La médecine comme vocation ?

« Il est très courant de parler de "vocation" pour expliquer le choix de la carrière médicale. Dans une profession aussi connoté éthiquement et, surtout pour les débutants, aussi impressionnante humainement, la référence à l'appel de la vocation constitue une justification commode, surtout a posteriori. Interrogés sur le fait de savoir s'ils recommenceraient dans la même voie, des médecins retraités répondirent : "La médecine a été et reste toujours pour moi une vocation et une sorte de sacerdoce". (...) "on naît médecin". "J'en ai la vocation depuis l'enfance" (...). "On ne doit pas résister à l'appel d'une vocation". (...) "On entre en médecine comme on entre en religion". Et cette image de la vocation offre aux patients un élément rassurant. L'enjeu est tel, pour le patient qui s'en remet à un médecin, qu'il est réconfortant de penser que la médecine n'est pas une profession comme une autre, que le médecin ne l'exerce pas aussi bien que n'importe quelle autre. Ceci explique que les vulgarisations de tous ordres renchérissent sur la vocation. Très récemment, dans un magazine de santé destiné au plus large public, l'interview d'un chef de service de l'hôpital Saint-Antoine, à propos des récents progrès de l'anesthésie, s'accompagne ainsi d'un encart intitulé « Une vocation très précoce» où sont reproduits ces propos : "J'avais onze ans. C'est en lisant des articles sur les médecins dans des magazines. Je me suis dit que ces gens-là servaient vraiment à quelque chose. (...) Je ne me voyais pas ingénieur. J'avais toujours envie de concilier des connaissances scientifiques avec des objectifs humanitaires". Il y a là une indéniable part de vérité : de nombreux médecins se rappellent avoir été, enfants, impressionnés par l'efficacité, l'autorité et le prestige des médecins qui les soignaient. Mais force est aussi de constater que le hasard et le compromis peuvent présider à l'entrée dans les études médicales. »

B. Vergez, Le monde des médecins au XXe siècle, Ed. Complexe, 1996, 312 p. (p. 21)

Le cadre de l'information médicale

« Il y a cent ans, le client moyen était sans aucun doute analphabète et superstitieux et la différence d'éducation entre l'homme moyen et le membre moyen de la profession était énorme. Mais, depuis cette époque, l'instruction publique pour tous a nettement diminué cette distance et des manières de penser rationnelles et laïques se sont répandues dans une partie croissante de la population. Alors que la durée moyenne de la formation professionnelle a augmenté au cours de ces cinquante dernières années, à la fois à cause de la professionnalisation des métiers et de la spécialisation croissante dans les professions libérales établies, la durée moyenne de l'enseignement a encore davantage augmenté. Des élèves de plus en plus nombreux suivent jusqu'au bout les cours des collèges cherchent à entrer à l'université. Ainsi, si nous supposons que l'instruction a une grande signification (et si nous ne faisons pas cette hypothèse pour les profanes, nous ne pouvons pas la faire pour 1es membres de la profession), les profanes ont beaucoup plus de chances aujourd'hui d'être capables de prendre part intelligemment à l'évaluation et à la poursuite active des solutions à leurs problèmes que proposent des membres de la profession médicale. »

E. Freidson. : La profession médicale, Paris, Payot, 1984 (Trad. Profession of medicine), p. 343

Si, de toute évidence, Internet a considérablement bouleversé le paysage de l'information médicale (il donne une audience plus grande aux forums d'auto support et groupes d'expériences, il facilite l'accès à l'information médicale et aux produits pharmaceutiques) le déterminisme technologique ne peut suffire à expliquer ce phénomène et G. Vigarello (1993) avait observé dès la fin des années 1970 l'essor des magazines consacrées à la santé. On peut donc parler d'une transformation plus générale du rapport à la santé, celle-ci devenant dans le contexte de sociétés autonomistes, une véritable norme.

« Forte de sa légitimation, fondée sur la science et la technique, la médecine a progressivement étendu sa juridiction à d'autres champs, celui de la maladie. Elle tend, de plus en plus, à prescrire une hygiène de vie, dicter l'adoption de comportements sains et rationnels en vue de conserver la santé. Car, il importe, depuis la fin des années 70, de protéger le patrimoine collectif que représente la santé en développant des mesures de prévention et en formant les citoyens à veiller sur leur capital santé. «Le droit à la santé » tend donc à changer de sens. Dans les années 60, il impliquait le développement de l'infrastructure médicale et la réduction des inégalités de l'accès au système de soins ; en 1980, il s'agit de responsabiliser les individus et de leur faire modifier comportements et habitudes de vie. La médecine joue un rôle moteur dans ce mouvement qui tend à faire de la santé une super-valeur, une finalité. »

C. Herlich, J. Pierret, Malades d'hier, malades d'aujourd'hui : de la mort collective au devoir de guérison, Payot, Paris, 1991, 313 p. (p. 78)

G. Vigarello, Le sain et le malsain, santé et mieux être depuis le Moyen Age, Paris, Seuil, 1993, 416 p

L'émergence de la « médecine biographique » : une médecine centrée sur la personne

Reprenant les travaux de Foucault, Jewson va montrer comment à partir du 18e siècle la médecine au chevet domestique du malade (bedside medicine) fait lentement place à une médecine organisée autour de l'hôpital et du laboratoire. Ce déplacement central dans la transformation de la médecine (comme l'avait montré Foucault analysant la constitution d'une médecine clinique à partir du XVIII puis l'émergence du modèle anatomo-pathologique) et indissolublement de la constitution de la médecine en « profession » fait disparaître selon Jewson l'homme malade de la cosmologie médicale. Le récit permettant de trouver les sources de perturbation de l'équilibre interne (et dont le meilleur exemple est la théorie des humeurs) fait place à un interrogatoire et un examen organisé autour de gestes techniques (palpation, percussion, auscultation) et d'outils qui mettent à distance le corps (le stéthoscope éloignant l'oreille du médecin du corps du patient).

