chaque trait représente une liaison : - Chaque atome est représenté par son symbole chimique : O (oxygène), N (azote)…, mais les carbones (C) et les hydrogènes (H) qui leur sont directement attachés ne sont pas toujours explicités. Il est facile de reconstituer la formule développée complète à partir de la formule simplifiée : La détermination de structure par voie chimique d'un composé contenant 15 atomes de carbone consomme une centaine de grammes du produit inconnu et demande à un bon chimiste quatre à cinq ans de travail. Jusque vers 1960, on ne pouvait faire mieux. Depuis, la chimie analytique a progressé, en particulier dans deux domaines : la séparation des mélanges complexes et la détermination des structures par spectroscopies. Ces avancées ont des conséquences pratiques très importantes. En effet, les produits naturels sont généralement des mélanges. Ainsi, l'essence de rose contient environ 200 composantes. Le phényléthanol en est le constituant principal, mais ce sont les produits secondaires qui font la finesse de l'essence. Une piquette peut avoir à 95 % la même composition qu'un château-margaux, mais il n'est pas nécessaire d'être œnologue pour les distinguer ! Il est donc essentiel pour les contrôles de qualité de pouvoir analyser quantitativement les produits mineurs. La limite de détection d'un composé connu est actuellement de l'ordre de 10fg (un femtogramme est un millionième de milliardième de gramme). Identifier une impureté de 10fg dans un gramme de mélange équivaut à repérer 1mm sur la distance Terre-Soleil. La détermination de la structure d'un produit inconnu par spectroscopies n'exige que quelques millionièmes de gramme et quelques journées. C'est plus qu'un simple gain de produit et de temps. Chaque fois que la chimie analytique gagne quelques ordres de grandeur, des domaines inaccessibles avant s'ouvrent aux chercheurs. Supposons qu'on veuille examiner les métabolites d'un médicament. Comme la dose journalière est en général inférieure au gramme, si l'analyse requiert 100g de chaque métabolite, une telle étude sera impossible. Sans analyse de traces, l'écologie scientifique n'existerait pas. Par d'exemple, la réglementation européenne interdit d'émettre plus d'un milliardième de gramme de dioxines par mètre cube de fumée. Le mot dioxines doit être employé au pluriel. En effet, il en existe près d'une quarantaine, aux propriétés physiques et chimiques voisines, et toutes ne sont pas toxiques. Il y a quelques années, une usine était menacée de fermeture. Une analyse fine a montré qu'un produit, identifié comme toxique, est en réalité un mélange de plusieurs dioxines, la plupart non dangereuses. L'usine est donc aux normes et ma collègue très fière d'avoir sauvé plusieurs centaines d'emplois. Sachant maintenant déterminer les structures, abordons le deuxième problème.

Les mécanismes de réaction Le graphe suivant représente un chemin réactionnel. Le point A correspond au système de départ. Quand la réaction se produit, les structures et énergies des réactifs changent. En général, l'énergie du système augmente, passe par un maximum correspondant à l'état de transition, puis redescend vers le point B, représentatif des produits d'arrivée. Sur le chemin réactionnel, seuls A et B correspondent à des systèmes stables, dont les structures peuvent être établies. Les autres points représentent des espèces fugitives, d'une durée de vie de l'ordre de la picoseconde (un millionième de millionième de seconde). Leurs structures ne peuvent être précisées. Or, un mécanisme de réaction devrait détailler les changements structuraux faisant passer des réactifs aux produits. Selon une boutade célèbre, proposer un mécanisme basé sur les structures des réactifs et des produits équivaut à regarder la scène d'exposition et la scène finale d'une pièce de théâtre et à de deviner ce qui se passe au milieu ! Ce n'est qu'une boutade. En fait, le chimiste examine une infinité de pièces apparentées. Il modifie la première scène et la Nature lui indique comment la scène finale sera changée. Il peut ainsi en déduire des renseignements sur