La qualité : une mise sous contrôle de l’activité médicale ?

« Dans le courant des années quatre-vingt, les médecins cliniciens se voient proposer, puis bientôt sommés de procéder à l’évaluation de leurs « pratiques » (…) Ce type de rationalisation anime en permanence les professions et correspond à des moments de tensions entre les « agents rationalisateurs » qui sont souvent des médecins issus des « sciences fondamentales » (qui sont ici des « médecins savants ») et les « opérateurs » qui sont ici les médecins cliniciens (…) C’est au nom du fondement scientifique de la médecine et face à une hétérogénéité injustifiée des pratiques médicales ; que des médecins savants se lancent dans cette entreprise de rationalisation de la médecine. Ce qui est en jeu pour les cliniciens est alors la définition de la part légitime qui revient à leur liberté de jugement face à l’incertitude.
A cette première tension entre les cliniciens et les médecins savants s’en ajoute une seconde lorsqu’on observe que les promoteurs des outils d’évaluations des pratiques ne sont pas uniquement des médecins mais également des économistes ou des « gestionnaires », qu’il s’agisse de managers hospitaliers ou de représentants de l’administration de la santé ou de l’assurance maladie (…) Médecins savants et gestionnaires se retrouvent autour de la formulation d’un même « impératif de la qualité » enjoignant les médecins cliniciens à améliorer la qualité des soins entendue ici comme la conformité des pratiques médicales à des normes scientifiquement établies. La tension qui apparaît alors oppose les médecins savants et les cliniciens aux gestionnaires au sujet de la part légitime qui peut revenir aux critères économiques dans la prise de décision médicale. »

Cf. M. Robelet, Les figures de la qualité des soins, rationalisation et normalisation dans une économie de la qualité, Thèse de doctorat de sociologie, 2002, p. 21-22.

Un modèle de qualité technocratique : la rationalisation des choix budgétaires

« En 1969, E Papiernik est un jeune chef de clinique assistant en gynécologie obstétrique dans un hôpital parisien. Il invente et publie un coefficient de risque de l’accouchement prématuré, qui permet dans la pratique quotidienne d’adapter les soins à la situation de la patiente. Cette invention, présentée lors d’un congrès international d’informatique médicale attire l’attention des ingénieurs chargés par R Boulin, alors ministre des affaires des Affaires sociales, de la politique de rationalisation des choix budgétaires (RCB). Ils proposent alors au ministère un programme fondé sur des objectifs et des analyses coûts efficacité en périnatalité, proposition qui rencontre l’adhésion des hommes politiques au pouvoir (…) L’expérience en périnatalité fournit une première définition de l’évaluation médicale, intégrant certes des critères d’efficience, donc de coûts, dans l’allocation des ressources, mais d’abord des préoccupations de santé publique. Dans cette période pionnière, l’évaluation passe par la production d’outils permettant de mesurer l’activité médicale et par la fixation d’objectifs de santé (collectifs et non plus individuels), permettant une amélioration de la qualité des soins. »

Cf. M Robelet, « Mobilisations autour du développement de l’évaluation médicale en France », Politix, n° 46, 1999, p. 74-75.

La mise en œuvre du discours sur la qualité : les références médicales opposables

« Le caractère institutionnel accordé à l’enjeu de la qualité des soins se traduit au début des années quatre-vingt-dix par l’introduction de normes de pratiques professionnelles « opposables » -dont le manquement est susceptible d’être sanctionné – dans les conventions médicales organisant les relations entre les médecins libéraux et l’assurance maladie (…) La définition de normes de pratiques opposables aux médecins dans le cadre d’une convention médicale n’est que l’instrument de rationalisation des comportements définissant la « maîtrise médicalisée » des dépenses de santé, de sorte que la référence à la qualité des soins peu tout bien se réduire à un argument théorique mobilisé pour accepter par les médecins de nouvelles mesures de maîtrise de dépenses de santé (…) Les RMO (références médicales opposables) se présentent comme un outil permettant à la fois d’améliorer la qualité des soins et de réduire les dépenses de santé, selon le postulat qu’en soignant mieux, on soignerait à moindre coût, postulat qui devient une croyance partagée par les acteurs mobilisés autour de ce nouvel outil de régulation : représentants des gouvernements successifs, de l’assurance maladie, des syndicats de médecins libéraux et médecins savants (…) Les RMO sont bien des recommandations de pratiques professionnelles d’un type particulier, du fait de leur formulation et de leur opposabilité. Le contenu et la répartition entre les acteurs du travail scientifique nécessaire à leur élaboration ont donné lieu à des négociations entre représentants de la profession, du gouvernement et des médecins experts de l’ANDEM (agence nationale de l’évaluation médicale). »

Cf. M. Robelet, Les figures de la qualité des soins, rationalisation et normalisation dans une économie de la qualité, Thèse de doctorat de sociologie, 2002, p. 214-243.