Cette transformation des modes de connaissance et d'investigation médicale bouleverse les termes de la relation patient – médecin. C'est ainsi que, selon Osborne (1994), l'exercice de la médecine au XIX et, en particulier de la médecine clinique hospitalière, tend à reproduire la relation de patronage caractéristique du rapport que les classes supérieures entretiennent avec les classes populaires. La relation médecin-malade n'y est jamais interrogée pour ses enjeux épistémologiques et n'organise pas véritablement au XIXème siècle une réflexion éthique.

C'est autour de cette question que, à partir des années 1960, au Royaume-Uni va se redéfinir le cadre d'exercice de la médecine généraliste (Osborne, 1994). Elle va ainsi se redéfinir comme une médecine centrée sur la personne (person centred medicine) intégrant une dimension d'éthique.

Loin de former un corps abstrait de règles ou un discours général sur l'intérêt des patients, l'éthique renvoie au contraire à une interrogation épistémologique sur les conditions de la connaissance et les modalités de la prise de décision médicale. Dans ce cadre d'interrogation, la professionalité (la connaissance, le dévouement etc.) ne suffit plus à légitimer a priori les décisions et le médecin doit soumettre ses décisions au crible d'une analyse réflexive. A l'expertise professionnelle consacrée (Trépos, 1996) et d'une certaine manière incorporée dans la personne du médecin, se substitue une expertise moins assurée, construite collectivement dans les groupes Balint et dans une interrogation permanente sur les pratiques et ce qui (se) joue dans la relation médecin-malade. Cette médecine biographique (Armstrong 1979) ne dénie pas la dimension organique des pathologies mais considère qu'elle n'est qu'un élément de la problématique médicale.

Selon Baszanger et Bungener, outre la prise en compte des dimensions sociales (familiale, professionnelle etc) des pathologies et problèmes médicaux - lesquels sont au cœur de leur problème pour les patients atteints de maladies chroniques ou les personnes âgées - la médecine générale contemporaine voit s'ouvrir un nouveau domaine d'intervention : celui du conseil et de l'accompagnement des risques nouveaux (alimentaires, génétiques etc) ou des conduites et modes de vie, toutes choses intégrant une dimension biographique marquée.

• M. Foucault, Naissance de la clinique, PUF, « Quadrige », 1988 (1963), 214 p.
• N. D. Jewson, "The Disappearance of the Sick-Man from Medical Cosmology, 1770-1870", Sociology, May 1976; vol. 10: pp. 225 - 244.
• T. Osborne, "Power and persons: on ethical stylisation and person-centred medicine", Sociology of Health & Illness, Vol. 16 No. 4 1994
• J-Y Trépos, La sociologie de l'expertise, PUF « Que sais je ? »1996 127 p.
• D. Armstrong, "The emancipation of biographical medicine", Social Science of Medicine 1979 Jan;13A(1):1-8.
• (du même auteur voir aussi : "The patient's view Social Science & Medicine", Volume 18, Issue 9, 1984, pp. 737-744)
• M Bungener, I Baszanger, « Médecine générale, le temps des redéfinitons », in Baszanger I, Bungener M, Paillet A (dir), Quelle médecine voulons vous ?, La Dispute « état des lieux » 2002.

Une construction négociée de la pratique

« La consultation de médecine générale reste un lieu où s'expriment non seulement des plaintes physiques mais aussi toutes sortes de difficultés personnelles, professionnelles, familiales ou sociales. Face à elles, les médecins généralistes ont alors à déterminer ce qu'ils vont prendre en charge. Dans son amplitude la plus large, cette posture d'écoute renvoie à la définition du médecin généraliste comme celui qui doit « traiter les personnes dans leur globalité ». (...) De fait la consultation de médecine générale, beaucoup plus que toute autre, est sous tendue par un rapport social particulier. Même si la position du médecin reste forte, le malade a la possibilité d'imposer quelques uns de ses critères personnels pour définir la situation, ouvrant un rapport de négociation spécifique entre généralistes et malade. Les malades contrôlent ainsi partiellement la relation et le contenu même du travail des médecins généralistes ».

Bungener M., Baszanger I., « Médecine générale, le temps des redéfinitons », in Baszanger I, Bungener M, Paillet A (dir), Quelle médecine voulons vous ?, La Dispute « état des lieux » 2002, pp. 29-30.

