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Français
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UTLS - la suite (Réalisation), UTLS - la suite (Production), François Ascher (Intervention)
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Droit commun de la propriété intellectuelle
DOI : 10.60527/bxtr-0s90
Citer cette ressource :
François Ascher. UTLS. (2006, 4 janvier). Le mouvement dans les sociétés hypermodernes - François ASCHER , in Déplacements, migrations, tourisme. [Vidéo]. Canal-U. https://doi.org/10.60527/bxtr-0s90. (Consultée le 16 mai 2024)

Le mouvement dans les sociétés hypermodernes - François ASCHER

Réalisation : 4 janvier 2006 - Mise en ligne : 3 janvier 2006
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Descriptif

La modernité a toujours eu indissolublement partie liée avec le mouvement, qu'il s'agisse du mouvement des idées, des biens, des personnes, des informations, des capitaux…. Mais l'entrée dans la « troisième modernité » - c'est ainsi que François Ascher caractérise les évolutions contemporaines- suscite des développements considérables dans les techniques de transport et de stockage (le stockage est le corrélat du mouvement) des personnes, des biens et surtout des informations. De fait, ces dernières jouent un rôle central dans la dynamique de passage au capitalisme cognitif.

Cette extension quantitative et qualitative du mouvement s'ajoute aux dynamiques d'individualisation et de différenciation, et contribue à faire émerger de nouvelles formes de structuration de la société. François Ascher utilise à ce propos la métaphore de l'hypertexte pour rendre compte de ce nouveau type de société constituée d'une sorte de feuilletés de champs sociaux (le travail, la famille, le quartier etc.) qui ont chacun ont chacun leurs propres valeurs et règles sociales et qui sont reliés par des individus qui appartiennent simultanément à ces différents champs. Ainsi, la société est doublement structurée, par les champs sociaux et par les individus, comme les hypertextes sont doublement structurés par les syntaxes des textes et par les mots qui font lien entre les textes. Le préfixe « hyper » de l'hypermodernité exprime ainsi à la fois l'exagération de la modernité et sa structure à « n » dimensions.

Intervention
Thème
Documentation

La question du mouvement est intimement liée à celle du changement et elle est au cSur des interrogations sur la modernité.
Je voudrais donc vous proposer quelques définitions du mouvement, de la mobilité et de la modernité, à partir du Littré, du Petit Robert et de quelques ajouts personnels.
MOUVEMENT
Action par laquelle un corps ou quelqu'une de ses parties passe d'un lieu à un autre, d'une place à une autre.
Terme de mécanique. Changement par lequel un corps est successivement présent en différentes parties de l'espace ; état d'un corps dont la distance par rapport à un point fixe change continuellement.

MOBILITÉ
Propriété générale des corps, en vertu de laquelle ils obéissent parfaitement, et en tous sens, aux causes de mouvement.
Facilité à prendre différentes expressions. Cet acteur a une grande mobilité dans la physionomie
Facilité à passer promptement d'une disposition à une autre. Ce qui me ravissait en elles, c'étaient les grâces de leur esprit, la mobilité de leur imagination, le tour facile de leurs idées et de leur langage,
Instabilité dans les lois, les institutions, les moeurs. Lorsque la législation était dans une mobilité continuelle...,

TRANSPORT
Action par laquelle on transporte quelque chose ou quelqu'un d'un lieu dans un autre. Transport des marchandises, de l'artillerie, de l'argent.
Fig. Mouvement violent de passion qui nous met hors de nous-mêmes.

MODERNE, adj.

