Remarque d’ensemble

L’observation de l’innovation et des transferts de technologie ne dépend pas d’un simple constat et, selon le modèle qui y préside, les résultats peuvent donc être sensiblement différents : même si l’on récuse aujourd’hui le modèle « linéaire » (1. recherche fondamentale = découverte / 2. recherche appliquée = applications expérimentales / 3. développement et production / 4. commercialisation), de nombreux autres schémas théoriques sont en concurrence (modèle SCOT, modèle de l’acteur-réseau du CSI, modèle Québécois, etc.). Tous ces nouveaux modèles se rejoignent au moins quant à deux dimensions (Alter, 2000) : la centralité de l’acteur-entreprise (plutôt que celle de « l’inventeur ») et l’importance de la nature des liens entre les protagonistes de l’innovation (avec le souci de ne pas oublier le rôle des objets et des dispositifs techniques). C’est en rapprochant les unes des autres des innovations distinctes qu’une catégorisation plus fine que celle qui avait été imaginée se dégage ; à l’inverse, seule une catégorisation établie préalablement permet de repérer la dimension innovante dans une activité de production et/ou de service.

Une innovation dans l’administration : le dispositif toxicomanie-sida

Cette innovation a été examinée dans le cadre d’une entreprise plus vaste visant à comprendre différentes formes d’innovation dans l’administration française des années 1990 (Voir : Astier et al., 1990) : en observant des initiatives prises à l’ANPE, au Ministère de l’Education Nationale, dans les secteurs administratifs concernés par le logement, les revenus d’insertion ou au Ministère de la santé, on cherchait à saisir des innovations dans des univers réputés routiniers.

Les principaux aspects innovants du « dispositif toxicomanie-sida », pris séparément, n’ont rien de particulièrement remarquable. C’est la liaison qu’opère entre eux un petit collectif improbable, qui lui donne son étrangeté.

- Pourquoi « improbable » ?

Parce qu’il se constitue de manière très fragile à partir de réseaux très peu connectés entre eux, voire hostiles : sur la base d’informations épidémiologiques convergentes mais circulant « à bas bruit », quelques agents contractuels du Ministère de la Santé et des Affaires Sociales, parviennent à réunir, pour faire face à la menace du sida chez les héroïnomanes, des praticiens hospitaliers spécialistes du sida, d’une part et, d’autre part, des psychiatres, des psychologues et des travailleurs sociaux, travaillant avec des usagers de drogues. « Somaticiens » et « intervenants en toxicomanie » constituent un réseau national destiné à transformer la menace en un risque identifiable et à se donner les moyens d’intervenir sur ce risque, notamment par l’extension progressive de l’action à des réseaux régionaux.

- Quelle est la « liaison » ?

Une liaison par le savoir, tout d’abord. Ils se réunissent pour mettre en commun leur part d’emprise sur la situation, c’est-à-dire, en fait, qu’ils commencent par constater en quoi elle leur échappe pour l’essentiel. Et ils décident donc de travailler ensemble sur la nature de la situation en ce qu’elle interroge leurs pratiques professionnelles respectives, à l’aide d’un outil psychosociologique apporté par un organisme extérieur à ce regroupement. Au lieu de s’associer pour délivrer à un public leur part de savoir (par exemple à travers des colloques ou des campagnes d’information), ils travaillent sur leur non-savoir (pourquoi la situation nous échappe-t-elle ?).

Une liaison par les modalités d’action. Le collectif appelé Réseau travaille sans respecter les positions hiérarchiques (un infirmier = un grand patron de médecine) et sans respecter les échelons d’action administrative (ils agissent aussi au niveau régional, qui n’est pas en 1990, un niveau pertinent d’action administrative sanitaire).

Cela ne va pas sans tensions, qu’on peut ramener à trois épreuves, intervenues au bout d’une année d’existence environ (Trépos, 1992a).

- Une épreuve industrielle : une partie des participants (notamment les « somaticiens ») finissent par s’impatienter devant la difficulté de mettre en œuvre des projets concrets et interrogent l’efficacité du dispositif, passé le premier temps de l’enthousiasme psychosociologique.