La conception “professionnelle” de l'usage du savoir

Cette conception de l'usage du savoir se distingue de la conception « professionnelle » , au sens sociologique du terme, telle que l'analyse par exemple E.-C. Hugues

« La nature du savoir, appliqué ou théorique, qui sous-tend les actes du professionnel n'est pas toujours très claire; il s'agit d'un mélange de plusieurs types de savoirs pratiques et théoriques. Mais le fait que la pratique de la profession repose sur un type de savoir auquel seuls les membres de la profession ont accès, en vertu de longues études et d'un long processus d'initiation et d'apprentissage dirigé par des maîtres qui appartiennent à la profession, est partie intégrante de ce qui constitue la profession et ses revendications. (…) Les professionnels professent. Ils professent qu'ils connaissent mieux que les autres la nature de certaines questions, et qu'ils savent mieux que leurs clients ce qui ne va pas chez eux ou dans leurs affaires. C'est là l'essence de l'idée de profession et des prétentions qu'elle implique. Plusieurs conséquences en découlent. Les membres des professions revendiquent le droit exclusif de pratiquer, dans le cadre d'un métier, l'art qu'ils font profession de connaître, et de prodiguer le type de conseils qui sa source dans leur savoir spécialisé. C'est le fondement de la licence, au sens étroit d'autorisation légale et au sens plus large de liberté d'action, concédée aux membres d'une profession par le public, en ce qui leur pratique professionnelle, voire leur manière de vivre et de penser. On attend du professionnel une pensée objective et de la curiosité dans des domaines où le poids du conformisme et de l'affectivité limitent les investigations intellectuelles des profanes. Bien plus, on attend et exige de lui, en tant que membre d'une profession, une pensée objective dans des domaines qu'il aurait e la peine à aborder sous cet angle s'il était personnellement concerné. C'est pourquoi on ne peut demander au médecin de se soigner, au prêtre de s'absoudre ou au professeur d'être un parent modèle. Un professionnel a la licence de dévier par rapport à la conduite profane dans ses actions et dans son mode de pensée pour tout ce qui concerne l'objet de sa profession ; c'est une déviation institutionnalisée qui implique un certain effort pour parvenir à une définition claire des situations et des rôles.

Dans la mesure où le professionnel « professe », il demande qu'on lui fasse confiance. Le client n'est pas bon juge de la qualité du service reçu ; de plus, les problèmes et les affaires des hommes sont tels que même les meilleurs conseils ou interventions du professionnel ne pourront pas toujours les résoudre. (…) Le client doit faire confiance au professionnel, il doit lui confier tous les secrets relatifs à l'affaire traitée. Il doit avoir confiance en son jugement et en sa compétence. En retour, le professionnel doit pouvoir se mettre à l'abri de toutes les conséquences malheureuses de ses interventions ; il s'entend avec ses collègues pour rendre très difficile l'évaluation de l'un d'entre eux par toute instance ou personne extérieure - les tribunaux y compris. Seuls les professionnels peuvent dire si un collègue a commis une erreur.

Autre conséquence de la revendication par les professions de connaissances spécialisées et d'une haute compétence: le mandat. Les avocats ne sont pas contentent pas de conseiller leurs clients et de plaider leur cause à sa place, ils développent aussi toute une philosophie du droit, de sa nature, de ses fonctions, et de la façon dont il convient d'administrer la justice. Les médecins considèrent que la définition de la maladie, de la santé, et et du mode de distribution et de financement des services médicaux relèvent de leurs prérogatives. Les travailleurs sociaux ne se contentent pas d'élaborer une technique d'assistance individualisée, ils se préoccupent aussi de législation sociale. Chaque profession se considère comme l'instance la mieux placée pour fixer les termes selon lesquels il convient de penser un aspect particulier de la société, de la vie ou de la nature, et pour définir les grandes lignes, voire les détails, des politiques publiques qui s'y rapportent. »

« Les professions établies », in E.-C. Hugues, Le regard sociologique. Essais choisis, (trad) Ed de l'EHESS Paris, 1996, 344 p (p. 108).

La proto-professionalisation : au-délà de la consultation, un cadre général d'information du “patient”

« La population se divise aujourd'hui en patients et futurs patients. Tous tentent d'écouter les conseils du médecin, rester mince et garder la forme, éviter de fumer et choisir une alimentation composée de mets approuvées par la médecine dont le nombre va s'amenuisant de jour en jour. Les médecins les plus entreprenants prescrivent, sans se soucier du consensus professionnel, une hygiène de vie complète à leur proto-patients dociles (...) les médecins, les travailleurs sociaux, les hommes de loi, les psychologues participent à un effort continu de formation et d'information. Ils fournissent à leurs patients et clients des données, des explications et des conseils. Certains écrivent des livres destinés à un large public, publient des les journaux ou les magazines à grand tirage ou encore parlent à la radio ou à la télévision (…) une version du savoir professionnel, révisé et autorisé est donc ainsi transmise aux clients, aux patients, aux écoliers et à la masse du public. Dans ce processus, on inculque aux citoyens de l'Etat providence les bases de l'hygiène et le nom d'un petit groupe de maladies, leurs symptômes et comment les guérir. (…) C'est cette éducation permanente qui transforme les individus en membres (plus ou moins) compétents de la société contemporaine. »

A. De Swaan : Sous l'aile protectrice de l'État. [trad. de In care of the state]. Paris: Presses Universitaires Françaises, 1994. (p. 326)

Cette proto professionalisation s'esquisse selon P. Pinell au début du XXe avec la mise en place de la prévention dans le champ de la lutte contre le cancer. Il s'esquisse alors un nouveau type de rapport au corps, faisant de chacun la sentinelle de son propre corps. C'est un homo sanitas qui se façonne ainsi ; dans le monde moderne, chacun d'entre nous est imprégnée des catégories médicales.

