Contexte d’apparition du NMP et principes généraux

Si la question du management devient centrale dans le secteur public en Europe continentale dès le début des années 80, c’est parce que divers gouvernements, aux USA, au Canada et en Grande Bretagne, se sont lancés dans de vastes programmes de rationalisation des moyens publics. Ces années 80 suivent le premier choc pétrolier et la nécessité pour les états providences de prendre en charge pour partie au moins les dépenses liées à une augmentation du chômage. En d’autres termes, la demande d’intervention de l’Etat augmente alors que les ressources diminuent puisque moins de travailleurs et d’entreprises paient des impôts, des cotisations sociales ou des cotisations patronales. Bref, la crise budgétaire bat sont plein. En outre, tant dans l’opinion publique que dans les médias, le secteur public est décrit comme inefficace, bureaucratique, rigide, coûteux, centré sur son auto entretien, peu sensible à l’innovation (Warwick, 1975). Comme le soulignent Pollitt et Bouckaert (2000), c’est la conjonction de divers facteurs (sociaux, économiques, politiques) endogènes et exogènes en mutation qui va déclencher la mise en mouvement du secteur public et déboucher sur des projets de changement.

Pour faire face aux critiques et aux besoins de rationalisation, le nouveau management public repose sur une idéologie (Christensen et Laegreid, 2001) fondatrice centrale défendue par une part non négligeable de membres de la sphère politique, administrative ou encore du conseil en organisation : il s’agit de viser une amélioration des performances du secteur public en important des techniques de management que l’on retrouve dans les entités économiques du secteur privé (Chevalier et Loshak, 1982 ; Allison, 1983). Ces techniques devraient théoriquement ensuite être adaptées au contexte public pour générer autant de dispositifs concrets à opérationnaliser sur le terrain. En d’autres termes, en toute logique, il devrait y avoir une forme de continuité entre, d’une part, le discours promouvant la « managérialisation » de la sphère publique et, d’autre part, les pratiques concrètes observables sur le terrain. Le discours est supposé déboucher sur la production de règles et d’outils nouveaux de fonctionnement, le tout étant à la base de l’émergence d’un nouveau référentiel (Muller, 1999) gestionnaire des administrations publiques.

Les outils du NMP

Une des réponses apportées par les gouvernements aux dysfonctionnements bureaucratiques (coût, rigidité, impersonnalité) a été de développer un nouveau référentiel gestionnaire pour le secteur public. Il s’agit du NMP. On ne peut en fait pas parler du Nouveau Management Public mais il faut d’avantage parler des Nouveaux Managements Publics au pluriel (Gruening, 2001) afin de décrire le foisonnement d’objectifs, de domaines d’action ou encore de techniques et dispositifs qui ont vu le jour en la matière. C’est de cette manière qu’à côté d’une dimension renvoyant à l’amélioration des performances en termes budgétaires et d’utilisation des deniers publics, s’est adjointe une dimension, liée d’avantage à l’ouverture envers les bénéficiaires ou les usagers qui dans certains cas de figures sont même devenus des « clients ». On peut en fait résumer les objectifs du NMP en quatre grandes catégories :

- un premier objectif renvoie à l’amélioration de l’efficacité de l’action des entités publiques. On vise ici la qualité dans la réalisation des missions. Il s’agit de tenter de voir dans quelle mesure les services publics atteignent leurs objectifs de manière effective dans des délais raisonnables et avec par exemple, un taux d’erreur très faible : on vise donc essentiellement ici la bonne qualité du produit fini (Kolb, 2002) ;

- un second objectif concerne l’efficience (White, 1999). Dans ce cas-ci on vise les moyens mis en œuvre afin d’atteindre les objectifs. La quantité de ressources consommées afin de réaliser les missions est-elle optimisée ? N’y-t-il pas moyen de réaliser des économies d’échelle ? Bref, ce qui est visé dans ce cas c’est la qualité des processus de production, la maximisation de l’utilisation des ressources, leur rentabilité et leur productivité ;

