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FMSH
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Français (Affichés par défaut)
Langue :
Français
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Paolo Mancosu (Intervention)
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©FMSH2022
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Droit commun de la propriété intellectuelle
Citer cette ressource :
Paolo Mancosu. FMSH. (2022, 10 juin). Le voyage secret du Docteur Jivago. Le roman du roman - Interview de Paolo Mancosu , in Interviews d'auteurs. [Vidéo]. Canal-U. https://www.canal-u.tv/134258. (Consultée le 14 mai 2024)

Le voyage secret du Docteur Jivago. Le roman du roman - Interview de Paolo Mancosu

Réalisation : 10 juin 2022 - Mise en ligne : 27 octobre 2022
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Descriptif

« Je vous invite à mon exécution » : c’est accompagné de ces mots que Boris Pasternak remit au journaliste communiste italien Sergio d’Angelo le tapuscrit de son roman Le docteur Jivago, en 1956. Poète brillant, tombé en disgrâce auprès des autorités soviétiques dans les années 1930, Pasternak ne publie plus que des traductions ; mais, dans sa maison de Peredelkino, en banlieue de Moscou, il rédige son oeuvre la plus personnelle : Le docteur Jivago.

Très vite, la parution de ce roman déchaîne une véritable tempête ; d’abord pour l’auteur lui-même, qui déclare être « prêt à tout pour que le livre sorte », au mépris des risques qu’il prend pour sa vie et celle de ses proches ; pour les partis communistes de l’Union soviétique et d’Italie, qui tentent par tous les moyens d’empêcher la publication ; enfin, pour les éditeurs étrangers, au premier rang desquels figure l’italien Giangiacomo Feltrinelli, richissime homme d’affaires et membre du Parti communiste italien, outré par la répression brutale et sanglante du soulèvement d’octobre 1956 en Hongrie. Pasternak, Feltrinelli et ses confrères – dont Jacqueline de Proyart pour Gallimard en France – se fixent alors une mission : faire paraître ce livre, coûte que coûte, dans la version originale de l’auteur russe.

Avec une rigueur inébranlable, Paolo Mancosu a exploité de nombreux fonds d’archives privés et publiques, en Europe, en Russie et aux États-Unis, afin de reconstruire la stupéfiante histoire éditoriale du Docteur Jivago à travers tous les acteurs qui ont oeuvré à sa publication. Mettant également en lumière les rôles cachés du KGB et de la CIA dans cette affaire, il permet au lecteur actuel d’entrevoir le courage dont ont fait preuve Pasternak et ses éditeurs, dans un monde régi par la guerre froide.

 

Vous trouverez la TRANSCRIPTION dans l'onglet "DOCUMENTATION"

Intervention
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Documentation

 

TRANSCRIPTION DE L'INTERVIEW DE L'AUTEUR PAOLO MANCOSU

Je m'appelle Paolo Mancosu, je suis professeur à l'Université de Berkeley en Californie. J'enseigne la logique mathématique et philosophie des mathématiques. Maintenant, je suis à Paris avec une chaire d'excellence internationale Blaise Pascal, pour un projet sur l'infini mathématique. En même temps, je travaille aussi sur une traduction avec les éditions de la Maison des sciences de l'homme sur Le Docteur Jivago, qui est une autre partie de ma recherche. 

En achetant des livres en russe, je suis tombé sur une édition du Docteur Jivago. Je commence à m'intéresser à cette histoire des publications en russe en Occident. Une de ces éditions, c'était l'édition que j'avais achetée à l'Université du Michigan. Il y avait aussi une édition de Feltrinelli, qui avait fait la traduction en italien. Et il y avait une édition qui était sortie, une édition pirate, comme on les appelle, en juillet 58, et on disait que c'était une édition de la CIA. Il n'y avait pas vraiment de recherche qui était bien cadrée sur les archives. J'ai fait des recherches d'archives aux États-Unis, premièrement, et c'est là que j'ai commencé à trouver les traces de l'activité de la CIA dans l'histoire de l'édition pirate en russe. Le tournant vraiment important a été le contact avec Feltrinelli. J'ai écrit une lettre en disant : "Je m'intéresse à cette histoire de l'édition russe du Docteur Jivago, mais si je ne peux pas voir les archives Feltrinelli, je ne pourrai pas aboutir avec cette recherche." Il m'a écrit en me disant : "On était prêts à vous recevoir." Au début, on m'a donné toutes les choses, un document à la fois. Après, quand on s'est connus avec Feltrinelli, il m'a dit : "Entrez dans les archives et faites ce que vous voulez". Petit à petit, j'ai commencé avec un livre en 2013. Après, je pensais avoir terminé avec tous ces projets. On m'a invité à faire un exposé pour une conférence, la plus grande conférence sur Pasternak qu'on a faite ces 20 dernières années. Je ne voulais pas répéter les choses que j'avais écrites dans mon premier livre et j'en ai profité pour pousser la recherche et c'est là que j'ai foncé vraiment sur l'histoire des tapuscrits. 

