Chapitres
- Chapitre 1 : Modalité référentielle01'56"
- Chapitre 2 : Les modalités de la représentation du réel05'24"
- Chapitre 3 : Les fonctions de la Mimésis03'19"
- Chapitre 4 : Le cinéma comme feintise ludique partagée03'20"
- Chapitre 5 : Le documentaire comme assertion sérieuse consentie 05'30"
- Chapitre 6 : Les modalités du pacte de lecture01'40"
- Chapitre 7 : Le régime spectatoriel du documentaire01'23"
- Chapitre 8 : Comment les images documentaires rendent-elles compte du monde ? 01'21"
- Chapitre 9 : Problèmes de vocabulaire:00'46"
- Chapitre 10 : Les deux ordres de la réalité : Concret et Symbolique05'16"
- Chapitre 11: de l'objectivité à l'intersubjectivité ?03'27"
- Chapitre 12 : Une vérité intersubjective ?01'16"
- Chapitre 13 : Le documentaire vise les deux ordres de réel02'55"
- Chapitre 14 : Le consensus documentaire : la validité intersubjective.03'33"
Notice
Théorie du film documentaire (Penser le cinéma documentaire : leçon 3)
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Descriptif
THEORIE DU FILM DOCUMENTAIRE
Jean Luc Lioult
Professeur à l'Université de Provence
Films sociaux, ethnographiques, scientifiques ou politiques, développant des formes autobiographiques, portrait, journal filmé : les formes du documentaire sont tellement variées qu’il serait réducteur de l’assimiler à un “genre”. “C’est un champ complexe qui relève aussi bien de critères économiques que de réseaux de fabrication, de diffusion, de références cinématographiques. C’est une zone de travail, un geste : celui d’aller vers le réel... Cette réflexion introductive propose de s'appuyer sur la fausse distinction entre documentaire et fiction pour reposer la question de la partition entre le vrai et le faux et pour montrer que la production de sens spécifique au film documentaire peut se développer dans différents cas...
- il n’existe au fond qu’une seule modalité de représentation du monde réel, auquel l’immense majorité des films renvoient en dernière analyse
- il existe néanmoins diverses formes de mimesis qui remplissent différentes fonctions
- ainsi, les activités fictionnelles ont partie liée avec une dimension ludique de la mimesis : on accepte de suspendre les règles usuelles de la réalité
- le cadre pragmatique de la fiction est celui de la feintise ludique partagée
- le cadre pragmatique du documentaire est celui de l’assertion sérieuse consentie
- un pacte spécifique s’établit entre auteur et spectateur de documentaires
- le spectateur de documentaires est un spectateur vigilant
- suspicion ou foi dans les images ?
- le vocabulaire courant, en matière de réalité et de vérité, est riche mais imprécis
- au plan théorique il y a deux “ordres“ de réalité : celui du réel concret avec ses propriétés objectives, celui des significations et des valeurs qu’on lui accorde
- ces deux ordres sont en constante interrelation ; le second ne peut être objectivé
- ce second ordre ne peut être abordé que sur un registre intersubjectif
- même l’intersubjectivité ne peut garantir qu’un jugement soit unanime
- le documentaire vise à la fois ces deux ordres, celui du réel concret et celui des réalités symboliques
- ce que permet le documentaire est un consensus intersubjectif portant sur des assertions sérieuses ; ce qui suppose toutefois une présomption de validité de ces assertions
Thème
Documentation
Documents pédagogiques
ENTRETIEN AVEC JEAN LUC LIOULT
Pour vous donner grosso modo le cheminement que je voudrais suivre, j’ai retenu trois points qui me semblent permettre de rentrer dans le sujet. Premièrement : est-ce que dans l’ensemble de la production audiovisuelle il serait possible de distinguer selon vous ce qui serait du documentaire, et ce qui n’en serait pas. Donc aussi la différence entre documentaire et fiction, entre documentaire et reportage. A partir de là, dire s’il y a différents types de documentaires… Et dernier point, est-ce que vous connaissez dans le milieu universitaire ou autre des voix qui s’écartent de votre manière d’appréhender les choses et qui auraient une autre approche finalement… une autre manière de comprendre le documentaire.
Donc, pour commencer, comment on distingue le documentaire de la fiction ?