- troisième objectif, l’ouverture et l’accessibilité. D’une part, le service public est supposé être à l’écoute des usagers afin de sentir les besoins, de répondre aux demandes au plus près des attentes. Mais l’ouverture peut aller encore plus loin selon certains principes de la nouvelle gouvernance (Peters et Savoie, 2001). Il s’agit de faire participer le citoyen à une série d’instances décisionnelles en matière d’action publique. On peut citer ici le cas de ce que l’on appelle la démocratie sanitaire (Dalgalarrondo et Urfalino, 2000) dans laquelle, par exemple, des associations de patients participent à des forums afin d’orienter les politiques de santé publique. D’autre part, la question de l’accessibilité devient centrale également. Il s’agit de garantir à la fois un accès physique aux services publics en adaptant les heures d’ouverture aux plages horaires les plus populaires pour les citoyens (en dehors des heures classiques de bureau) mais aussi de renforcer l’intelligibilité de l’action administrative pour le citoyen. Une attente de simplification des procédures et nomenclatures administratives ou encore l’abolition d’un certain jargon administratif est en effet adressée à tout le secteur ;

- enfin quatrième catégorie d’objectif : la responsabilisation des administrations publiques face au monde politique et à la société civile en général. Est ici visée la nécessité pour les organisations du secteur public de rendre des comptes en termes d’efficacité, d’efficience, de qualité et d’ouverture. L’action publique se déploie donc maintenant dans un contexte de contrôle de l’action (Rey, 1993) et d’une nécessité de justification.

Les gouvernements, les « top managers » et les cabinets de conseil ont redoublé d’imagination afin de développer toute une série de dispositifs visant à atteindre les objectifs qui viennent d’être décrits. L’inspiration trouvée dans le secteur privé peut potentiellement mobiliser toute une série de registres d’action que l’on peut en quelque sorte placer sur un continuum dont un extrême peut être représenté par la privatisation pure et simple d’une activité et l’autre par des actions de réorganisations internes ciblées.

Les cas de privatisations sont le plus souvent observables lorsqu’un gouvernement se dit qu’une activité donnée ne relève pas ou ne relève plus de la sphère publique (Andréani, 2003).

Un autre cas de figure concerne la mise en concurrence des services publics avec des entreprises privées (Nihoul, 2001).

A côté de cela, on notera encore diverses modalités visant une amélioration des performances publiques via certains mécanismes orientés vers la réforme des structures de marché ou encore la mise en place de nouvelles instances. Par exemple, le développement de partenariats privé – public pour la prise en charge de diverses activités relevant des missions de service public est de plus en plus fréquent (Trosa, 2007).

Une autre tendance a consisté à créer toute une série d’agences (Benamouzig et Borraz, 2007) comme les agences du médicament, les agences sanitaires, etc. Dans ce cas-ci l’objectif est de sortir une compétence étatique donnée des administrations classiques afin de les confier à des entités d’une nouvelle nature qui sont indépendantes et composées d’experts. C’est ici un objectif de souplesse et de flexibilité qui est visé.

Enfin, on mentionnera toute une série de cas où les administrations publiques sont amenées à travailler sur elles-mêmes afin d’atteindre des objectifs d’accroissement des performances. On pense ici, pèle mêle, à la mise en place de dispositifs tels que les restructurations organisationnelles, la réforme des politiques de gestion des ressources humaines, le recours à des techniques de management telles que : la gestion des compétences, la gestion par projet, la direction par objectifs, la développement du contrôle de gestion interne, la mise en place d’un système de comptabilité analytique, une gestion prévisionnelle des ressources, le recours aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (e-gouvernement), le développement d’un marketing public, le business process reengineering, etc.