« Que conseille-t-on à "l'individu responsable", en lui demandant de se comporter comme un auxiliaire médical ? D'être autrement attentif à ce qu'exprime son corps, non pas de contrôler ses manifestations intempestives, mais de savoir lire, donc de savoir percevoir les signaux qu'il émet, et ce grâce à une grille de lecture permettant de les classer en signaux évocateurs d'un possible danger ou réellement anodins. Si l'aptitude à prendre des distances vis-à-vis de soi-même, à se considérer comme un objet est un trait spécifique de la nature humaine, l'attention au corps demandée ici se fait exigence d'une objectivation scientifique de soi-même. Elle suppose une conscience de soi "éduquée", disposant des outils symboliques lui permettant de voir son corps et de le déchiffrer comme le fait un médecin. Tout se passe comme si l'évolution civilisatrice, après avoir circonscrit les manifestations du corps dans un espace d'intimité, poussait cette fois l'auto contrôle à se porter sur l'intérieur du corps, de telle sorte que le corps soit dépouillé de sa subjectivité pour se présenter à son propre regard comme corps de savoir (…) L'homo medicus est un individu chez qui l'aptitude à se considérer comme un objet est poussée, à la limite, jusqu'au dédoublement. La capacité qui lui est attribuée de porter sur Son corps souffrant un regard débarrassé de toute subjectivité en fait un être dans lequel s'incarne la relation médecin-malade. »

P. Pinell, Naissance d’un fléau. Naissance de la lutte contre le cancer en France (1850-1940), Métailié, Paris, 1992 (p. 306)

Voir aussi : Patrice PINELL : « Médicalisation et procès de civilisation », in Aïach P., Delanöé D. (dir), L’ère de la médicalisation, Ecce homo sanitas éd. Anthropos, Paris, 1998 250 p (pp. 37-51).

Le corps en sociologie de la médecine

Constituée chez T Parsons, autour d'une problématique fonctionnaliste en termes de profession, la sociologie de la médecine s'en est peu à peu dégagée pour étudier comment la médecine gère les contraintes pesant sur toute activité et, celles particulières, propres à une activité consultante. C'est autour de la relation médecin – malade que se sont polarisées les deux approches historiquement dominantes dans la sociologie américaine ; celle fonctionnaliste postulant que la relation entre un professionnel : le médecin et un malade a un caractère consensuel, en raison de la forte intégration par les acteurs de leurs rôles respectifs et celle interactionniste postulant au contraire, que la relation médecin – malade est de nature problématique et présente un caractère conflictuel du fait de la divergence des perspectives (voir, sur cette distinction, P Adam et C Herzlich, Sociologie de la maladie et de la médecine, Nathan Université, Coll. « 128 » Paris, 1994).

La question du corps a paradoxalement été relativement peu traitée en sociologie de la médecine et ce n'est que relativement récemment que des travaux la prennent en compte soit pour interroger la neutralisation du corps nécessaire à la constitution d'une profession et à l'exercice de la médecine (D. Armstrong (2006) ; M. Gothill and D. Armstrong (1999)) soit encore pour interroger la place du corps dans l'action. La question du corps se pose de manière centrale dans certains segments de la médecine -on peut penser à la chirurgie- où comme l'indique Goffman, la réalisation du service suppose la mise à distance du corps et de la personne (par exemple par l'anesthésie permettant de contrôler les réactions).

Pour une analyse d'une opération chirurgicale comme « reconfiguration continue du corps et des personnes » (l'opéré est un corps mais ne s'y réduit jamais ; c'est là l'enjeu et la tension de l'opération) voir M. Callon, V. Rabeharisoa, 1999, « De la sociologie du travail appliquée à l'opération chirurgicale : ou comment faire disparaître la personne du patient ? », Sociologie du Travail, 41, p.143-162.

E. Goffman : Asiles Etudes sur la condition sociale des malades mentaux. Ed. Minuit, Paris, 1968 (trad. de Asylum)

D. Armstrong : “Embodiment and ethics: constructing medicine’s two bodies” Sociology of Health & Illness Vol. 28 ; No. 6 ; 2006, pp. 866–881.

M. Gothill, D. Armstrong : “Dr. No-body: the construction of the doctor as an embodied subject in British general practice” Sociology of Health & Illness Vol. 21 No.1 1999, pp. 1-12.

Le médicament : un objet social

« Les médicaments se prêtent particulièrement à des échanges significatifs. Ils facilitent, façonnent et renforcent les relations sociales, car ils expriment et confirment l’amitié, le dévouement et la sollicitude, particulièrement dans la rencontre entre un patient et son médecin. » Sjaak van der Geest et Susan Reynolds Whyte : « popularité et scepticisme : opinions contrastées sur les médicaments »

Anthropologie et Sociétés, Vol. 27, n° 2, 2003 (p. 102).

Les auteurs observent également que le médicament individualise le traitement et permet de desserrer quelque peu les contraintes du contrôle social de la collectivité, du couple et de la famille ; il assure donc une fonction d'empowerment (id. p. 104).