Distinguer le documentaire de ce qui n’est pas le documentaire, c’est une question débattue depuis longtemps, dont on n’a certainement pas fini de débattre et qui est selon moi absolument centrale. Quand je dois m’expliquer rapidement là-dessus, la première chose que je dis c’est qu’il n’y a pas de réponse très simple et très succincte. On ne peut pas résumer les choses dans une formule. Il faut essayer de se donner quelques critères. Si on veut y mettre de l’ordre, on peut dire par exemple qu’il faut distinguer d’une part des pratiques signifiantes et d’autre part des pratiques sociales, mais que, bien évidemment, quelque chose va se produire à la rencontre des pratiques signifiantes avec les pratiques sociales.
Essayons de partir des pratiques signifiantes pour autant qu’elles soient vraiment séparables des pratiques sociales… On peut commencer par faire comme la plupart des auteurs anglophones et parler pour commencer de cinéma de non-fiction, tout en précisant que non-fiction et documentaire ne sont pas rigoureusement identiques non plus. Disons que le documentaire est un territoire, un continent important du film de non-fiction. Il y en a d’autres, par exemple le film expérimental qui n’est généralement pas du cinéma de fiction mais qui n’est généralement pas documentaire non plus.
Donc, le documentaire peut être envisagé comme cinéma de non-fiction. Sur ce point on peut recourir à un auteur important, Jean-Marie Schaeffer, et à son ouvrage Pourquoi la fiction ?, qui est une espèce de réflexion d’ordre anthropologique sur l’importance de la fiction pour l’être humain. Ouvrage fort complet d’où on peut faire émerger, en espérant ne pas caricaturer, une formule qui est la suivante : l’activité fictionnelle correspond à une feintise ludique partagée. Les trois termes sont importants, c’est-à-dire qu’il y a fiction s’il y a feintise, s’il y a faire-semblance, s’il y a production de quelque chose qui offre une similitude avec une autre mais qui n’est pas l’original. Si cette feintise est ludique, par opposition à la feintise sérieuse qui correspondrait pour l’essentiel au comportement de mensonge, cela signifie qu’on recourt à un faire-semblant mais pas pour tromper. D’où l’expression de feintise ludique partagée, c’est-à-dire qu’il y a faire-semblance, que ce n’est pas pour tromper, et que cela est partagé entre producteur de la feintise et récepteur de la feintise qui s’entendent, en quelque sorte, ou qui se positionnent a priori dans un espace tel qu’effectivement il s’agit bien de feindre, et comme dit Schaeffer lui-même de ne pas feindre “pour de vrai“.
Le cinéma de fiction, comme d’autres activités fictionnelles, produit donc quelque chose de l’ordre de la feintise ludique partagée. A noter que le terme “ludique“ pourrait induire en erreur, il ne désigne pas nécessairement un registre amusant, mais veut dire qu’on se situe dans des territoires où certaines règles de la réalité quotidienne cessent provisoirement de s’appliquer. D’autres auteurs ont parlé de suspension d’incrédulité pour désigner l’état de la personne qui s’abandonne à une fiction tout en sachant que ce qu’il perçoit n’est pas vrai.
Du coup cette conception de la fiction impliquerait un retour sur l’idée du documentaire en fait ?
Du coup, qu’est-ce que la non-fiction et le cinéma de non-fiction ? J’ai proposé moi-même, en miroir de la formule de Jean-Marie Schaeffer, de dire que si la fiction est une production de feintise ludique partagée, la non fiction, en tout cas le documentaire, correspondrait à la production d’assertions sérieuses consenties. Assertion, et non plus feintise : dans le documentaire il s’agit d’asserter, d’affirmer que quelque chose existe, que quelque chose s’est produit, que quelque chose est le cas. Assertion sérieuse, par opposition à ludique : il s’agit bien de produire des assertions, des affirmations en tant qu’elles sont valides pour l’interlocuteur. Donc assertions sérieuses, par lesquelles on ne fait pas semblant d’affirmer quelque chose, on ne prétend pas que quelque chose existe alors que ça ne serait pas le cas dans le monde réel. Et assertions sérieuses consenties : j’introduis une nuance entre partagées et consenties, j’entends par “consenti“ : qui peut faire l’objet d’un consensus, qui peut faire l’objet d’un accord. C’est-à-dire qu’il s’agit, si l’on ne veut pas qu’il y