L’enjeu du NMP, la sortie du modèle bureaucratique

Classiquement, nos administrations publiques ont été construites sur le modèle de la bureaucratie weberienne. Le secteur public a effectivement trouvé sa légitimité sur base de l’exercice d’une domination à caractère rationnel – légal dans lequel le droit et les règles impersonnelles occupent une place centrale. Partant de cette centralité du droit, on peut noter effectivement que l’idéal-type weberien de la direction administrative bureaucratique a marqué de son empreinte tout le secteur ainsi que l’organisation voire l’identité des différentes catégories de fonctionnaires. Très brièvement, on peut résumer les caractéristiques du modèle comme suit :

- tout d’abord les organisations centrées sur ce modèle sont composées de fonctionnaires recrutés sur base d’une sélection ouverte qui repose sur les qualifications et qui est sanctionnée par des diplômes. Les fonctionnaires ne peuvent s’approprier leur fonction ;

- lorsqu’ils exercent leur profession, les fonctionnaires sont personnellement libres, obéissent uniquement aux devoirs de leur fonction et sont insérés dans une hiérarchie fonctionnelle très forte ;

- en termes d’évolution de carrière, ils sont soumis à un système de promotion qui est basé sur le principe de l’ancienneté ou du jugement par leurs supérieurs de la qualité de la prestation de services ;

- par ailleurs, les fonctionnaires reçoivent des rétributions fixes que l’on appelle appointements. Leur fonction est leur unique ou à tout le moins principale occupation. Par ailleurs, les fonctionnaires sont soumis à une discipline stricte et homogène de leur fonction et à un contrôle.

C’est en partie aussi sur ce modèle que s’est construite l’analyse que Crozier a faite des bureaucraties. Mais les apports originaux de ce dernier permettent de mieux comprendre pourquoi, à un moment donné, le fonctionnement traditionnel des administrations publiques a suscité des critiques et des attentes de modernisation. C’est dans le concept de cercle vicieux bureaucratique et d’inertie du système que l’on peur trouver les signes avant-coureurs de la remise en cause. Au début des années 60, Michel Crozier (1964) s’immerge dans le Monopole des tabacs français afin d’en analyser le fonctionnement concret. Cette étude sera le fondement de l’analyse stratégique des organisations mais elle sera aussi le point de départ d’une réflexion de fond sur le fonctionnement des bureaucraties et des acteurs qui les composent. Crozier montre que les bureaucraties reposent sur quelques principes de fonctionnement transversaux :

- le développement des règles impersonnelles assurant indépendance et sécurité au fonctionnaire mais aussi son isolement ;

- la centralisation des décisions pour éliminer tout pouvoir discrétionnaire ;

- l’isolement de chaque catégorie professionnelle et la pression du groupe sur l’individu qui entraîne la peur des relations de face à face ;

- le développement de pouvoir parallèle autour des zones d’incertitude.

Selon Crozier, un système bureaucratique est un système qui ne sait pas se corriger. On est dans un modèle qui génère des cercles vicieux dans lesquels la rigidité des tâches et de règles qui entourent leur réalisation ainsi que l’isolement des catégories professionnelles provoquent des zones de flou dont les individus vont se servir pour accroître leur pouvoir. Ce gain de pouvoir officieux pour certains acteurs entraîne des frustrations et des pressions chez d’autres et ceci suscite l’édiction de nouvelles règles et le renforcement de la centralisation (Friedberg, 1993). En d’autres termes, les organisations fondées sur le modèle rationnel légal et bureaucratique sont marquées par une forte inertie puisqu’elles s’auto entretiennent et s’auto reproduisent par le jeu des cercles vicieux (Kuty, 1998).

Le NMP, quel paradigme pour le secteur public ?

L’idéologie du NMP a sans doute mis sous pression beaucoup d’acteurs du champ public. En Belgique, le plan Copernic a par exemple contribué à faire pénétrer le discours managérial dans la plupart des strates organisationnelles de la fonction publique fédérale : les « top managers » (parfois issus du secteur privé) ont été recrutés suite à des processus de sélection très poussés et sont soumis à un système de mandats. Par ailleurs, tout fonctionnaire fédéral est théoriquement soumis à une évaluation bisannuelle. Dans le même ordre d’idées, le plan Octopus qui a suivi l’affaire Dutroux (Schoenaers et Kuty, 2003) a proposé une réorganisation de la police à deux niveaux (voyant ainsi la disparition de la gendarmerie, de la police judiciaire et des polices communales) et la création de toute une série de nouveaux organes pour veiller à la gouvernance de l’appareil judiciaire (parquet fédéral et Conseil Supérieur de la Justice ; Schoenaers et Dubois, 2008).