Le malade actif

« Aussi le malade n'est il ni fondamentalement passif, ni tout à fait actif ni entièrement docile et confiant, ni totalement révolté. Sachant la nécessité du recours au professionnel, mais très loin de s'y fier aveuglément convaincu à la fois de ses bienfaits et de ses carences, le malade presque toujours compose, ruse souvent, et parvient parfois à négocier. Dans cette perspective, la plus parfaite docilité apparente n'est souvent qu'un masque dissimulant les diverses stratégies par lesquelles le malade tente de conserver ou de reconquérir le contrôle de la situation. »

C. Herlich, J. Pierret, Malades d'hier, malades d'aujourd'hui : de la mort collective au devoir de guérison, Payot, Paris, 1991, 313 p. (p. 248).

La compliance

Cette notion désigne le degré d'ajustement du comportement du patient aux recommandations et prescriptions médicales. Elle s'inscrit donc d'emblée dans une conception asymétrique de la relation médecin- malade : tout défaut de compliance est imputée au malade dans la mesure où celui-ci doit suivre, se conformer et soumettre aux recommandations.

L'observance dans laquelle on peut distinguer des conditions (information du patient, acceptation etc) intègre une dimension de participation et d'implication du patient. Le déplacement d'une notion à l'autre est sensible : il marque le déplacement d'une problématique médico-centrée des événements de santé à une problématique élargie dans laquelle l'interaction médecin- malade, la réalisation des actions thérapeutiques n'a aucune sorte d'évidence mais des conditions de félicité ouvrant droit aux connaissances sociologiques, psychologiques, anthropologiques, etc. Ce déplacement est aussi lié à l'émergence de la spécificité de la problématique des maladies chroniques.

C. Bungener, M. Morin, M., Souteyrand (Eds.), L'observance aux traitements contre le VIH/sida: Mesure, déterminants, évolution, Collection Sciences Sociales et SIDA, ANRS, Décembre 2001 (79-86)

P. Conrad, “The meaning of medications : another look at compliance”, Social Science of Medicine, 1985; n° 20: pp. 29-37.

Pour une discussion de cette question voir D. Carricaburu et M. Ménoret, Sociologie de la santé : Institutions, professions et maladies, A Colin, Paris, 2004, 235 p. (chap 6 : compliance et normalisation).

« L'effet placebo » : une notion trop univoque et peu explicative selon P Pignarre :

« Il est intéressant de constater que l’on n’a jamais réussi à définir une seule caractéristique propre à certaines consultations cliniques qui permettrait d’augmenter l’effet placebo ; quand on interroge les personnes qui emploient de manière positive cette formule d’effet placebo, on ne sait jamais si l’importance de l’effet placebo dépend du clinicien et de ses manières d’agir ou du patient et des traits psychologiques qui le singularisent. Sans aucune rigueur, on argumente tour à tour en faveur du premier ou du second. (…) Il y a finalement assez peu de chances pour qu’il y ait une réalité quelconque saisissable derrière toutes les affirmations sur un effet placebo, dont la seule caractéristique stable est son instabilité. Il s’échappe de tous les côtés ; il est la plus insaisissable des choses. Il ne s’agit pas ici de nier l’existence de phénomènes d’influence qui peuvent agir sur un patient, mais de combattre l’idée qu’ils vont de soi, que tous les médecins seraient capables de les induire, qu’aucun savoir technique particulier ne serait nécessaire pour guérir en utilisant cette influence. Il s’agit de dire aux médecins qu’ils ne peuvent pas, dans le même temps, disqualifier les techniques thérapeutiques qui semblent reposer sur l’influence (par exemple, les guérisseurs), et affirmer qu’ils savent faire la même chose, sans connaissances particulières. Il s’agit aussi de mettre en cause la théorie dite psychosomatique qui va avec et qui est basée sur beaucoup trop de postulats. (…) La notion d'effet placebo englobe tout ce qui ne relève pas de l'action de la thérapeutique mais, du même coup, elle annexe à la médecine toutes les formes de guérison ! On n'a plus aucun droit de guérir pour d'autres raisons. "Tout dépend de nous, même ce qu'on n'est pas capable d'expliquer", tel est le message qui est envoyé avec la notion d'effet placebo. »

P. Pignarre : “La cause placebo”, in Le Placebo dans tous ses états. Actes du Colloque tenu à Lyon le 22 mars 2007 (Jacques André Editeur), mai 2007 (également disponible en ligne : www.recalcitrance.com).

Le « remède médecin » : M Balint

« Spontanément, le médecin éprouve un besoin irrésistible de prouver au patient, au monde et surtout à lui même, qu’il est bon, bienveillant, avisé et efficace. Il existe néanmoins des patients que nous ne pourrons pas aider, parce qu’il existera toujours des incurables.