ait méprise réciproque, que le producteur des assertions et le récepteur des assertions se mettent d’accord d’une façon ou d’une autre sur le fait que ces assertions sont sérieuses, précisément. Ou plus généralement que l’ensemble du contexte social dans lequel circulent ces assertions métacommunique leur caractère d’assertions sérieuses. On retrouve la notion de pacte ou de contrat, mais j’ai préféré parler d’une mise en phase entre les intentions du producteur de ces assertions, et le crédit que le récepteur veut bien accorder à de telles assertions. Parler d’une mise en phase c’est évidemment une autre métaphore que celle du contrat, pour désigner quelque chose qui bien sûr n’est pas un accord écrit, n’est pas un pacte signé par les partenaires, mais qui est plutôt…
Il faut que les récepteurs soient au fait de ce qu’il s’agit… enfin, que ça se présente comme un documentaire…
Voilà. Ça passe par beaucoup de canaux, à ce propos on retrouve plutôt des travaux qui sont ceux de Roger Odin et qui remontent à presque trente ans maintenant, mais qui notaient déjà qu’il y a toute une série de moyens de programmer la réception ou de programmer, comme il le dit, une lecture documentarisante de certaines productions signifiantes. On peut en citer quelques-unes. Ça peut être le cadre dans lequel une production documentaire apparaît, festival ou case documentaire sur une chaîne de télévision. Ça peut être l’organisme qui a produit le documentaire : si le documentaire est estampillé Centre national de la recherche scientifique ou Centre national de documentation pédagogique, c’est bien sûr une façon de programmer la lecture. Ça peut être le générique, ça peut être la connaissance que l’on a de l’œuvre précédente du cinéaste qui est repéré, voire labellisé comme documentariste…
En fait cette nécessité d’en référer à la façon dont les spectateurs potentiels reçoivent la chose, et du coup d’aller chercher les critères du documentaire en dehors du support audiovisuel lui-même, est-ce que c’est parce que finalement la frontière est très mince… puisqu’une fiction pourrait très bien se présenter comme un documentaire, se faire passer pour un documentaire…
C’est effectivement parce que la frontière est mince. Ça correspond effectivement à la prise en compte des pratiques sociales pour expliciter les pratiques signifiantes. Oui, c’est parce que la frontière est mince, c’est parce qu’en dernière analyse, ce qui apparaît sur l’écran, ce sont des images et des sons, et que ces images et ces sons ne portent pas en eux-mêmes de caractéristiques discriminantes qui permettraient de savoir si ce sont les traces de quelque chose qui s’est produit spontanément, qui existe tel quel dans le monde réel, ou si ce sont les traces de l’organisation d’événements, par exemple, qui ne se seraient pas produits spontanément. Donc effectivement le texte audiovisuel a lui tout seul ne produit pas par essence de discriminants suffisants. Donc il faut effectivement prendre en compte la dimension sociale, le contexte de l’échange.
Vous disiez que finalement on ne peut pas enfermer les choses rapidement dans une phrase ou dans une autre, qu’il fallait passer par plusieurs critères. Quand vous parlez d’assertions sérieuses consenties, les critères les plus essentiels sont rassemblés ?
C’est peut-être la formule la plus lapidaire que j’ai pu trouver, qui regroupe effectivement plusieurs idées liées les unes aux autres. Il y a d’autres approches possibles… qui sont toutes un peu problématiques. Comme on le devine dans ce que nous disions il y a quelques instants, l’analyse des caractéristiques formelles des textes eux-mêmes ne peut pas suffire. Pour prendre un exemple simple mais bien connu et assez parlant, ce n’est pas parce que la caméra est portée à l’épaule plutôt que fixée sur un trépied, que l’image n’est pas toujours d’une qualité extrême, que le son est peut-être brouillé par des parasites, ce n’est pas pour cela qu’on a forcément affaire à un documentaire, et Godard l’a prouvé dans les années 60. Donc les traits formels relativement typiques de l’un des domaines peuvent fort bien être empruntés par l’autre. Les traits du documentaire sont même, assez souvent d’ailleurs, empruntés par la fiction et certains documentaires s’emparent aussi de traits formels qui sont ceux de la fiction. Donc cette approche est peu productive.