Une qualité industrielle : le milieu hospitalier et le référentiel d’accréditation

« La réforme de l’hospitalisation publique et privée de 1996 introduit, pour les établissements de santé une procédure externe d’évaluation, dénommée « accréditation », visant l’amélioration continue de la qualité et de la sécurité des soins. Cette procédure est conduite par une nouvelle instance, née de la transformation de l’ANDEM en établissement public administratif, l’Agence nationale d’Accréditation et d’Évaluation en Santé (ANAES). Elle s’inscrit dans la nouvelle donne de la régulation hospitalière dans laquelle les établissements de santé doivent fournir des informations, quantitatives et qualitatives sur leur activité, servant le processus d’affectation de ressources régionales (…)
La procédure, en exigeant des professionnels de santé qu’ils développent la traçabilité de leurs actions, introduit de nouveaux éléments de rationalisation de l’activité médicale, qui reposent sur des critères industriels de qualité. Pour autant, il s’agit moins d’une « industrialisation » de l’activité médicale que d’une hybridation de la rationalisation en cours, qui préserve la part d’indétermination de l’activité. La rationalisation reste en effet, à plus d’un titre, « professionnelle ». La profession médicale est largement représentée à l’ANAES, dans ses instances de décision comme dans ses équipes opérationnelles. Par ailleurs, l’accréditation se présente comme un jugement public doté d’une légitimité officielle, protégeant la profession contre d’autres jugements publics émis par des acteurs consuméristes. Enfin, effet propre de la malléabilité des normes de management, le référentiel d’accréditation propose une version souple du management de la qualité, adaptée au contexte de l’activité médicale et n’entrant pas en contradiction avec l’attachement de la profession médicale à son autonomie de jugement. »

Cf. M. Robelet, Les figures de la qualité des soins, rationalisation et normalisation dans une économie de la qualité, Thèse de doctorat de sociologie, 2002, p. 316-370.

Des dispositifs concurrents et complémentaires face à l’accréditation officielle

« Ayant pris acte de la nécessité d’une réforme de structure du système de santé, certains représentant de la profession s’engagent dans la démonstration de la qualité des soins offerts dans les cabinets médicaux, qui pourrait reconstituer un pouvoir de négociation face aux caisses et au gouvernement. Ces professionnels anticipent une éventuelle mise en concurrence des offreurs de soins en produisant eux-mêmes leurs normes de qualités de façon à éviter un contrôle trop contraignant du payeur (l’assurance maladie ou des assureurs privés) (…) Les pneumologues, à travers leur syndicat de l’appareil respiratoire et de la société de pneumologie de langue française ont ainsi initié des démarches qualité dans leur discipline. D’une part, la pneumologie est une activité fortement prescriptive et coûteuse et, à ce titre, susceptible de subir un mécanisme d’enveloppe comme les radiologues. D’autre, la pneumologie est concurrencée par deux autres spécialités (l’oncologie et l’allergologie) qui lui disputent la légitimité de traiter certaines pathologies. L’engagement des pneumologues dans des démarches qualité relève ainsi d’un double défi : démontrer aux pouvoirs publics leur pratique du « juste soin » et renforcer leur légitimité face à des spécialités concurrentes. »

Cf. M. Arliaud, M. Robelet, « Réformes du système de santé et devenir du “corps médical” », Sociologie du travail (2000) 42, p. 107-108.

Des manières différentes de penser la qualité

« La figure de la qualité personnelle est propre au modèle idéal-typique de l’économie de la qualité. Elle désigne les moyens dont dispose le patient pour apprécier la qualité de la prestation du médecin ou des organisations de soins en l’absence de hiérarchie publique de qualité. Cette figure de la qualité est associée à l’idéal type du médecin clinicien, dont la compétence résulte à la fois de connaissances acquises mais également de ses "talents propres" en partie incommensurables. C’est bien par rapport à ce modèle du clinicien que sont apparus des outils dévaluation et d’amélioration de la qualité des soins.
La qualité technocratique illustrée par l’épisode de la RCB (rationalisation des choix budgétaires) en périnatalité repose sur une conception différente de la santé. La qualité des soins se trouve appréciée au regard de résultats en termes de santé de la population et les outils consistent à identifier des priorités de santé publique.
Avec la figure de la qualité savante, qui émerge à partir des années soixante-dix, c’est une conception plus individuelle de la santé qui est mise en avant. Les outils de la qualité savante (recommandations de bonnes pratiques) apprécient la qualité en fonction de la conformité des pratiques médicales aux données de la science. Les compromis institutionnels associés à la qualité savant reposent sur le postulat selon lequel, en soignant mieux (conformément à la science) on soignerait à moindre coût.
Une nouvelle figure de la qualité des soins émerge à partir de la fin des années quatre-vingt, la figure de la qualité industrielle. Avec les outils de la qualité industrielle, les critères de qualité ne se limitent plus aux seuls soins médicaux mais s’étendent à l’environnement du soin : accueil, circulation de l’information fournie au patient, coordination des soins…
Le compromis institutionnel autour duquel se positionnent les acteurs est la procédure d’accréditation des établissements de santé. L’instauration de cette procédure s’accompagne d’initiatives parallèles, sinon concurrentes, comme celles de consultants, ou d’organismes de normalisation qui proposent de transposer les normes ISO aux établissements de santé, ou encore celles de certains représentants de professionnels à l’initiative de référentiels qualité labellisant leur activité. »

Cf. M. Robelet, Les figures de la qualité des soins, rationalisation et normalisation dans une économie de la qualité, Thèse de doctorat de sociologie, 2002.