Malheureusement, en psychologie médicale comme en médecine organique, vouloir soulager les souffrances à tout prix peut aboutir aux pires catastrophes : si le médecin réussit à faire disparaître le symptôme, le patient et le médecin peuvent rester dans l’ignorance de la cause réelle de la maladie, alors que le processus psychologique continue le plus souvent à progresser et qu’il peut rendre toute thérapeutique ultérieure très difficile, voire impossible. Le réconfort et le placebo sont plus efficaces dans des cas d’organicité, en particulier chez des personnes à peu près normales, ou peu névrosées ; mais leur efficacité décroît rapidement, et d’autant plus que les problèmes de la personnalité deviennent essentiels. D’ un autre côté, on a peu écrit sur le besoin compulsionnel qu’ont certains patients d’avoir un "mauvais médecin", inefficace et thérapeutiquement impuissant. Peu de praticiens tolèrent ce rôle, et encore moins s’y adaptent en toute connaissance de cause. Ces deux tendances opposées, le besoin du médecin d’être secourable, et celui du patient de démontrer que son médecin est inefficace, aboutissent à un état de tension. »

M. Balin, Le médecin, son malade et la maladie, PUF1960

partiellement traduit dans HERZLICH C., Médecine, maladie et société, (recueil de textes) Paris La-Haye, Mouton, 1970.

Les frontières de l'auto-médication

Selon S. Fainzang, l'aspirine qui « est au médicament ce que le pain est à l'alimentation », est un médicament si familier, qu'il acquiert le statut d'un produit quotidien, auto-administré même par ceux qui déclarent ne pas pratiquer l'auto-médication.

Fainzang S., Médicaments et société, le patient, l'ordonnance et le médecin, Paris : PUF, 2001. 156 p. Collection « Ethnologies » .

Voir aussi Anthropologie et Sociétés, Volume 27, numéro 2, 2003, p. 5-247 « Cultures et médicaments » (disponible sur www.erudit.org).

Le médicament comme redistribution des relations

« Encore une fois, on n’insistera jamais assez sur l’impact des modifications induites par l’introduction des médicaments dans les réseaux qui prennent en charge la souffrance, mais aussi, plus généralement, dans les réseaux qui ont affaire avec les difficultés de la vie de toute nature. Il faut passer, comme deux auteurs américains nous y invitent dans un article récent, du "disease-centred model" au "drug-centred model". Les substances qui modifient les comportements et la psychologie sont soit interdites – ce sont des "drogues" –, soit elles ont le statut de médicaments et, dans ce cas, elles ne pouvaient jusqu’à présent être obtenues que sur prescription médicale. Elles font d’ailleurs des allers et retours entre ces deux statuts : certains médicaments (héroïne, cocaïne, amphétamines) sont d’abord des médicaments et deviennent ensuite des substances interdites (il est probable que ce sera encore le cas demain de plusieurs psychotropes utilisés aujourd’hui en pratique médicale). À l’inverse, des substances interdites, comme le cannabis, tentent de devenir des médicaments (y compris dans des troubles organiques comme le glaucome). Entre le statut de drogues et celui de médicaments, il n’y a apparemment pas de troisième terme. Ce qu’on appelle médicalisation est la conséquence du statut des substances qui agissent sur les comportements : les médecins ont le monopole de leur prescription. Il faut ajouter ici que ce modèle est en cours d’évolution : les médecins sont en train de perdre une partie de leur pouvoir. L’industrie pharmaceutique s’adresse de plus en plus directement aux patients pour faire la promotion des médicaments, les médecins doivent de plus en plus céder à des patients qui leur dictent le contenu de leur ordonnance. »

Philippe Pignarre, « Médicaliser/démédicaliser : développer l’expertise des patients », Cliniques méditerranéennes, 2008 / 1 - N° 77, pp.125-136 (www.cairn.info).

Une pratique non-évidente : la prise du médicament

M. Akrich montre que l'action thérapeutique peut être analysée comme un parcours agenceant des étapes, acteurs, choses et événements hétérogènes : une consultation ( dans laquelle la part d'information peut être variable), une ordonnance dont le contenu peut être négocié, des médicaments et leurs notices hétérogènes (si la notice intègre des considérations plus ou moins médicales et déploie des niveaux de discours différents (en construisant par exemple une équivalence entre la posologie et les outils de mesure quotidiens comme la cuillère à café), elle met aussi en forme le réseau médical et vise à « encadrer le comportement du patient »). M. Akrich observe ainsi que la prise d'un médicament constitue une activité cadrée et dont la fréquence des appels aux centres anti-poisons montre qu'elle n'est pas évidente. Ainsi, « la prise elle-même ne devait pas être mise entre parenthèses comme un geste anodin sans intérêt. Elle suppose une préparation, une organisation, une inscription dans la durée qui en font un moment bien identifié dans le cours quotidien de l’existence, la réinscrivent dans un parcours thérapeutique auquel elle contribue à donner un sens. »