- Une épreuve civique : un écart a fini par se creuser entre le groupe de pilotage national et les groupes régionaux, qui se sentent dépossédés de toute prise sur le devenir des actions et se sentent confinés dans un rôle d’exécutants.

- Une épreuve domestique : lorsque l’action normale de l’Etat semble devoir reprendre ses droits (le problème est désormais reconnu), le niveau d’intervention adopté jusqu’alors (le niveau régional) semble devenu non pertinent, inutilement dérogatoire et les administrations réclament la mise sous tutelle de ces groupes.

Ces épreuves entre innovateurs ont été surmontées par l’établissement de compromis

La sociologie de la traduction

Forgée au sein d’un courant rénovateur de la sociologie des sciences et des techniques, cette sociologie est d’abord associée aux noms de Michel Callon et de Bruno Latour. A partir de l’exemple – devenu célèbre – de l’implantation des coquilles Saint-Jacques dans la baie de Saint-Brieux (Callon, 1986), un modèle d’analyse de l’innovation s’est peu à peu imposé et a donné lieu à de nombreuses mises en œuvre sur des terrains très divers (voir : Vinck, 1995). Très schématiquement résumée, cette modélisation dégage quatre opérations fondamentales qui marquent le parcours de l’innovation : la problématisation (une façon de poser le problème s’impose), l’intéressement (des intérêts disparates sont progressivement alliés), l’enrôlement (des actions sont coordonnées au point de paraître distribuées comme des rôles), la mobilisation (le mouvement hybride ainsi construit se dote de porte-paroles qui font croître les ressources en les communiquant vers des univers au départ non concernés). Le modèle – qui est beaucoup moins linéaire que l’énoncé de ces quatre moments ne le laisserait penser – permet de voir que l’innovation repose sur la capacité largement distribuée de délier des attachements antérieurs et de lier de nouveaux attachements, que ce soit entre des personnes singulières, des collectifs d’humains, des collectifs d’objets (objets techniques, dispositifs conventionnels), voire des collectifs d’êtres vivants traditionnellement tenus à l’écart de l’analyse (des microorganismes, des animaux, etc.). Il permet également de tenir à distance raisonnable de l’analyse les ressorts habituels de l’innovation : les « intentions », les « volontés », les « projets », des innovateurs.

Une traduction difficile : les organisations de consommateurs face aux Cartes Bleues

Transformer des insatisfactions, des critiques, des revendications, en des catégories de protestation efficaces, fait partie de l’ordinaire du travail militant. Le plus souvent, comme l’a montré Luc Boltanski (1982), il s’agit de défaire le grief de tout ce qui l’attache exagérément à la personne qui le porte (il faut le « désingulariser »), en l’intégrant à une appellation disponible (éventuellement modifiée pour l’occasion). C’est un travail de traduction, saisi ici au niveau de la problématisation : un langage doit en remplacer un autre, qui paraît mieux équipé (moins « maladroit », moins « émotionnel ») pour faire face au problème ainsi désigné. Le cas de la Carte Bleue montre que cette traduction est parfois difficile, voire qu’elle échoue. Au début de sa diffusion en France (dans les années quatre-vingt), elle est traversée par des catégories de discours concurrentes, qui cherchent à imposer à des acheteurs potentiels leurs vision des usages légitimes de la Carte : celles des vendeurs et celles des organisations de consommateurs. Pour ces derniers, faire entendre que la « facilité de paiement » que vante le vendeur est un risque de surendettement, est difficile (Trépos, 1992b). Trente ans plus tard, la Carte Bleue s’est imposée à une très large échelle et n’est plus un objet discuté. La traduction militante (= consumérisme) de l’aspiration à consommer (= consumisme) a échoué. Mais elle se cherche encore sous la forme d’une mise en cause du dispositif (le crédit) plutôt que de l’objet (la carte), comme le montrent indirectement les banquiers et assureurs qui cherchent à différencier par des publicités, le bon du mauvais crédit (« le crédit ça ne devrait jamais être ça »).