Une approche relativement productive mais qui laisse subsister des problèmes, c’est l’approche téléologique, c’est l’approche par la finalité. Pour l’essentiel, le film de fiction, comme l’ensemble des productions fictionnelles du reste, a pour but de divertir, en tout cas de proposer des mondes possibles, des mondes de substitution. Le terme divertissement peut prêter un peu à confusion puisqu’il y a des fictions absolument tragiques bien sûr, mais en tout cas le film de fiction, qui en dernière analyse renvoie quand même au monde réel, le film de fiction renvoie au monde réel mais avec cette finalité particulière qui est celle d’un écart par rapport à l’expérience du quotidien : la constitution d’un univers diégétique, d’un monde possible, alors que le documentaire, lui, a pour finalité de parler plus directement si l’on peut dire du monde réel, en en captant des traces directes, et non pas en en reconstituant les apparences. Et puis le documentaire, en tout cas depuis l’invention du cinéma sonore, le documentaire est aussi… il ne faut pas dire un genre parce que ça serait inexact par rapport au sens qu’a le mot genre dans le monde du cinéma, mais c’est une catégorie de films… je perds le fil…
Par rapport à… le fait de créer des mondes possibles non, ou de capter des traces du réel ?
Oui… Donc le documentaire correspond à cette catégorie de films qui s’efforce d’utiliser la machinerie cinématographique, certains diront le dispositif cinématographique, avec cette finalité de représentation plus directe, mais il ne faut pas oublier, je reprends le fil cassé, que le documentaire est aussi, pour une assez large part, un moyen de recueillir et de transmettre des discours sur le monde, et pas seulement des images. C’est une fonction centrale du documentaire, mais tout à fait insuffisante, que de fournir des représentations visuelles et sonores du monde. Bien sûr il y a ce projet là qui est central mais c’est aussi très largement recourir à du discours. Et bien souvent, en tout cas dans des documentaires modernes, il s’agit de… au fond de mettre en relation des images du monde, des images traces, la saisie des apparences du monde, avec un discours produit par le cinéaste ou produit par les personnages du documentaire ou, avec un certain nombre de variantes, comportant discours du cinéaste et discours des personnages… je dis personnage parce que bien sûr les personnes filmées deviennent souvent des personnages dans le film en tant que texte…
Je sais que vous étiez à la séance d’« Après la gauche » au Festival « La première fois », je me disais … quand vous parliez de capter du réel comme ça, est-ce qu’un dispositif assez formel comme celui-là, qui essaye de mettre des gens… enfin d’interviewer ces personnes, est-ce que vous ça vous paraît relever de ça, de capter du réel en fait ?
Pour le coup ce film, comme bien d’autres, est un exemple très net de documentaire dont l’essentiel du projet consiste à recueillir des discours sur le monde, et pas seulement des apparences du monde tel qu’on le perçoit au quotidien. Il y a quand même un minimum de jeu dans le film en question, « Après la gauche », ces discours sur ce qui peut se passer après la gauche, ces discours sur un aspect du monde sont captés dans un décor qui est celui d’une usine désaffectée. Donc il y a, même si c’est de manière assez simple, un minimum d’interaction entre captation des apparences sensibles et discours sur le monde. Bon, là c’est un cas très simple, tous les personnages sont dans ce même décor, on aperçoit derrière eux différents aspects de ce même décor, mais ce rapport ne varie pas, il est toujours le même. Toujours une personne filmée d’assez près avec en fond visuel ce décor d’usine désaffectée.
D’accord, donc dans la non fiction il y a beaucoup de choses, et ce genre de choses vous le mettriez dans le documentaire…
Pour moi c’est un documentaire, oui sans conteste, absolument… Si on envisage d’autres catégories de la non fiction, il y a évidemment la question, souvent débattue aussi mais peut-être mieux tranchée, de la distinction entre simple reportage et documentaire ou, comme on aime parfois le préciser, documentaire de création… Effectivement, on peut, on doit je crois, inclure dans la catégorie de la non fiction le reportage au sens du reportage télévisé, et aussi les actualités cinématographiques d’antan ou les news télévisées d’aujourd’hui, qui bien sûr à la base correspondent à un projet de captation des apparences sensibles du monde, de captation d’événements singuliers, parfois spectaculaires, et aussi d’ailleurs de recueil de discours sur le monde, que ça soit discours de puissants ou discours des humbles. Donc effectivement il y a là un projet commun. Bien entendu, toute personne qui réfléchit un peu à la question voit bien que les résultats ne sont pas les mêmes. Le premier critère de distinction qu’on puisse faire fonctionner c’est celui du rapport à la temporalité sous toutes ses formes. Temporalité du travail de captation : le reporter est quelqu’un d’extrêmement pressé qui doit fournir, sous un délai très rapide ou même en direct, ses images et ses sons. La durée du reportage, du sujet d’actualité, est le plus souvent une durée courte. Il existe certes ce qu’on appelle magazine en télévision qui correspond à des durées plus longues, mais on reste là souvent dans des délais de production relativement courts… même un sujet magazine est tourné plus vite, monté plus vite