Il est cependant remarquable de constater que dans beaucoup de contextes publics, le discours poussant à la managérialisation des organisations publiques via des réformes internes n’est que très souvent suivi du développement de dispositifs concrets et précis offrant une configuration nouvelle de travail bien définie ainsi que des objectifs particuliers à atteindre en matière d’amélioration des performances. Le NMP semble ainsi vouloir normaliser les comportements des administrations publiques (et de leurs membres) autour d’un thème générique qui serait l’amélioration de la qualité du service et de la rentabilité des ressources mises à disposition. Tout un chacun devrait tendre vers cet idéal de performativité poussée et les préoccupations liées aux missions devraient systématiquement supplanter les préoccupations de système pour reprendre la célèbre distinction de Mintzberg (1979).

En ce sens, le référentiel gestionnaire du secteur public est bien en phase de mutation. Mais dans le concret, il se traduit généralement par la mise en place par les autorités politiques de tutelle de « cadres » généraux fixant de grandes orientations stratégiques. Il revient ensuite aux administrations de se les approprier et de les transformer en actions opérationnelles. En d’autres termes, les structures administratives doivent devenir l’acteur de leur propre changement en développant la substance et la teneur mêmes de leur transformation. Et l’une des tendances que l’on observe en la matière consiste pour le somment des administrations centrales à procéder à une stratégie de décentralisation des modes de gestion au niveau des entités locales. Le « top management » central délègue en quelque sorte au « manager local » le travail d’opérationnalisation effective du changement, ceci au nom du besoin de flexibilité auquel le niveau local serait le plus apte à répondre.

La décentralisation est certainement un des thèmes phare du NMP (Nomden, 2000). Toute une série de dimensions de la gestion des services publics est dorénavant prise en charge au niveau local afin de garantir la flexibilité des services. On pense ici à la gestion budgétaire et à certains éléments des politiques de GRH (Pichault et Schoenaers, 2003) qui sont confiés au niveau des entités locales aussi appelées « périphériques ». Le système des enveloppes allouées à chaque entité locale en fonction de son « projet » pour l’année suivante est déjà bien connu. L’entité calcule ses frais fixes et budgétise une série d’éléments plus ponctuels pour améliorer ses performances. En d’autres termes, chaque entité doit définir son « projet » et les ressources nécessaires à la réalisation de celui-ci. En fonction de la qualité de son dossier mais aussi en fonction de ses résultats de l’année précédente, elle reçoit un budget à gérer de manière relativement autonome. C’est donc, dans une approche de gestion par projet que les ressources sont distribuées et c’est dans le même temps à l’aune de la capacité à réaliser le projet que les organisations publiques sont évaluées.

Il en va sensiblement de même au niveau de la politique de gestion des ressources humaines. Alors que cette dimension de la vie des organisations bureaucratiques a toujours été axé sur le principe de l’objectivation symbolisée par le modèle du fonctionnariat, les entités locales et leurs responsables sont encouragés à développer des modes de fonctionnement plus individualisés qui fixent des objectifs négociés que chacun doit atteindre en termes de performances personnelles. De l’atteinte de ces objectifs qui est maintenant évaluée durant un entretien annuel individuel dépend l’obtention de promotions ou la possibilité de suivre des formations. Dans ce système, il est attendu que chaque fonctionnaire, quel que soit le niveau de la hiérarchie où il se situe, devienne un peu un manager puisqu’il doit gérer ses objectifs qui sont eux-mêmes négociés afin d’être en congruence avec les nouvelles exigences adressées à son secteur. En d’autres termes tous les acteurs de la vie organisationnelle publique semblent impliqués par le nouveau référentiel gestionnaire (Caron et Giauque, 2006).