Une innovation face à ses objets : retour sur un dispositif d’échange de seringues en prison

Le statut des objets dans les différents collectifs d’action qui peuvent intéresser la sociologie n’a pas encore obtenu toute l’attention qu’il mérite (Barbier et Trépos, 2007). Leur participation à l’innovation ne saurait pourtant être réduite à une seule forme. Ici, on s’intéresse à un objet qui, à la faveur d’un changement de mode de circulation cesse d’être une entrave pour devenir un atout.

Les seringues circulant dans l’espace de la prison (voir : Stupka, 2008) permettent de comprendre que l’innovation ne consiste pas toujours à fabriquer de nouveaux objets, mais parfois à opérer une modification de l’identification d’objets existants. Comment différencier une seringue, qui traîne dans une cellule après avoir été partagée plusieurs fois entre détenus, d’une seringue échangeable contre une seringue neuve ? Rien ne le permettrait s’il n’existait pas un opérateur de transformation (ici : le dispositif d’échange de seringues) de l’objet « seringue ». C. Stupka rappelle à cette occasion la distinction proposée par Bruno Latour entre l’objet (ce qui est devant nous) et la chose (ce pour quoi on prend fait et cause) : la seringue usagée clandestine est un objet qu’on trouve, un obstacle, tandis que la seringue usagée officielle est une chose, une alliée. Tant que le dispositif n’est pas construit et même au cours du processus de construction (qu’on appellera « traduction »), l’objet « seringue » est un acteur rétif à tout enrôlement univoque : au contraire, il s’avère profondément équivoque chaque fois qu’il est présent (par exemple : il est équivoque qu’un médecin donne des seringues « pour se droguer ») ou chaque fois qu’on s’oppose à son sujet.

Les objets-frontières

La notion a été forgée initialement par deux chercheurs américains inspirés notamment par le courant de la « Grounded Theory » (Strauss, 1992), Susan Leigh Star et James R. Griesemer (1989). Elle est au cœur de leur recherche ethnographique sur la constitution d’un muséum d’histoire naturelle aux Etats-Unis. Comme le rappellent Pascale Trompette et Dominique Vinck, « (…) il s’agit d’objets, abstraits ou concrets, dont la structure est suffisamment commune à plusieurs mondes sociaux pour qu’elle assure un minimum d’identité au niveau de l’intersection tout en étant suffisamment souple pour s’adapter aux besoins et contraintes spécifiques de chacun de ces mondes. Ces objets-frontière sont supposés maximiser à la fois l’autonomie de ces mondes sociaux et la communication entre eux. » (Trompette et Vinck, 2009). Star et Grisemer ont travaillé sur le partage de significations entre des acteurs très différents, dans un domaine en train de se constituer et répondent par la notion d’objet-frontière à la question toute simple : comment, alors qu’ils sont si différents, parviennent-ils à s’entendre suffisamment pour avancer dans un univers d’incertitude ?

Deux caractéristiques principales de l’étude initiale de Star et Griesemer rendent ce travail complémentaire de la sociologie de la traduction et particulièrement intéressantes pour approfondir une sociologie de l’innovation :

- d’une part, les deux auteurs insistent sur la coexistence de plusieurs processus de traduction simultanés, qui rendent donc difficile de présenter l’innovation comme plus ou moins irréversible et comme une opération contrôlée par les innovateurs (les négociations sont incessantes) ;

- d’autre part, ils mettent l’accent sur le poids des infrastructures (équipements matériels et équipements cognitifs déjà rodés) dans les négociations, parfois à des niiveaux qui restent plus ou moins invisibles.

La notion a connu depuis une floraison importante et a essaimé dans de nombreux domaines, qui sont inventoriés dans l’article de Trompette et Vinck.

Le régime de familiarité

De nombreux objets sont les appuis familiers, voire indispensables de la vie quotidienne, au point qu’ils soutiennent notre identité dans le temps : ce ne sont pas seulement les photos de famille ou les objets qui donnent l’impression d’avoir toujours été là, ce sont aussi les téléphones mobiles, vissés à l’oreille ou les interrupteurs que l’on tourne encore dix fois alors que le courant est coupé. La démonstration de Thévenot (1994) consiste à établir que nous faisons deux expériences de l’objet : l’une sur le mode de la familiarité, que l’on vient d’évoquer et où l’objet semble incorporé, l’autre sur le mode de l’étrangeté, où l’objet existe presque comme une personne. Ce sont deux expériences de l’objet, pas nécessairement deux objets différents : il suffit que l’objet soit engagé dans une situation où il apparaît déplacé (comme dans la célèbre scène où Pierre Desproges montre à Françoise Sagan des photos de sa famille lors d’une interview) pour qu’il passe de la familiarité à l’étrangeté. C’est l’un des ressorts sur lesquels peut jouer l’innovation : rendre « étrange » un objet pour qu’il offre de nouveaux liens avec d’autres objets, dispositifs et collectifs d’humains.