M. Akrich, « Le médicament comme objet technique », Revue internationale de Psychopathologie, 1996, n° 21, pp.135-158.

Une formation médicale hospitalo-centrée

Isabelle Baszanger a montré le poids de l'hôpital dans la socialisation et la formation professionnelle des médecins généralistes en France en même temps que le contrôle social qu'il exerce de l'accès à la profession et de son exercice. Il est ainsi un marqueur de la hiérarchie médicale. « Les étudiants avant de quitter l'hôpital ont donc reconnu sa supériorité. Supériorité fondée sur le poids accordé au savoir et sur le statut socialement fait à l'intelligence abstraite. De ce point de vue, les nouveaux généralistes ont été conduits à intérioriser que le segment hospitalier avait le monopole de la pensée - pensée théorique dont, en tant que généralistes, ils sont exclus et qui ne les atteindra, eux, que dans ses retombées pratiques (par exemple, les procédés thérapeutiques). Ce qui se trouve ici marqué est la césure - caractéristique du système médical français - entre les médecins hospitalo-universitaires et les médecins généralistes; la capacité à conceptualiser et la somme de savoir, mesurées par les échelons franchis, servent, en quelque sorte, à départager les uns des autres. En ce sens – et quelle que soit la part de choix qu'ils aient eue – les étudiants ont assisté à un tri, une sélection dont le principe même est le poids accordé au savoir. Bien que le point de vue adopté dans ce travail n'ait pas été celui d'un raisonnement en fonction du système universitaire, de ses modes de sélection et de ses filières de carrières. On peut néanmoins se demander si le poids donné à ce savoir, tant comme principe de sélection que comme moyen de contrôle social, ne constitue pas un trait distinctif du système français. »

Isabelle Baszanger, « Socialisation professionnelle et contrôle social. Le cas des étudiants en médecine futurs généralistes », Revue française de sociologie, 1981, Volume 22, Numéro 2 p. 223 - 245 (p. 242) (disponible sur www.persee.fr).

L'incertitude dans la relation médecin / patient

Pour ne prendre que cet exemple, Marie Ménoret observe comment en cancérologie l'introduction de l'incertitude (sous sa forme probabiliste) lors de l'annonce d'un cancer a fortement modifié la relation patient / médecin : « en partageant un postulat d’incertitude avec leurs malades, les cancérologues français affichent dorénavant les limites d’une médecine qui ne saurait fonctionner exclusivement sur un principe d’éradication (usine à guérir). »

« L’introduction de la probabilité dans le registre de l’information du cancer concerne pour l’instant la génération qui a grandi tandis que la biomédecine attribuait un rôle croissant au concept de pronostic. Les mères des patientes d’aujourd’hui qui ont eu elles-mêmes un cancer du sein ont bien souvent été informées de leur diagnostic en des termes extrêmement vagues (Quint, 1965). Aujourd’hui, leurs filles partagent le principe d’incertitude, qui imprègne le mot cancer — lorsqu’il est prononcé ou bien les euphémismes qui en tiennent lieu — avec les médecins qui les soignent. Ce changement de contenu informatif, passé en quelque deux décennies du « ne rien dire » au « dire l’incertain », est également performatif : il réorganise tout autant l’exercice de communication médicale que l’expérience de la maladie. (…) Ce qui va leur être proposé désormais, dans le cadre du dispositif d’annonce qui commence à se diffuser dans l’hexagone, c’est, d’abord, davantage de temps lors de la première consultation afin que l’on puisse mieux leur expliquer leur maladie et les traitements qui sont envisageables. C’est, ensuite, pour les patients qui le souhaitent, la possibilité d’être associés aux choix thérapeutiques et c’est, enfin, si nécessaire, un soutien psychologique et social. »

M. Ménoret, « Informer mais convaincre : incertitude médicale et rhétorique statistique en cancérologie », Sciences Sociales et Santé, Vol. 25, n° 1, mars 2007.

Sur les transformations des conditions de travail des médecins :

• P. Bouffartigue, J. Bouteiller (et Anne-Marie Arborio) : Les conditions de travail des médecins Intérêt et limites d’une comparaison entre médecins salariés et libéraux. Post-enquête « Conditions et organisation du travail dans les établissements de santé » (4/5) DREES série études document de travail n° 50 – juin 2005 (en particulier le chapitre « Un temps de travail rebelle à la mesure » et partie II).
• A.-C. Hardy-Dubernet, C. Gadéa De « faire médecine » à « faire de la médecine » DREES série études document de travail n° 53 – octobre 2005.
• A.-C. Hardy-Dubernet, Y. Faure : Le choix d’une vie …Étude sociologique des choix des étudiants de médecine à l’issue des épreuves classantes nationales DREES série études document de travail n° 66 – décembre 2006.

« Les femmes qui s’engagent dans les études de médecine ne sont plus des pionnières et elles le font avec l’idée claire qu’elles choisissent un métier bien adapté à la vie de femme qu’elles anticipent. Être médecin, ce n’est pas, pour elles, faire "comme un homme", c’est pratiquer un "métier de femme". Pour que cette évolution ait eu lieu, il a fallu que le contexte dans lequel les jeunes bachelières scientifiques décident de leur orientation soit très favorable au choix d’une faculté de médecine. En outre, il est nécessaire que le métier soit porteur de représentations qui permettent une telle sexuation des orientations : un métier "pour les femmes", cela signifie une pratique qui permette aux femmes de s’identifier en tant que professionnelles et qui soit suffisamment rentable pour qu’elles y investissent de nombreuses années d’études. Cela implique aussi que les hommes ne s’y retrouvent plus et préfèrent se diriger vers d’autres destinées jugées par eux plus gratifiantes, symboliquement et financièrement. »

A.-C. Hardy-Dubernet, « Femmes en médecine : vers un nouveau partage des professions ? », Revue française des affaires sociales ; N° 1 – janvier-mars 2005 (« Dynamiques professionnelles dans le champ de la santé ») p. 46

(Consultable sur www.sante.gouv.fr).