Un des impacts du NMP, une mutation des métiers

Attardons-nous à présent sur un des enjeux clés de l’introduction d’une rationalité managériale au sein de la sphère publique. Avec l’avènement de l’idéologie du NMP c’est la manière même de concevoir les organisations administratives qui est interrogée fondamentalement et les modifications à l’œuvre au sein de la sphère publique génèrent un changement, à tout le moins partiel, des métiers et des identités des fonctionnaires et des professionnels. Le manager local et ses collaborateurs sont les garants de l’amélioration des performances et la décentralisation des responsabilités dont ils sont destinataires les place au centre de l’attention. Ceci ne va pas sans engendrer des enjeux identitaires de fond.

En fait, par delà les spécificités des catégories professionnelles ou des niveaux hiérarchiques auxquels ils appartiennent, l’identité professionnelle des fonctionnaires s’est construite historiquement autour de valeurs centrales transversales dont la plus importante est certainement leur mise au service de l’intérêt général dans le cadre d’un Etat de Droit. Ce profil valoriel quasi universel s’est construit autour d’autres valeurs centrales qui ont régi l’activité vis-à-vis du monde extérieur (les usagers) et les modes d’organisation internes : on peut penser ici au principe d’égalité de traitement (des usagers pour les missions à accomplir et des fonctionnaires pour les modalités de gestion des ressources humaines par exemple) et de respect des règles.

A contrario, l’adhésion à ce type de valeurs centrales n’a pas généré de construction identitaire axée sur des préoccupations en termes de performances organisationnelle, de recherche de profit ou encore de valorisation du mérite individuel (Langbroeck et Fabri, 2000). Par exemple, le respect de la règle pré-établie n’a pas à souffrir d’un principe d’efficacité accrue. La règle est garante de l’équité et de l’égalité de traitement et même si elle génère des lenteurs ou des lourdeurs qui deviennent parfois dysfonctionnelles, rien ne peut justifier de s’en écarter fondamentalement dans une perspective de gains en performances. Dans le même ordre d’idées, la centralisation dans un modèle pyramidal rend les ajustements compliqués et lents. Mais au nom du modèle organisationnel bureaucratique qui prévoit des canaux de communications formalisés suivant une ligne hiérarchico – fonctionnelle précise, aucun problème de fonctionnement n’a de raison de faire en sorte que l’on s’en écarte. Chaque strate dispose de son niveau de responsabilités, de ses compétences et de ses prérogatives, et court-circuiter cela n’est pas envisageable.

Or, avec le NMP, les exigences de performances organisationnelles deviennent centrales et elles pénètrent les préoccupations des fonctionnaires à tous les niveaux et dans tous les secteurs. En d’autres termes, la nature même des métiers est supposée évoluer puisque des accents managériaux vont toucher tout le monde. Il y aurait ainsi une attente de passage d’un modèle de rationalité légale comme fondement des professions et des valeurs qui les régissent à un modèle de rationalité managériale qui place les performances organisationnelles (tant des points de vue de la qualité que des dimensions budgétaires) au centre des attentes. Les contenus des activités sont supposés évoluer et ils devraient être imbriqués dans un système des valeurs orientées vers le management et certains principes issus de l’économie de marché.

Il en est de la sorte pour ceux que l’on appelle les « top managers » qui sont maintenant investis de d’orienter stratégiquement l’action de leurs administrations dans une perspective de rationalisation des moyens et d’augmentation de la qualité. Auparavant, le but essentiel était de garantir l’égalité de traitement par une application stricte des règles édictées par le pouvoir exécutif. Il en va également de la sorte pour l’encadrement moyen et de premier niveau qui doit relayer les orientations stratégiques et s’assurer que ces dernières seront effectivement bien transformées en actions concrètes sur le terrain. En ce qui les concerne ils passent d’un rôle de maintenance et de coordination mécanique de leurs services à un rôle, par exemple, d’animateur d’équipe dans une perspective de management participatif et de comptable financier pour tout ce qui concerne la décentralisation de la gestion. En d’autres termes, leurs domaines d’interventions s’élargissent considérablement et les seules compétences techniques basées sur la maîtrise de la règle ne suffisent plus à l’exercice de leur fonction. Il en est de même pour chaque fonctionnaire de base qui devient le garant de tous les objectifs du NMP dans son contact de première ligne avec les usagers. Il est attendu de ces fonctionnaires qu’ils intègrent la nouvelle donne administrative.