qu’un documentaire. Au contraire le documentaire ambitieux, documentaire de création, on ne sait plus très bien comment dire, se caractérise par une approche plus lente, plus précautionneuse aussi, plus analytique. Un documentaire, au sens le plus ambitieux du terme, c’est quelque chose qui se prépare, pour lequel on écrit un projet, pour lequel on effectue des repérages, pour lequel on peut éprouver le besoin de tourner pendant de longues périodes, ou de tourner énormément pendant une période relativement courte, ou bien de tourner pendant une année entière pour capter ce qui se passe au long du cycle annuel… et c’est bien souvent un film dont le montage prend de longues semaines, voire de longs mois, voire un an. Frederick Wiseman, un grand documentariste américain, est allé je crois jusqu’à un an de montage, donc là on n’est évidemment plus du tout dans une temporalité courte. Cela n’explique pas tout. C’est plutôt un constat. Mais évidemment on peut supposer que l’auteur de documentaire qui prend le temps d’explorer les différents aspects de son sujet, de repérer les lieux, de rencontrer les personnes, de consulter de la documentation, etc. ne va pas produire le même type de film que le reporter pressé, ou même que le reporter de magazine d’investigation, qui est quand même toujours un peu pressé par le temps…
A côté du reportage et du documentaire, vous diriez qu’au sein de la non-fiction, il peut y avoir le film expérimental, mais d’autres choses aussi ?
Le film expérimental, certainement. Puis, là aussi avec une frontière qui peut être un peu poreuse par moment… il y a des films que leurs auteurs même tiennent à décrire comme des documentaires expérimentaux, entendant par là des documentaires dont la forme est particulièrement élaborée et implique une recherche plastique, sonore, des effets de montage qui sont proches de ce qui se fait dans le film expérimental. Il ne faut pas oublier non plus une quantité d’objets, si je puis dire, et les pratiques qui vont avec… Des objets un peu utilitaires, des films pédagogiques. Quand dans une usine on met en place une nouvelle machine il n’est pas rare qu’elle soit accompagnée d’une vidéo montrant le maniement, la meilleure façon d’utiliser les commandes, de se placer etc., des choses extrêmement didactiques comme ça. Des films promotionnels ou publicitaires aussi qu’on ne peut pas vraiment décrire comme des fictions. Bien sûr la publicité de nos jours a évolué, elle est beaucoup plus sophistiquée que les réclames d’antan. Elle est beaucoup portée à la création d’un monde possible, ce qui est un trait de la fiction, mais sa finalité ultime est toujours de renvoyer à un acte réel d’achat, d’un produit réel, donc on est plutôt du côté de la non-fiction en ce qui concerne précisément la finalité, même si les modalités signifiantes peuvent s’approcher de la fiction… J’en oublie probablement mais… Voilà pour l’essentiel je crois.
Sur le second point, quand je disais : est-ce qu’au sein du documentaire il y a possibilité de dessiner une espèce de carte qui permettrait de dire : voilà, on est dans le documentaire, mais il y a différentes modalités ?
Curieusement c’est un travail qui a été beaucoup moins fait pour le documentaire que pour le film de fiction. Même pour le film de fiction, l’approche par genre n’est pas si ancienne que ça. Et pour le documentaire elle a été vraiment assez peu faite. Bien sûr il y a des catégories opératoires. Par exemple le film d’art, ou le film sur l’art, puisqu’il y a, il y a eu, peut-être qu’il existe même encore, un débat pour distinguer le film d’art du film sur l’art. J’ai travaillé cette année sur les documentaires sur l’art, une production abondante de films dont certains sont tout à fait passionnants, qui ont pour but en général de faire connaître ou faire mieux connaître ou de faire découvrir des aspects peu connus d’une œuvre ou d’un artiste. Ils sont légion bien sûr… et très appréciés je pense, très utilisés, j’emploie le terme à dessein : ça a aussi une utilité sociale, éducative et culturelle. Donc là on a des objets relativement faciles à identifier puisque dès l’instant qu’il s’agit d’un artiste, d’une œuvre, ou d’un ensemble d’œuvres ou d’un courant artistique, on a un référent assez bien circonscrit. Il y a la catégorie du film essai, qu’on range volontiers dans le documentaire, dont les contours sont peut-être un peu plus flous mais dont on parle beaucoup depuis une époque assez récente pour désigner ces films qui, au fond, sont des documentaires subjectifs. Un des premiers théoriciens qui a utilisé le terme se référait explicitement aux Essais de Montaigne pour parler de films essais, au sens où on a affaire à des textes, filmiques bien entendu, qui visent le monde réel mais depuis un point de vue subjectif affirmé. Il ne faut surtout pas assimiler documentaire et objectivité, ça n’a pas de sens… simplement la subjectivité de l’auteur peut être plus ou moins affirmée dans le documentaire. Il y a des formes de documentaires qui tendent à l’effacer et d’autres, issues plutôt des formes modernes et contemporaines du documentaire, qui tendent au contraire à affirmer cette subjectivité de l’auteur. On parle dans ce cas généralement de films essais, ce sont souvent des choses très intéressantes, je pense aux films de Johan van der Keuken, parmi quelques autres, qui sont d’excellents exemples de films essais. Peut-être pas tous ses films mais la plupart de ses films.