L’innovation par le bas dans une économie de la connaissance : le « knowledge management »

L’économie de la connaissance (processus complexe qui valorise les connaissances et la culture comme moteurs d’activités économiques, dont la conférence de Lisbonne en 2000 a été le moment solennel d’une première mise en forme) a donné lieu à de nouvelles modalités de management (Voir : Dieng et al., 2005). L’une de ces modalités, fortement liée à l’utilisation des ressources informatiques, consiste à utiliser les apports des utilisateurs de la connaissance pour en accroître la portée. Le « phénomène wiki » (dont Wikipédia n’est que l’une des formes) permet par exemple de « faire remonter » des informations « venues d’en bas » sans entrer dans une logique du tout ou rien (ou l’information était bonne ou on la rejette) : les utilisateurs participent à l’ajustement du modèle de gestion en coopérant avec ceux qui l’ont produit, sans remettre en cause ce modèle, grâce à l’installation de dispositifs de communication ouverts.

Les réseaux d’entreprise (clusters) qui forment par exemple des « pôles de compétitivité » fournissent un exemple significatif de ce phénomène. Les pôles de compétitivité regroupent des entreprises et des laboratoires de recherche installés dans une même zone géographique. L’innovation est leur finalité première et ils ne peuvent pas être confondus avec les districts industriels classiques. L’originalité d’un Cluster relativement à d’autres formes organisationnelles tient au fait qu’il réunit des entreprises qui sont à la fois dans les rapports de concurrence sur certains segments de marché et à la fois dans les rapports de coopération. Leur utilisation des ressources « wiki peer to peer » est donc un point d’ancrage particulièrement intéressant de leur collaboration. L’aspect pair-à-pair permet de résoudre les problèmes liés aux architectures centralisées : les problèmes de passage à l’échelle, de performance et de censure.

Dans cet exemple, on se situe à un niveau où l’« en bas » ne signifie pas le « dépourvu de connaissance », mais où pourtant l’utilisateur, très savant, peut être néanmoins provisoirement écarté du processus de production et de management de l’information.

La destruction créatrice

Parce qu’elle correspond à une intuition assez simple (l’innovation assure la promotion de nouvelles activités au détriment d’autres qui finissent par disparaître, la notion proposée par Schumpeter (Schumpeter, 1951) peut donner lieu à des interprétations un peu floues : une vision un peu euphorique du progrès technique ; une vision un peu tranchée des phases de création et de destruction.

Schumpeter décrit plutôt l’innovation comme appartenant à des cycles, définis par l’allure à laquelle, après une innovation destructrice de formes anciennes, se reforme une situation de concurrence routinisée, avec des marges de plus en plus étroites, rendant progressivement ou brutalement nécessaire une relance de l’innovation.

Certes, Schumpeter, lorsqu’il définit ce phénomène économique – qui tend à éliminer des activités dépassées, sous le coup des innovations – a une vision tout de même plutôt optimiste des cycles longs de l’économie : les innovations sont porteuses de croissance économique même si celle-ci se traduit par un phénomène discontinu. Mais la théorie de Schumpeter prend place dans une vision plus large des régimes économiques : il est aussi convaincu que le capitalisme ne peut poursuivre sa marche en avant qu’à condition que perdure l’esprit des entrepreneurs qui fait sa force. Or il est menacé par sa propre évolution vers la grande entreprise où des cadres gestionnaires cherchent avant tout à s’assurer une carrière stable. Pour lui la victoire du socialisme (à la différence de l’analyse de Marx) est donc plutôt celle de la bureaucratie.