La tâche que je m'étais donnée, c'était de voir quel était le tapuscrit que la CIA avait utilisé pour faire l'édition pirate. Tous les gens qui écrivaient sur cette histoire disaient, sans preuve, que c'était le tapuscrit de Feltrinelli qui avait été intercepté par la CIA ou bien le MI6 et donné à la CIA pour faire l'édition pirate. Il y avait plusieurs tapuscrits que Pasternak, dans son envie de voir le texte publié à l'extérieur, en Occident, avait envoyés en Occident. Alors, il n'était pas du tout clair quelle était l'histoire de ce tapuscrit et quel tapuscrit était arrivé à la CIA, mais aussi dans les divers pays. Par exemple, quel était le tapuscrit qu'on avait utilisé pour faire la traduction française ? On pouvait prouver, avec des preuves, qu'il y avait des tapuscrits en France que Pasternak avait donnés à madame de Proyart et l'autre à Hélène Pelletier. L'histoire des tapuscrits est vraiment compliquée. Il fallait retracer l'histoire de tous ces tapuscrits et essayer, avec une technologie de philologie, comme on l'utilise pour la philologie du Moyen Âge, de voir, à partir de l'édition pirate de la CIA, quel était le tapuscrit qui était à l'origine. Je n'avais aucune évidence, au début, sur quel tapuscrit était différent. J'ai commencé à retracer l'histoire de ce tapuscrit et je suis arrivé à déterminer qu'il y en avait six. Un tapuscrit était à Varsovie. Deux tapuscrits, dont un qu'on ne savait pas qu'il existait, je l'ai découvert à Oxford. Donc, il y en avait deux à Oxford, un à Varsovie, un à Milan, le tapuscrit de Feltrinelli, et deux en France. À Paris, le tapuscrit de Madame de Proyart, et l'autre dans un lieu pas très fréquenté, à Sylvanès. Je crois que je suis la seule personne au monde à avoir une copie de tous ces tapuscrits. 

Je savais qu'il y avait peut-être une possibilité qu'il n'y avait pas un tapuscrit original chez la famille de Katkov, mais une copie qu'on avait faite à partir d'un autre. J'ai écrit à une des filles de Katkov en disant : "Je fais des recherches sur Le Docteur Jivago, est-ce que par hasard vous avez une copie ou d'autres matériels liés au Docteur Jivago chez vous ?" Elle m'a répondu très aimablement, immédiatement, en disant : "Oui, en effet, on a une copie du Docteur Jivago et vous êtes bienvenu à venir la regarder." En plus, elle a ajouté : "Je me souviens qu'il y avait même un carton avec des matériaux liés à l'histoire de Pasternak, mais je n'arrive pas à les trouver." Je me rends chez madame Katkov, qui m'avait préparé une petite table avec le tapuscrit de Pasternak. Et immédiatement, quand je suis entré dans la salle et que j'ai regardé ça, je me suis dit : "Ça, ce n'est pas une copie. C'est un original." Et comment on peut le découvrir immédiatement ? C'est parce que quand on faisait les copies des tapuscrits, il y a des phrases dans Le Docteur Jivago qui sont ou bien en français ou bien en allemand. Et on laissait une ligne vide pour combler à la main ces phrases en cyrillique, parce que la machine à taper n'avait pas les caractères latins, c'était une machine en cyrillique. On laissait ça et Pasternak, avec sa propre main, complétait ces phrases en français ou en allemand. Et moi, je regarde et je vois immédiatement que c'est effectivement le crayon de Pasternak. C'était un original que personne n'avait vu, sauf Katkov et les filles à qui Katkov n'avait jamais expliqué comment il était arrivé à recevoir ce tapuscrit. Et c'est une chose que j'ai découverte au final parce qu'effectivement, c'était une histoire qui s'était décidée entre Hélène Pelletier et Katkov. Moi, j'ai trouvé toute la correspondance entre les deux. Premièrement, à Sylvanès. Après, je reçois, après quelques mois, un autre courriel de madame Katkov qui me dit : "Vous savez, je cherchais autre chose dans le garage et j'ai trouvé la boîte avec tous les documents sur Le Docteur Jivago." Et c'est comme ça que je suis arrivé, petit à petit, à décortiquer toute cette histoire de comment le tapuscrit était arrivé et quelle était la complication de le reproduire. Tout la voie, la publication en Angleterre, en France, en Italie, les éditions pirates de la CIA et tout ça.

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