Et d’autres… pour terminer peut-être sur ce point, est-ce que vous voyez d’autres manières … entre film d’art, film d’essai, qui seraient toujours dans le documentaire finalement qui serait selon vous une espèce de type particulier quand même, qu’il faudrait mettre à part et identifier ?
Il y a un phénomène très contemporain, qui est en train de se produire depuis un tout petit nombre d’années, qui est l’apparition de ce qu’on appelle déjà le web documentaire… qui correspond donc à l’utilisation des spécificités non seulement d’Internet mais aussi du multimédia, il faudrait peut-être dire dans l’ordre inverse : du multimédia et d’Internet, pour produire des objets qui répondent effectivement a priori à toutes les caractéristiques du documentaire, à tous les critères qu’on peut s’efforcer de faire fonctionner comme je l’ai dit pour distinguer ce qui est documentaire, mais qui sont des choses que l’on voit effectivement en ligne en se connectant sur un site Internet. C’est assez intéressant, et on observe que c’est au croisement de pas mal de genres préexistants. Ça peut tenir à la fois du grand reportage photographique, du reportage d’investigation au sens de la presse écrite, du reportage filmé, du véritable documentaire de création, plus des fonctionnalités qu’autorisent le multimédia, l’informatique et la toile du réseau web.
Est-ce qu’on pourrait s’écarter un petit peu de ce que je vous avais présenté jusqu’ici, mais juste faire un point par exemple sur des documentaires qui vous tiennent à cœur et dont vous vous dites voilà, là peut-être que je n’essaye pas de travailler à élaborer des critères qui permettent de faire le consensus mais j’ai l’impression que c’est là que ça se joue le plus… de la façon la plus manifeste ou importante. Quelques titres…
Oui… on est sur le registre du coup de cœur ou … ?
Peut-être les deux à la fois… ce qui vous semble quelque part faire date dans le domaine du documentaire…
Alors, un extrême du documentaire comme façon de faire par procuration l’expérience d’autres aspects du monde, c’est tout l’œuvre de Frederick Wiseman, qu’on a pu nommer le cinéaste et documentariste le plus sociologique qui soit, soit dit en passant, parce que ses films proposent des plongées à l’intérieur d’institutions, peut-être même plus précisément encore de groupes sociaux fonctionnant dans des cadres institutionnels, institués. Avec une espèce de neutralité apparente dont il ne faut pas être dupe. Ce sont en réalité de véritables analyses du fonctionnement de ces groupes et de ces institutions. C’est un extrême, je pense, du documentaire par l’effacement a priori de l’auteur et par… oui, l’intensité de l’expérience proposée. Ce sont des films longs, avec des aspects répétitifs mais qui effectivement procurent l’équivalent d’une immersion dans un milieu. Un autre extrême, je l’ai cité. Pratiquement tout l’œuvre de Johan van der Keuken, qu’on peut ranger donc sous la bannière film essai pour la plupart de ses œuvres et là ce qui me séduit et m’intéresse c’est précisément le rapport extrêmement… j’allais dire équilibré, pas nécessairement équilibré, le rapport dialectique en fin de compte qu’il est capable de construire entre la captation, le regard très aigu porté sur les choses, c’est vraiment quelqu’un, qui est aussi un très remarquable photographe d’ailleurs, qui a vraiment un don pour capter ce qu’il y a de plus signifiant dans les apparences sensibles du monde, tout en affirmant la subjectivité de son regard et en construisant, oui, une sorte de dialectique entre cette subjectivité et cette approche sensible. Sans pour autant que ça soit un cinéma très intellectuel. C’est au contraire le plus souvent très sensible, et même sensuel dans la perception, la riche perception qui est proposée, et avec une très grande ouverture à l’autre aussi, ça je n’en ai pas encore parlé et j’aurais peut-être dû. Le documentaire c’est aussi… ce qui m’intéresse dans le documentaire c’est aussi l’expérience humaine, c’est aussi la qualité du regard porté sur autrui par le cinéaste, et donc la qualité du regard que je suis capable comme spectateur de porter sur quelqu’un que je ne rencontrerai pas, sinon par la médiation du film. C’est aussi une affaire d’échange entre êtres humains et c’est bien sûr une composante extrêmement importante que celle-là.