les scènes intermédiaires. Considérons par exemple la réaction du brome sur une double liaison C=C (alcène). La cinétique est du second ordre, ce qui signifie que la réaction a lieu quand une molécule de brome interagit avec une molécule d'alcène. Changeons maintenant de solvant. En passant d'un solvant non polaire à un solvant polaire (qui stabilise les charges électriques), la vitesse augmente. Or la vitesse de réaction dépend de l'énergie d'activation, différence d'énergie entre l'état de transition et le système initial. Plus l'énergie d'activation est faible, plus la vitesse est grande. Le système de départ étant composé d'alcène et de brome, sans charges électriques, son énergie ne doit pas varier avec le solvant. Si l'énergie d'activation diminue, cela veut donc dire que des charges sont apparues dans l'état de transition. Recommençons la réaction en ajoutant des ions chlorures Cl-. À côté du dérivé dibromé « normal » apparaît un produit où l'un des bromes a été remplacé par un chlore : Comme le chlore est présent sous forme d'ion négatif, il est naturel de penser que le brome remplacé est aussi un ion Br-. Le produit final étant neutre, le reste de la molécule doit par conséquent être un ion positif. Un mécanisme possible (confirmé par d'autres expériences) est le suivant. L'alcène arrache Br+ à la molécule de brome pour former un ion cyclique en expulsant un bromure Br-. Ce dernier attaque un carbone de l'ion positif pour donner le produit final dibromé. Évidemment, l'ion positif peut se combiner avec Cl- pour conduire au dérivé chloré. Par touches successives, on peut ainsi obtenir une image étonnamment précise d'un mécanisme de réaction. Dans ces mécanismes, les intermédiaires ne sont connus que par inférence. Depuis une vingtaine d'années, ils peuvent être étudiés directement. Grâce à des ordinateurs puissants, les structures et énergies des intermédiaires peuvent être calculées par la chimie quantique. L'importance de ces travaux a été reconnue par le prix Nobel 1998 attribué à l'Anglais J. A. Pople et à l'Américain W. Kohn. Les intermédiaires peuvent aussi être observés expérimentalement par la femtochimie. La méthode consiste à envoyer sur le système réactionnel une impulsion laser de quelques femtosecondes (millionièmes de milliardième de seconde) pour l'activer, puis une deuxième impulsion laser pour l'analyser. On obtient ainsi une «photographie» du système en évolution. Comme une réaction chimique dure quelques milliers de femtosecondes, cette technique fournit des instantanées de la transformation. L'américano-égyptien A. Zewail a reçu le prix Nobel 1999 pour ses contributions en ce domaine. Il est certain qu'un jour viendra où tous les points d'un chemin réactionnel pourront être décrits en détail. Pour l'instant la femtochimie reste limitée à des systèmes de 3 ou 4 atomes. Actuellement, on doit donc se contenter des mécanismes «classiques», obtenus par inférence. Ils permettent déjà de choisir les bonnes conditions expérimentales et d'inventer parfois éventuellement on donnée .suggère de nouvelles réactions. Prenons par exemple la réaction : acide carboxylique + alcool = ester + eau Peut-on la faire en milieu neutre ? Le mécanisme d'estérification indique qu'il se forme d'abord une liaison entre l'oxygène de l'alcool R' OH et le carbone de R- C-O2H. La flèche allant de O vers C signifie que les deux électrons de liaison appartenaient à l'oxygène. Après liaison, ils sont partagés entre C et O. L'oxygène ayant ainsi cédé un électron négatif va avoir une charge positive. Comme un carbone ne peut être entouré que de 8 électrons périphériques, l'arrivée des électrons de l'alcool va chasser deux électrons initialement partagés par le C et l' O de l'acide carboxylique (deuxième flèche sur la figure). Cet oxygène reçoit un électron additionnel et aura une charge négative : Il apparaît donc dans le produit d'arrivée des charges, ce qui coûte de l'énergie. Pour le montrer, Feynman donnait donner l'exemple suivant. On prend deux grains de sable de 1mm de diamètre à 30m de distance et on les ionise, l'un positivement, l'autre