1 Qui est des derniers temps. (Un auteur moderne prouve ordinairement que les anciens nous sont inférieurs, en deux manières, par raison et par exemple)
Histoire moderne, l'histoire depuis la renaissance au XVIe siècle jusqu'à nos jours.
2 Qui bénéficie des progrès récents de la technique, de la science
3 Qui est conçu, fait selon les règles contemporaines (sous-entendu du monde « occidental »)
4 Qui tient compte de lévolution récente dans un domaine
5 En sociologie(FA) : combinaison dévolutions sociétales qui caractérise les sociétés occidentales depuis la Renaissance (rationalisation, individualisation, différenciation social, marchandisation&) et qui tendent selon certains à se radicaliser (surmodernité, hypermodernité) ou à être dépassée (postmodernité).
Les sociétés modernes sont donc des sociétés en mouvement, cest-à-dire que les hommes, les biens, les territoires, les idées, les façons de penser et les représentations sont mouvants.
Certes, les sociétés traditionnelles connaissent aussi du mouvement, et comment imaginer de fait de la vie sans mouvement, mais celui-ci y est généralement essentiellement cyclique. Bien sûr, certaines religions ont donné un sens à ce mouvement, lont extrait dun cadre purement reproductif, lont inscrit dans une vision eschatologique, lui ont attribué une finalité et une fin.
Mais on peut considérer que la modernité probablement dans un certain rapport avec le judéo-christianisme a fait primer le mouvement fléché historiquement sur le mouvement cyclique. Le mouvement moderne se caractérise ainsi par des changements qui nont pas pour effet dassurer la reproduction à lidentique, mais de faire évoluer la société dans un certain sens. Cela ne signifie pas pour autant que ce mouvement nait pas non plus des vertus reproductrices. Il est un peu de même nature pour la société moderne que ce que le mouvement est pour la bicyclette : il est à la fois un moyen de se déplacer vers un but et un moyen de tenir en équilibre.
Mais, depuis une trentaine dannée, le débat sur la modernité qui en lui-même est ancien - a pris des formes sensiblement nouvelles et a animé des milieux très divers, philosophiques et architecturaux dabord, puis lensemble des sciences sociales et humaines, des domaines artistiques, voire le monde de la politique : la modernité était-elle en crise et les sociétés occidentales entraient-elles dans une ère nouvelle, celle de la postmodernité, caractérisée notamment par la rupture de la relation qui semblait associer essentiellement le développement de la raison, des sciences et des techniques, et le progrès, sous la forme notamment dune amélioration de la condition humaine. Pour les postmodernes, le mouvement moderne a perdu son sens, dans tous les sens du terme. Pour eux, la raison, qui a été instrumentalisée de façon dramatique au XXème siècle, nest plus synonyme de progrès ; et les grands récits annonciateurs de lendemains meilleurs ont largement perdu de leur crédit.
Personnellement, je ne partage pas ces thèses postmodernes, ou plus précisément linterprétation postmoderne de ces constats. Je pense que plutôt que de parler de crise de la modernité, il faut parler de crise dune première modernité voire dune deuxième modernité, précisément parce que ces modernités étaient très largement incomplètes et que le processus de modernisation navait fait encore que très partiellement son oeuvre.
Ainsi, le rapport que les sociétés modernes ont entretenu avec la science était encore largement pré-moderne parce que de nature quasi religieuse. On croyait à la science et en ses vertus intrinsèques. Aujourdhui, un nouveau rapport à la science sébauche, plus critique et moins confiant, plus controversial et moins fétichiste, un rapport fondamentalement plus scientifique, et donc plus moderne. Je minscris ainsi dans le courant de pensée critique vis-à-vis des thèses postmodernes, thèses dont les conséquences sociales et politiques ne sont par ailleurs pas négligeables, notamment parce quelles justifient un certain relativisme et un grand scepticisme vis-à-vis de divers engagements sociétaux. En revanche, je partage lhypothèse que les sociétés modernes occidentales connaissent plutôt une accentuation ou une radicalisation de la modernité, quelles entrent dans ce que je qualifie de phase hypermoderne, qui se caractérise par le renforcement des dynamiques qui ensemble animent le processus de modernisation : la rationalisation, lindividualisation, la différenciation et léconomisation (ou la marchandisation).