Innover c’est politiser

L’affirmation signifie que le travail d’innovation consiste largement à brider des initiatives débridées : il s’agit d’utiliser un cadre existant ou de le transformer pour qu’il puisse recevoir ce qui apparaît momentanément comme sortant du cadre. Et ce qu’il s’agit alors de « cadrer », ce sont autant les actions que les personnes ou les choses. C’est ce que l’on peut considérer comme un travail de « civilisation » ou de « politisation » (voir : Trépos, 2004) : l’invention se stabilise en innovation quand elle peut être contenue dans une dimension politique. Il peut paraître étonnant de présenter l’innovation comme un travail relativement conservateur, alors même que le discours ambiant tend à présenter les innovateurs comme les héros réformateurs du quotidien. Ne nous y trompons pas : à la faveur de l’innovation, de nouveaux terrains en friche sont révélés, mais c’est bien pour être cultivés. Ce qui est conservé, ce n’est donc pas « la même chose qu’avant sous un autre nom », mais « autre chose » qui doit pouvoir trouver une place à côté de ce qui est déjà. La politisation des énergies ainsi libérées (qui s’étaient en quelque sorte « cristallisées » pour elles-mêmes) est ce phénomène social qui permet à des innovations dispersées de converger en entrant dans le cadre plus ou moins lâche de l’existant, ce qui peut le modifier en l’obligeant à s’étendre pour accepter des êtres qui jusqu’alors s’en trouvaient exclus).

Innover c’est déprofessionnaliser

La notion de « déprofessionnalisation » a d’abord été pratiquée (au sein de la sociologie des professions issue de l’école de Chicago) comme une manière de rendre compte du démembrement d’un groupe professionnel, lorsque celui-ci est contraint d’abandonner à des « occupations » (c’est-à-dire, dans la tradition anglo-américaine des activités non contrôlées par un corps et soumises à des critères stricts d’entrée et d’exercice) une partie de ses activités. Mais, on peut aussi utiliser cette notion pour désigner les mouvements internes à un groupe professionnel lorsqu’il est le théâtre d’affrontements entre des fractions qui s’efforcent d’en contrôler le devenir et/ou d’en assurer la survie : par exemple entre des fractions « modernistes » et « conservatrices », les premières ayant recours à l’innovation pour assurer le développement de nouvelles activités qu’elles estiment mal ou pas prises en compte en l’état actuel de l’exercice (Voir : Trépos, 2006). L’issue de cet affrontement peut être l’émergence d’une nouvelle profession.

La sociologie de l’expertise (voir : Trépos, 1996) permet d’aborder ces questions de manière complémentaire : l’expertise est une position provisoire liée à une mission ponctuelle, pour laquelle les savoirs nécessaires sont difficiles à établir a priori (sinon on pourrait confier la mission à des professionnels) et les experts sont toujours susceptibles de se voir contester la légitimité de leur diagnostic, soit par d’autres experts reconnus, soit par des néophytes qui tentent de « forcer la porte » de la situation d’expertise. La contre-expertise (par exemple celle d’un groupe de citoyens) peut être ainsi tout à la fois élément d’innovation et de déprofesionnalisation.

Les paradoxes de l’alliance entre innovateurs : le cas d’un dispositif d’échange de seringues en prison