négativement. Ces grains vont s'attirer avec une force égale à 3 millions de tonnes ! L'estérification en milieu neutre sera par suite difficile. Est-elle plus facile en milieu basique ? L'hydrogène marqué en gras de RCO2 H est dix milliards de fois plus acide que celui de l'alcool R'O H. Une base, en faibles quantités, va réagir exclusivement avec RCO2H et le transformer en RCO2-, ion négatif peu apte à recevoir des électrons. La réaction sera plus difficile qu'en milieu neutre. Un excès de base sera encore pire. En effet, tous les protons sont alors arrachés et les réactifs transformés en RCO2- et R'O-. Deux charges de même signe se repoussant, ces espèces ne réagiront pas. Et en milieu acide ? Si un acide fort, source de proton H+, est ajouté en excès, toutes les molécules sont protonées en RCO2H2+ et R'OH2+. Ces espèces positives se repoussent et ne se combinent pas. Si maintenant l'acide est en quantités infimes, des molécules protonées et non protonées vont alors coexister. L'acide carboxylique protoné RCO2H2+ est activé. En effet, le proton soutire des électrons à l'oxygène, qui se rattrape en soutirant des électrons au carbone voisin. Ce dernier aura une charge positive et accueillera volontiers les électrons de l'alcool. La réaction se fera entre RCO2H2+ (activé) et R'OH (non désactivé). C'est la meilleure situation rencontrée jusqu'à présent. En milieu neutre, les réactifs ne sont pas activés. En milieu basique ou en présence d'un excès d'acide fort, les espèces sont désactivées. La situation est d’autant meilleure qu'il n'y a pas de création de charge comme dans la réaction en milieu neutre. Il n'est donc pas nécessaire de tout apprendre par cœur. Les raisonnements très simples précédents montrent que l'estérification ne se fait qu'en milieu acide. Mais si l'acide fort est en excès, la réaction n'aura pas lieu. Comment estérifier maintenant RCO2H si R ne résiste aux acides ? La comparaison des formules RCO2 H et RCO2 R' montre que l’estérification substitue R' à H. Une réaction de substitution n'est pas très facile et il est nécessaire d'activer RCO2H ou le donneur de R'. L'ajout d'une base active RCO2H sous forme de RCO2-. Le donneur peut être un iodure R'-I. Supposons maintenant que R ne résiste ni aux acides, ni aux bases. Comment estérifier RCO2H ? La réaction avec un alcool, qui exige un acide, est irréalisable. L'emploi d'une base étant exclu, l'estérification par substitution doit se faire par activation du donneur de R', en remplaçant I par un meilleur groupe partant, par exemple un diazo N2+. Quand RCO2H et le diazométhane CH2-N∫N sont en présence, l'acide protone son partenaire, réaction difficile car elle crée deux ions. L'équilibre est donc largement déplacé vers la gauche. L'étape suivante, qui neutralise ces ions, est par contre facile. De plus, l'azote gazeux se dégage du milieu et rend cette étape irréversible, si bien que le premier équilibre est constamment déplacé et l'estérification est complète à température ambiante en quelques minutes. Si les réactions en constituent une part importante, ce n'est pas toute la chimie. Un objectif majeur du chimiste reste la création de produits pour résoudre une question théorique ou répondre à un besoin pratique. La connaissance de la structure de la cible et la compréhension des mécanismes permettent de concevoir des plans rationnels de synthèse. Synthèse d'une molécule complexe Rauwolfia serpentina est une plante utilisée dans la médecine traditionnelle de l'Inde. Son étude chimique, faite en 1955, a permis d'isoler un principe actif, la réserpine, maintenant employée pour le traitement de l'hypertension, des troubles nerveux et mentaux. Comment synthétiser ce composé ? L'examen de sa formule montre une structure partielle connue, la méthoxytryptamine : Il paraît logique de construire la partie restante et de la coupler ensuite avec la méthoxy-tryptamine. La cible intermédiaire I est un cycle à six chaînons portant cinq substituants différents : un aldéhyde CHO (permettant de lier ensuite le carbone au NH2 de la méthoxy-tryptamine), une chaîne CH2-CO2H (la fonction CO2H permettra de relier la chaîne à NH2 et au cycle pentagonal), une fonction ester, une fonction éther et encore une fonction ester (un trait renforcé représente une liaison dirigée vers l'avant de la figure et un pointillé une liaison dirigée vers l'arrière). Chaque substituant pouvant prendre deux positions (en avant ou en arrière), il y a en tout 32 combinaisons différentes dont une seule est correcte. Toutes les difficultés sont pratiquement résolues en trois étapes, utilisant trois notions enseignées en première année de chimie :