Segmentation, prestige et revenus

« La considération portée par les patients au «médecin de famille », l'officier de santé au XIXe siècle ou le médecin généraliste au XXle siècle - suit une même logique: l'officier de santé incarnait dans les campagnes la science et le savoir. Il était appelé au chevet des cas graves ou comme dernier recours, après que les pratiques profanes et concurrentes eurent échoué. Aujourd'hui les patients recourent spontanément ou sous l'effet d'injonctions diverses au médecin généraliste pour des maux de peu d'importance ou bien en vue d'une première étape avant d'accéder à un spécialiste. Ainsi, l'une des divisions les plus manifestes dans l'apprentissage et l'exercice de la médecine aujourd'hui, la distinction entre les généralistes et les spécialistes, apparaît comme l'avatar, au fil de tant de réformes des études et des institutions médicales, d'une forme de division du travail ancienne dont la manifestation, au XIXe siècle, était la distinction entre les officiers de santé et les docteurs en médecine. La profession médicale en France depuis la fin du XIXe siècle s'est constituée sur le principe du monopole de l'exercice de la médecine par les docteurs, en excluant les officiers de santé. Malgré cette logique professionnelle, la cohérence de la structure sociale a perduré sous une forme aujourd'hui exacerbée dans la différenciation entre docteurs généralistes et docteurs spécialistes. Mais à la différence d'il y a cent cinquante ans, la rétribution sociale de cette forme particulière d'exercice médical dominée qu'est la pratique généraliste est seulement évaluée à l'aune des paiements des consultations. Les honoraires actuels offrent-ils les mêmes satisfactions que les honneurs de jadis ? »

Marie Jaisson, « l'honneur perdu du généraliste », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 2002 ; Volume 143 ; Numéro 1 pp. 31-35 (p. 35) (disponible sur www.persee.fr).

Pour une présentation synthétique de la segmentation contemporaine du champ médical, voir : M. Arliaud, M. Robelet : “Réformes du système de santé et devenir du « corps médical »”, Sociologie du travail (2000) 42, 91-112.

Des modes d'exercice différenciés

« La période (contemporaine) est marquée par la montée en force des spécialistes. Il s'agit d'un phénomène global dans les pays occidentaux, qui s'est amorcé en France au cours des décennies précédentes. La loi Debré favorise, voire amplifie ce mouvement. Le volume des connaissances s'accroissant d'une manière exponentielle, il devient impossible pour un seul individu de suivre dans le détail l'évolution de la médecine tout entière. Le nombre .des spécialités ne cesse également d'augmenter (35 chaires à Paris en 1922, 80 en 1965), et elles tendent elles-mêmes à se subdiviser en sous spécialités, dont certaines prétendent assez rapidement au statut de spécialité pleine et entière. La médecine est-elle en train de s'émietter ?

Les spécialistes se font donc toujours plus nombreux, et leur prestige social s'accroît d'autant, finissant bien souvent par éclipser celui du praticien de médecine générale, de plus en plus appelé "généraliste".

Ils changent aussi de visage: jusqu'alors, c'étaient surtout des hommes mûrs, souvent omnipraticiens au départ et pour qui la spécialisation constituait une sorte d'aboutissement ; à la fin des années 1960, de jeunes médecins en début de carrière pratiquent leur spécialité de manière exclusive, bénéficiant de l'euphorie économique liée à l'apogée des Trente Glorieuses.

Les appareils sophistiqués du spécialiste impressionnent le patient. Le retentissement médiatique de certaines grandes "premières" médicales rejaillit sur la spécialité tout entière; les premières greffes cardiaques confèrent ainsi un immense prestige aux cardiologues – d'une manière générale, les transplantations d'organes fascinent l'opinion. Le statut des spécialités évolue; les anesthésistes, par exemple, ont de plus en plus tendance à se considérer comme étant les égaux des chirurgiens. Le certificat de spécialité exige quatre années d'études supplémentaires, ce qui explique une rémunération à l'acte plus élevée que pour les consultations traditionnelles; en outre, l'internat est de plus en plus nécessaire. D'une spécialité à l'autre, les disparités de revenus sont considérables, mais les frais d'installation le sont également. Si le chiffre d'affaires du radiologue est de loin le plus élevé, ses dépenses d'équipement sont immenses, et il ne peut se permettre une erreur de choix de matériel car la concurrence est vive. Le rythme de travail, le rapport au temps et la tension professionnelle ne sont pas partout identiques. Anesthésistes et chirurgiens disposent, en situation de pleine activité, de revenus confortables, mais le rythme de travail souvent irrégulier, la fréquence des gardes et la longueur de certaines interventions rendent le métier très éprouvant physiquement, d'autant que les demandes de temps partiel sont souvent impossibles à obtenir en raison de rigidités administratives et culturelles de toutes sortes. Dans d'autres spécialités, il est en revanche possible de programmer les rendez-vous deux ou trois mois à l'avance et de répartir harmonieusement temps de travail et temps libre. Certaines, telles la pédiatrie et la psychiatrie, exigent de longues heures de labeur et une attention de tous les instants pour une rémunération inférieure à la moyenne - ce qui traduit au passage l'image que se font de ces spécialités les pouvoirs publics, les autorités médicales, voire une partie de l'opinion... »

E. Thévenin et H. Berlan, Médecins et société en France des origines à nos jours, Privat, 2005, 208 p. (p. 195).