NMP et fonctionnariat, le brouillage identitaire

Au total, les impacts du NMP sur le contenu des métiers et sur l’assise identitaire des différentes catégories de fonctionnaires sont nombreux et diffus. Ces impacts concernent voire remettent en cause les fondements autour desquels se sont constituées les professions puisque la flexibilité remplace la stabilité organisationnelle et l’application stricte de la règle dans l’intérêt général doit laisser la place à l’écoute des attentes singulières des usagers. Ceci débouche souvent sur des situations de « brouillage identitaire ». Une même personne doit à la fois maintenir un attachement à une part d’héritage du passé et assurer la promotion des nouvelles valeurs. L’état de droit reste la référence en matière d’exercice de l’action publique mais l’essor du NMP demande que ce dernier coexiste avec de nouvelles valeurs managériales de performance, d’efficacité et d’efficience. La souplesse organisationnelle, le mérite individuels viennent se positionner à côté de la pyramide rigide et du modèle du fonctionnariat. L’arrivée du NMP signifie donc l’apparition du paradoxe des valeurs des fonctionnaires et génère aussi un exercice des activités qui peut s’ancrer dans des registres contradictoires. Que penser ainsi de l’infirmière d’un hôpital public à qui on demande d’augmenter ses cadences de travail par souci d’efficience mais à qui on demande aussi de faire preuve d’écoute à l’égard des patients ? Que se passe-t-il quand ces derniers réclament une oreille attentive par rapport à leurs problèmes ? Cette écoute est en effet consommatrice de temps et signifie une diminution du rendement sur la réalisation d’autres soins.

Cette situation de tension identitaire peut potentiellement générer une pression, un malaise ou un mal-être important dans le chef des fonctionnaires. Se reconstruire en tant que professionnel croyant à de nouvelles valeurs mais tout en maintenant une série d’acquis du passé nécessite une nouvelle socialisation, un nouveau positionnement dans la réalisation des activités. Dans la pratique, ce défi semble souvent rester un impensé (Giauque 2004). Les points de repères traditionnels se sont déplacés et les équilibres que les acteurs négociaient à la fois stratégiquement et culturellement sont remis en cause. Bref, le défi du NMP est immense tant les chantiers qu’il ouvre sont nombreux et variés, parfois contradictoires et que le potentiel de résistance de la part des fonctionnaires à son égard est important.

Avantages et inconvénients du NMP

Dans ce contexte de NMP, le « local » se trouve investi de la tâche de donner un contenu réel et effectif aux cadres généraux développés par le monde politique et le top management. Ceci marque certainement l’émergence de la figure du « manager » pour qualifier les responsables d’entités administratives ou publiques locales chargés de la mise en œuvre du NMP. Dès lors, face aux enjeux du brouillage identitaire, de la pression à la performance et des possibilités non négligeables de résistance au changement, comment les ordres locaux s’ajustent-ils ? Comment s’approprient-ils la demande et les exigences de changement ? Bref, quelles réactions peut-on observer face au nouveau contexte de fonctionnement public ?

Nous pensons que l’appropriation concrète des nouveaux cadres généraux fixant les modalités d’action du service public se fait sur le mode de la procéduralisation. Les cadres généraux définis pour orienter l’action administrative, comme nous l’avons vu, ne donnent pas, la plupart du temps, lieu à la mise en place de règles substantielles précises destinées aux entités locales ce qui pourrait constituer une atténuation du sentiment de mise en danger de l’Etat de droit par l’introduction du NMP.