Si vous voulez, on peut essayer de passer au dernier point : est-ce que votre manière de voir les choses trouve des contradicteurs, que ce soit dans le milieu universitaire ou ailleurs, ou au sein des réalisateurs eux-mêmes ?
Contradicteurs… oui, j’ai précisé qu’un certain nombre de choses sont toujours en débat. Il y a une position théorique ou simplement critique, pas toujours très théorisée, mais parfois théorique… Il y a une position, différente de la mienne, qui consiste à dire que la différence n’a pas d’importance. Qu’en quelque sorte on perdrait son temps à vouloir distinguer le documentaire de la fiction. Alors, on avance pour cela différents arguments. Il y en a un, qu’au fond j’ai cité, qui est que l’apparence finale est celle d’un film, ou éventuellement d’un web documentaire maintenant, ou d’un web film. Bien sûr ce sont des images et des sons. Oui certes, mais je trouve l’argument un peu faible dans la mesure où on pourrait dire ça d’autres médias ou d’autres moyens de communication. Pourquoi ne pourrait-on pas distinguer le discours parlé scientifique du discours parlé poétique par exemple ? Je veux bien que la frontière puisse être franchie, l’hybridation se produire, mais enfin il me paraît tout à fait intéressant de savoir si une parole est scientifique ou poétique, par exemple. Ou historique ou je ne sais quoi. Ou mensongère. Donc l’argument me paraît un peu spécieux mais il est souvent avancé… Y compris un certain nombre d’auteurs, y compris d’ailleurs des documentaristes que j’apprécie, peuvent dire : mais ce qui compte au fond c’est la qualité cinématographique. Je ne suis pas absolument en désaccord avec le fait qu’au fond c’est la qualité qui compte mais pourquoi ne pas vouloir distinguer… Certains festivals de documentaire ont une ligne éditoriale, comme on dit maintenant, qui abandonne l’idée de distinction entre fiction et documentaire, bon. Ce sont donc des festivals de cinéma en fin de compte, pourquoi pas. Moi j’adore le cinéma de fiction, je peux prendre un très grand plaisir à voir du très bon cinéma de fiction, heureusement. Quand on va un petit peu plus loin dans l’argumentation, on se retrouve beaucoup sur le terrain non pas des pratiques sociales mais sur celui des pratiques signifiantes plutôt, l’argument tourne souvent autour de l’élaboration formelle. Je sais qu’il y a un livre extrêmement récent qui vient d’être publié et que je n’ai pas encore lu… un ouvrage américain qui s’intitule Crafting Truth, qu’on pourrait traduire par exemple par : la mise en forme de la vérité, quelque chose comme ça. C’est l’argument central effectivement, c’est que le texte du film documentaire, comme tout texte, tout discours, est une construction formelle, avec des règles bien établies, ou des règles que l’on bouscule pour être plus créatif, et que le résultat est une construction, comporte effectivement une part de subjectivité, contestable, qui dans le meilleur des cas a une dimension esthétique qui participe de l’effet produit sur le spectateur… Je suis d’accord avec tous ces points, comment ne pas l’être… Pour moi ils ne sont pas contradictoires avec la finalité documentaire. Mais effectivement les opinions divergentes de la mienne confèrent une importance assez grande à ces points-là d’esthétique…
D’accord. Et finalement elles ont toutes pour objet de dire : il n’y a pas forcément de différence entre fiction et documentaire et du coup… mais est-ce qu’il est possible qu’il y ait d’autres définitions du documentaire vous voyez ?