1) La réaction de Diels-Alder ( vide infra) ;

2) Un composé «courbe» est attaqué de préférence sur la face convexe ,plus accessible :

3) L'addition de XY sur une double liaison se fait trans, c’est-à-dire l'alcène étant plan, X va arriver par une face et Y par l'autre : Pourquoi la synthèse ? Il y a plusieurs raisons de synthétiser un composé d'origine naturelle. Une première est que les ressources ne sont souvent pas suffisantes. Si l'on voulait préparer le taxol - un anticancéreux - à partir de l'écorce de l'if, tous les arbres de la Terre ne suffiraient pas. Le produit synthétique peut coûter moins cher. C'est le cas de la vitamine C. La synthèse permet également rendre le produit plus efficace ou plus facile d'emploi. Ainsi, toutes les céphalosporines (des antibiotiques) sont semi-synthétiques, les produits naturels n'étant pas assez actifs. La pénicilline G doit être injectée. Une légère modification chimique la transforme en ampicilline, utilisable par voie orale. En remplaçant le soufre de l'ypérite (un gaz de combat) par un azote portant un groupe uracile, on obtient un médicament antitumoral ! La première étape de la synthèse est une Diels-Alder, réaction découverte dans les années trente par les Allemands O. Diels et K. Alder. Cette réaction s'est avérée si utile que le prix Nobel 1950 leur fut attribué. Elle fait intervenir deux composantes : un diène, ensemble de deux doubles liaisons (notées 1-2 et 3-4 sur la figure) et une double liaison 5-6. Ces composantes s'approchent l'une de l'autre dans deux plans à peu près parallèles. Par chauffage, il se crée deux liaisons simples 1-6 et 4-5 avec disparition concomitante de deux liaisons doubles. Il est facile de vérifier par les formules développées que la double liaison restante doit se trouver en 2-3. Les liaisons 1-6 et 4-5 définissent un plan. Fait remarquable, les deux composantes se trouvent de préférence du même côté de ce plan[1]. Les Américains R. B. Woodward[2] (Prix Nobel 1965 pour ses synthèses) et R. Hoffmann (Polonais d'origine, Prix Nobel 1980) ont donné en 1965 une explication quantique de ces propriétés. Le cycle inférieur de A est le précurseur de I. Notons que trois des chaînes latérales (en 4, 5 et 6) sont déjà correctement placées. Une addition sur 2-3 permettra d'introduire les substituants restants. L'addition se faisant trans, deux produits sont concevables : Dans le bon produit, les chaînes en 2 et 7 sont du même côté. L'emploi de l'oxygène en 7 comme réactif X forcera ce résultat. Quand on réduit A, les hydrogènes arrivent par la face convexe. L'oxygène en 10, repoussé vers l'avant, réagit avec l'ester en 4 pour donner un cycle pentagonal. La molécule prend alors une forme « cage » ( B) où l'oxygène en 7, passé du côté concave, se retrouve au-dessus du carbone 2 : B est alors traité par du brome. L'addition sur 2-3 se faisant trans, la réaction fournit C. En trois étapes, les 5 chaînes latérales sont correctement placées[3] ! Il reste à transformer C en I, puis à coupler ce dernier avec la méthoxytryptamine. Ce n'est pas beaucoup plus compliqué, mais trop long à expliquer et cette suite ne fait que confirmer le point essentiel de l'exposé précédent, à savoir qu'il est possible de synthétiser une molécule, quelle que soit sa complexité, en n'utilisant que des réactions connues. Ce n'est certes pas à la portée de tout le monde, comme de courir le mile en moins de 4mn, mais ce n'est plus un exploit surhumain. Les nouvelles frontières de la chimie sont ailleurs. Deux des défis de la chimie actuelle J. M. Lehn a signalé