Dès lors les nouvelles règles sont négociées, argumentées, définies, éprouvées, modifiées dans un dialogue qui s’installe au niveau des entités locales. C’est dans la relation qui va s’installer entre le manager local, ses collaborateurs, les usagers, les autorités de tutelles, etc. que la vraie substance du changement prendra forme et qu’elle sera intégrée dans des procédures propres à chaque entité locale. Par conséquent, le changement concret que l’observateur extérieur sera en mesure de constater variera la plupart du temps de contexte à contexte. C’est surtout en fonction des caractéristiques propres à chaque contexte que se dessinera la teneur des réformes concrètes, même si celles-ci respectent une série de principes généraux : améliorer l’efficacité, l’accessibilité, la productivité. Le changement réel dépend de la sorte d’une série de variables transversales qui, en fonction de leur état à un moment donné dans un endroit donné, donneront naissance à un type de procédures de changement particulier. Ces variables sont de plusieurs ordres mais on peut le regrouper dans les catégories génériques suivantes : environnementale (stabilité et degré de concurrence sur le « marché ») ; organisationnelles (degré de formalisation des activités, nature des structures organisationnelles) ; managériales (type de leadership exercé, modèle de carrière, Kets de Vries, 2002) ; culturelles (degré d’indépendance interne et externe des acteurs) ; etc.

Il convient par ailleurs de signaler le caractère structurant de la disponibilité des ressources dans ces circonstances. Confier au niveau local la charge d’opérationnaliser un changement engendre pour ce dernier la nécessité d’investir du temps, des ressources humaines, techniques et financières dans le processus. Le coût de la mise en débat des procédures du changement et des nouvelles pratiques n’est pas neutre ne fut-ce que si l’on considère le temps consacré à procéduraliser ces derniers. Ce temps ne peut dès lors plus être consacré aux activités de production directes du bien ou du service.

Rationalité managériale et juridique, deux éléments incompatibles ?

Le NMP, à tort ou à raison (là n’est pas l’objet de notre propos) est devenu un fait. Un des enjeux essentiels est l’adhésion des différents acteurs au « grand projet idéologique » de l’amélioration des performances. Dans la plupart des contextes, le passage en force n’est pas envisageable car les acteurs disposent des ressources pour résister. Notre hypothèse est que c’est une des raisons pour lesquelles les dispositifs inventés par le politique ou le top management restent flous et adoptent le plus souvent les contours de cadres qui doivent être réinterprétés au niveau local. Dans ce contexte, le poids du « succès » de la modernisation des services publics repose sur l’échelon local c'est-à-dire sur le manager local et ses collaborateurs, incrustés dans un environnement particulier. Toute la question du changement se joue donc dans la capacité des ordres locaux à s’approprier les exigences managériales, à les interpréter et à y donner une substance concrète. Avec les travaux de Friedberg (1993), on sait que ceci correspond typiquement à une situation où les acteurs peuvent décider d’entrer en résistance face à des modifications de routines ou d’équilibres âprement négociés par le passé. C’est la raison pour laquelle nous pensons que la solution procéduralisée est observable dans beaucoup de contextes. Cette dernière passe par une implication (formalisée ou non) d’acteurs issus des différentes strates de l’organisation ou de son environnement à la conception du changement concret et peut dès lors êtres considérée comme un des clés de l’adhésion au projet.

Enfin, le constat procédural permet de faire deux observations complémentaires pour prolonger le débat : d’une part, il engendre une certaine forme d’horizontalisation (sinon formelle, à tout le moins informelle) des structures organisationnelles puisque toutes les strates organisationnelles sont impliquées dans la définition des procédures. Et, d’autre part, le changement effectif est ce que les acteurs (locaux) décident d’en faire réellement et donc la normalisation des comportements administratif par les standards du secteur privé doit être relativisée (Ferlie E., Ashburner L., et al., 1996). En effet, la procéduralisation signifie qu’il n’y a pas de véritable révolution qui est à l’œuvre mais bien un processus de superposition car les procédures sont en réalité des arrangements locaux qui digèrent le NMP, le retraduisent, l’intègrent dans une réalité qui tient compte du passé et l’agrémente de manière itérative et incrémentale.