La rationalisation, cest à la fois le désenchantement du monde et le remplacement des croyances et des religions par des approches scientifiques, cest aussi le remplacement des traditions et des routines par des pratiques réfléchies et réflexives (ou la pensée fait retour sur laction), et cest enfin la mobilisation des connaissances et lutilisation de plus en plus généralisée des techniques dans tous les domaines de la vie.
Lindividualisation, cest la poursuite dune dynamique, manifeste également depuis la Renaissance, qui voit les individus chercher à accroître leur autonomie.
La différenciation, cest le processus qui produit des individus de plus en plus singuliers et de moins en moins déductibles de leur appartenance à de grands groupes sociaux. Cest une dynamique qui interagit avec lindividualisation et avec la division du travail, et qui résulte dune certaine manière de la mobilisation des sciences et des techniques par léconomie.
La marchandisation enfin, est le processus délargissement de la sphère économique à tous les actes de la vie et à toutes les pratiques sociales.
Il semble difficile de contester la permanence, voire le renforcement de ces dynamiques. Notre société est ainsi plus que jamais et à tous points de vue, en mouvement, vers plus de science, plus dautonomie individuelle et plus dinterdépendances en même temps, plus de diversité, plus de biens et services marchands.
Mais, ce mouvement de modernisation, à la fois offre des potentialités et présente des risques. Lhypermodernité consiste précisément en une modernité critique et précautionneuse vis-à-vis delle-même. Lhypermodernité résulte dune crise de la foi dans la modernité, ou plutôt dans son désenchantement, car nous savons bien aujourdhui quelle peut produire le meilleur comme le pire.
Ainsi, mouvement ou les mouvements de la modernité ne sont pas interrompus. Au contraire, ils semblent même saccélérer par bien des aspects ; mais nous savons aujourdhui que ces mouvements nentraînent pas notre société dans un seul sens, et de façon linéaire.
Or la mobilité physique des personnes, des biens et des informations joue un rôle très important dans ces mouvements, dans ces dynamiques de rationalisation et donc de choix, dautonomie des individus et de maîtrise de leurs espaces-temps, de différenciation, de complexification, et délargissement de la sphère économique.
Très concrètement, aujourdhui, se déplacer est devenu une nécessité pour accéder à la plupart des biens, des services et des relations sociales. Le déplacement conditionne de fait laccès au logement, au travail, à léducation, à la culture, à la santé, mais aussi dune certaine manière à lamour, à lamitié, à la politique& Nous ne trouvons plus, et nous ne trouverons plus jamais à proximité immédiate les uns des autres, lhabitat, lemploi, les écoles, les loisirs, la famille, les amis, les compagnons dengagement etc. Pouvoir bouger est donc plus que jamais une liberté profondément associée au développement du monde moderne, déjà clairement posée en ces termes par Hobbes et consacrée par la Déclaration des Droits de lHomme et du Citoyen.
Mais « bouger » est aussi de nos jours une obligation qui dune certaine manière fait émerger en contrepartie la question dun droit à limmobilité, dans une société où le mouvement est devenu une condition clef de tout échange, et parfois un dispositif de pouvoir.
Par ailleurs, les déplacements font de plus en plus problème dans nos sociétés, non seulement parce quils sont une source de nuisances pour les riverains des voies de transport, mais parce quils consomment beaucoup dénergie et contribuent significativement à leffet de serre. Certes, nous pouvons essayer de mieux organiser les villes, de mieux coordonner les localisations pour optimiser les déplacements au regard de diverses contraintes. Mais dans une société fortement développée, où la division du travail ne cesse de sapprofondir, le mouvement semble largement irrépressible et prend une importance grandissante.
La possibilité effective de se déplacer dans les villes, que lon peut considérer comme une des libertés de base dans les sociétés démocratiques, devient donc un enjeu encore plus essentiel qui fait du droit au transport, déjà consacré en France par divers textes et notamment une loi de 1982, une sorte de droit générique dont procèdent de nombreux autres droits.
Réfléchir aux relations entre modernité et mobilité implique donc que nous portions notre attention sur cette question du droit aux transports. Mais ce droit risquerait de ne rester quune affirmation de principe sil nétait défini que comme un droit liberté.
Il nous faut donc nous pencher très précisément sur les enjeux et les moyens des mobilités urbaines aujourdhui pour penser ce droit également comme un droit-créance, cest-à-dire impliquant pour notre société, pour les individus comme pour les pouvoirs publics, des moyens, des obligations, mais aussi des limites.