Je ne suis pas sûr… Je ne suis pas sûr, moi d’une manière générale…
Il y a une espèce de consensus quand même…
Consensus, pas forcément mais ce qui se passe c’est qu’une grosse partie du travail que j’ai fait là-dessus depuis des années, ç’a été de faire le tour des différentes approches, d’essayer de les faire converger ou en tout cas de les mettre en relation les unes avec les autres donc, sans prétendre être exhaustif, je pense que j’ai à peu près fait le tour des arguments possibles qui permettent de distinguer… Les uns tournent autour de la réception particulière qu’appelle le documentaire. D’autres, au contraire, se situent du côté de la production, de l’attitude particulière du cinéaste qui pratique le documentaire. Comme je l’ai dit les approches centrées sur le texte lui-même sont souvent décevantes parce qu’il est difficile de trouver des caractéristiques qui soient absolument exclusives, exclusives aussi bien du documentaire que de la fiction. Ce sont effectivement des films dans tous les cas. Donc non, je n’ai pas en tête d’autres approches possibles…
Et juste peut-être un dernier point, quand vous disiez que le documentaire travaille à capturer des traces du réel et à les faire passer à un auditoire, est-ce que selon vous il y aurait dans le documentaire une spécificité qui ferait que, à côté d’autres médias, par exemple des écrits ou du discours, il y aurait des spécificités du documentaire qui feraient qu’il le fait d’une certaine manière finalement… En quoi il se distinguerait du reste…
D’autres modes de communication non fictionnels… ?
Oui. Enfin finalement, je le dis de manière compliquée mais quelle est la spécificité d’un documentaire par rapport à un article de journal ?
Là on retrouve évidemment tout le potentiel expressif du cinéma, précisément. L’image, surtout si elle est en couleurs, sur grand écran, accompagnée d’un son, surtout si c’est un son d’une grande qualité, accompagnée éventuellement de musiques, de textes qui peuvent être… ou très profonds ou très poétiques, etc., on a affaire à un médium qui produit de fortes impressions sur son spectateur. Donc évidemment on a là un impact sur la sensation et la sensibilité que n’a pas l’écrit, qui est un médium un peu plus froid par exemple. Alors, peut-être que ça fait partie des arguments des anti… des anti- distinction. Oui, l’effet produit, c’est l’effet cinéma si on peut l’appeler comme ça. C’est l’image mouvante, accompagnée de sons, avec les techniques d’aujourd’hui ça peut produire des sensations vraiment fortes, l’image peut être très brillante, très définie, très belle et le son également peut être très réaliste, ou très musical… En tout cas on est dans des sensations fortes et dans ce cadre particulier, ce dispositif cinéma qui est de sélectionner en quelque sorte deux de nos sens, de nous faire pratiquement cesser d’utiliser les autres, mais de stimuler fortement ces deux sens de la vue et de l’ouïe… Donc là on a un effet spécifique, oui.
Dernier point, est-ce que selon vous il y a une manière de voir les documentaires qui est la bonne, je veux dire est-ce qu’il faudrait se comporter différemment face à un…
C’est l’idée de la lecture documentarisante et certains auteurs ont travaillé là-dessus… L’hypothèse, à laquelle je souscris en fin de compte, c’est qu’on n’est pas le même spectateur devant un documentaire que devant une fiction. Le spectateur de fiction, pour aller vite, cherche une forme de plaisir, et bien sûr il n’y a pas qu’une seule forme de plaisir, ça peut être un plaisir plus ou moins complexe, voire pervers, ça peut être le plaisir d’avoir peur devant un film d’épouvante etc. mais en tout cas le spectateur de fiction recherche une forme de plaisir. Le spectateur de documentaire, a priori, recherche autre chose. Effectivement, c’est ce que des auteurs ont appelé… les uns ont utilisé une formule latine, les autres un terme grec, donc on parle soit de libido sciendi, de désir de savoir, soit d’épistéphilie, c’est au fond la même chose, d’amour de la connaissance… mais en effet le spectateur de documentaire, même si c’est la même personne, à un autre moment bien sûr, le spectateur de documentaire est à la recherche d’autre chose que la simple satisfaction de ses pulsions plus ou moins claires ou plus ou moins obscures, il est plutôt à la recherche d’un savoir sur le monde, du partage d’une expérience, même désagréable bien sûr, à la recherche d’un élargissement de son expérience du monde que nous partageons tous… Ce n’est pas la même chose que la recherche du divertissement, pour le dire plus simplement, par la fiction.
ENTRETIEN REALISE PAR YANNICK DUVAUCHELLE
Février 2011 / Copyright Université de Provence
Bibliographie
- BAQUÉ, Dominique Pour un nouvel art politique de l'art contemporain au documentaire Flammarion, Paris, 2004
- CASETI F., Les théories du cinéma depuis 1945, Paris, Nathan, 1999
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