quelques pistes : chimie prébiotique, chimie supramoléculaire biomimétique[4], électronique moléculaire. Ces études restent pour l'instant du domaine fondamental. Mais le chimiste peut aussi contribuer à relever des défis aux conséquences pratiques plus immédiates. Selon la FAO, en 2000, un enfant sur quatre ne mange pas à sa faim. Il faut trouver des engrais, insecticides… qui permettent d'augmenter la production alimentaire tout en limitant la pollution. Ce n'est pas impossible. Comparons le DDT avec la deltaméthrine, insecticide introduit en 1982. La dose normale par hectare est de 0,5-3 kg de DDT et 0,01 kg de deltaméthrine. À doses égales, cette dernière est trois fois moins toxique. Elle persiste un mois dans le sol contre un à dix ans pour le DDT. Les progrès de la chimie permettront aussi d'économiser de l'énergie. Actuellement, environ 40 % de l'énergie consommée dans l'industrie servent aux séparations et purifications. Ces opérations seront moins coûteuses si les rendements des réactions approchent des 100 %. Ce n'est pas irréaliste : une synthèse industrielle de la cortisone se faisait en une quarantaine d'étapes, avec un rendement global dépassant 90 %. La chimie «douce» consomme moins d'énergie. Traditionnellement, les verres se fabriquent à ~ 2000°C. On sait maintenant les préparer à des températures inférieures à 100°C. Ces techniques permettent de leur incorporer des molécules organiques créant des matériaux étonnants. Greffons à la surface d'un verre des molécules qui repoussent l'eau. Un pare-brise fabriqué avec un tel verre ne retient pas l'eau et permet de voir par temps de pluie, même quand l'essuie-glace fonctionne mal. Greffons à la place des molécules hydrophiles. Sur ce verre, les gouttelettes s'étalent pour donner un film transparent au lieu d'une buée opaque. Une lucarne arrière ainsi faite pourrait se passer de chauffage. Certaines voitures de rallye sont déjà équipées avec des pare-brises et lucarnes de ce type. Toujours dans le domaine de l'automobile, remarquons que le rendement de la combustion de l'essence est misérable, de l'ordre de 30 %. Une augmentation de 5 % du rendement permettrait d'économiser 15 milliards de dollars par an, rien qu'aux États-Unis. En guise de conclusion G. B. Shaw faisait dire à un personnage d'une de ses comédies à peu près ceci : « La seule personne raisonnable que je connaisse est mon tailleur : il reprend mes mesures à chaque fois. Les autres me jugent une fois pour toutes. » Je souhaite que la chimie ne soit pas, elle aussi, jugée une fois pour toutes.

[1] Si les réactifs sont superposables à leurs images spéculaires, il y a une égale probabilité pour qu'ils soient tous les deux à droite du plan 1-6-5-4 comme sur la figure, ou tous les deux à gauche. Pour la clarté de l'exposé, nous représentons un seul composé. [2] Un des plus grands chimistes aynt jamais existé, aussi brillant en théorie qu'en synthède. [3] Il se forme aussi, en quantités égales, le produit image spéculaire de C (note 1). La séquence précédente ne permet d'éliminer «que» 30 combinaisons sur les 32 possibles. Il est cependant impossible de faire mieux, si les réactifs de départ sont superposables à leurs images. Cette synthèse de la réserpine(1958) est due à Woodward. [4] La chimie est la clé de la vie. L'information génétique est stockée, lue et transcrite chimiquement. Des messagers chimiques donnent le signal de la multiplication et de la différenciation cellulaire, de la formation des organes, de l'arrêt de croissance. C'est la chimie qui permet à l'organisme de créer de nouvelles cellules et de remplacer les anciennes. L'énergie nécessaire à ces synthèses provient d'une réaction, l'oxydation lente des aliments. Les êtres «sans défense» combattent généralement leurs agresseurs par des armes chimiques. La communication chimique est très répandue et les phéromones sont utilisées par les bactéries comme par l'homme. La communication hormonale est bien conne. La propagation de l'influx nerveux nécessite des messagers chimiques, les neurotransmetteurs.

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