L’innovation décrite par Christelle Stupka (voir : Stupka, 2008) concerne la mise en place d’un dispositif d’échange de seringues usagées en prison, au G.D. du Luxembourg. L’innovation consiste à substituer à une circulation illégale de seringues (un groupe relativement restreint de prisonniers partage des seringues pour s’injecter de l’héroïne), une circulation officielle et contrôlée, afin de limiter les problèmes de santé publique au sein de la population carcérale. Avant l’installation de cet équipement sanitaire (un étui contenant seringue et désinfectant, fourni lors d’une visite médicale), le groupe des innovateurs constate que la circulation informelle des seringues est rendue possible par la coexistence de personnes et de collectifs dont les schémas d’action s’ignorent mutuellement ou s’opposent : les usagers de drogues partagent leurs seringues parce que c’est la solution la plus adaptée à l’existence d’un interdit d’usage de drogues ; les surveillants, parce qu’ils appliquent le règlement, essaient de les en empêcher par des fouilles ponctuelles ; le médecin généraliste, parce qu’il se considère comme ayant une mission de santé publique, utilise les opportunités des visites médicales pour fournir des seringues neuves ; le service psychiatrique (qui traite des addictions) refuse d’entrer dans ce système parce qu’il a pour objectif de permettre une vie sans drogues et non le maintien de cette dépendance. C. Stupka montre que le travail de ce groupe d’innovateurs (composé de représentants de l’Etat et des directeurs des prisons) est un long processus d’intéressement de ces différents protagonistes à une évolution de la situation dans laquelle ils n’auraient pas l’impression de devoir se renier. Il a consisté à sceller l’alliance de tous ces acteurs au sein d’un dispositif qui confère à chacun une partie de la tâche (au lieu de l’attribuer à un seul) : c’est à la fois simple (une seringue neuve contre une seringue usagée, donnée par le médecin à qui la demande) et officiel (l’étui contenant la seringue ne peut être donné qu’au cours de la visite médicale et toute autre seringue trouvée constitue un délit) qui permet de confiner l’échange au lieu de le laisser divaguer et alimenter virus et rumeurs.

L’article montre aussi que le processus d’innovation n’est pas uniforme et que chaque étape préparatoire n’exerce pas nécessairement un effet de cliquet (c’est-à-dire : elle n’est pas irréversible) : dans le cas considéré, au cours de trois ans de négociations, il y eu trois essais de montage du dispositif et de nombreux retours sur la définition même du problème ; et pourtant chacun d’eux avait l’air d’être « acquis ».

Le nouvel esprit du capitalisme

Luc Boltanski et Eve Chiapello ont renouvelé l’analyse du capitalisme, en retrouvant quelque peu l’intention de Max Weber, pour définir ce que pourrait être une étape contemporaine de développement du capitalisme, saisie dans ce qui en assure l’« esprit » (Boltanski, Chiapello, 1999). L’ouvrage montre la capacité du mode de production capitaliste d’incorporer et de transposer certains bouillonnements idéologiques et sociaux – dont les mouvements de mai 68 ont été l’un des théâtres particulièrement significatifs – pour trouver de nouveaux ressorts. Le succès de la notion de « projet » et de la « mise en réseau » cessent, dans cette interprétation, d’être des résidus d’expérimentations sociales aléatoires pour devenir des moteurs systématiques d’une manière de produire de la valeur qui prend progressivement la place des ressources pratiquées par le capitalisme industriel.

On peut connecter cette analyse à celles qui examinent les spécificités de l’économie de la connaissance (Gorz, 2003). Les entreprises y pratiquent la « prédation d’externalités » en valorisant un « capital humain » qu’elles n’ont jamais accumulé et qu’elles mettent au travail dans la production de la valeur. Elles valorisent la « mobilisation totale » de l’individu, incité à la production permanente de soi (être « pro-actif ») et à la concertation continuelle avec d’autres au sein de réseaux. Le prestataire de travail est désormais lui-même l’entreprise pour laquelle il travaille ou il s’identifie à l’entreprise qui l’emploie (il « est corporate »). Le salariat tend à être remplacé par un « self-entrepreneuriat », soit indépendant (en fait, sous-traitant dépendant), soit interne à l’entreprise, qui devient dès lors, fractale. Cela peut conduire au contrôle total des collaborateurs, par exemple dans les Company Towns, constituant un espace commun privé. Mais, note Gorz, seules fonctionnent ainsi les entreprises qui cherchent à s’assurer le monopole de personnels détenteurs de compétences peu répandues : pour les autres, demeure la concurrence sur un marché du travail complètement dérégulé.

Comment la connaissance peut-elle être amenée à fonctionner comme capital, alors qu’elle n’en a pas les caractéristiques (valeur indécidable, conventionnelle, ne mesure pas un coût travail spécifique d’accumulation, ni l’importance d’un investissement, etc.) ? Selon Gorz (2004), les rapports sociaux de connaissance sont une négation du capitalisme au cœur du capitalisme, qui mise sur le développement d’une force productive dont il ne peut s’approprier durablement le contrôle et qui ne reproduit pas les rapports sociaux de capital.