Jexaminerai donc successivement lenjeu de la maîtrise collective des nouveaux territoires urbains, lenjeu de la maîtrise individuelle des espaces temps, enfin les formes nouvelles de la structuration de cette société hypermobile. Cela me permettra de resituer la question du droit à la mobilité dans son contexte sociétal et dexaminer ce qui le porte comme ce qui peut sy opposer.
Mobilités et maîtrise collective des territoires urbains : la métropolisation hypermoderne
Comme la montré Pierre Veltz, le modèle économique moderne est clairement fondé sur une dynamique de division croissante du travail qui est elle-même fondée sur la capacité de déplacer les personnes, les biens et les informations. Sans faire preuve dun économisme excessif, on peut aussi souligner que les villes résultent de la division du travail et la génèrent en retour ; les villes nexistent ainsi que par le mouvement. Elles offrent des performances accrues aux sociétés, que celles-ci soit mues par des logiques de pouvoir et de défense, par des logiques religieuses ou par des logiques économiques.
Le regroupement de populations importantes dans des villes, implique donc quune partie des individus dune société, les citadins, ne soit plus occupée aux tâches de production des vivres, et quil faille donc transporter et stocker pour elle des biens alimentaires. Historiquement, les besoins en nourriture des populations urbaines ont ainsi contribué au développement de la division du travail, des échanges, et avec eux, à linvention et à la diffusion de la monnaie, de la comptabilité, et de lécriture qui sont des moyens déchange, de transport et de stockage de la valeur et des informations.
Ainsi, la croissance des villes sest appuyée non seulement sur des techniques de transport, mais aussi sur des techniques de stockage des biens, des informations et bien sûr des hommes. Ces différentes techniques font dailleurs système, comme le montre clairement aujourdhui le développement de la livraison : certains achats qui autrefois nécessitaient le déplacement de lacheteur tant pour sinformer que pour sapprovisionner, sont remplacés aujourdhui pour partie par des télécommunications, mais nécessitent aussi de nouveaux modes de transport, de stockage des biens, des informations et des personnes.
Au XIXème siècle le développement du capitalisme industriel et urbain a nécessité une mobilisation sans précédent de ces techniques qui ont, entre autres, révolutionné les formes et les modes de fonctionnement des villes. Le transport et le stockage des informations avec en particulier le téléphone et les presses rotatives, le transport et le stockage des biens et des personnes avec lélectricité, le tramway, lascenseur, le transport et le stockage de la nourriture avec le train, la boîte de conserve, linvention de la chaîne industrielle dans les abattoirs dès la fin du XIXème puis la réfrigération et le réfrigérateur individuel, ont rendu possible le fonctionnement des villes à une échelle nouvelle et ont participé à la production de formes urbaines nouvelles.
Aujourdhui, la dynamique de métropolisation, qui est intimement liée à celle de la globalisation, mobilise la recherche et la mise en Suvre de nouveaux modes de transport et de stockage des biens, des informations et des personnes.
On peut définir simplement la métropolisation comme la concentration des richesses humaines, culturelles et matérielles, dans et autour des agglomérations les plus importantes. Cest en fait la continuation du processus durbanisation dans des sociétés où la quasi totalité des populations habite déjà des villes. En se développant, les métropoles absorbent et intègrent dans leur fonctionnement quotidien des villes, des bourgs, des villages et des campagnes de plus en plus éloignés. Se forment ainsi de nouveaux types despaces urbains, distendus, discontinus, hétérogènes, multipolarisés que jai qualifiés de métapoles pour exprimer lidée quil sagit dune nouvelle forme de ville qui va au-delà des précédentes.
Cette dynamique de globalisation-métropolisation nécessite notamment le développement des nouvelles techniques de transport et de stockage de linformation et de la communication. Les progrès particulièrement rapides dans ce domaine, en particulier grâce à la numérisation mais aussi à toute une série de nouvelles techniques qui vont de laérospatial aux nanotechnologies, contribuent en retour à orienter le développement économique et urbain vers des formes nouvelles.
La chute spectaculaire du coût du transport, du stockage et du traitement des informations tend à privilégier lutilisation de ce facteur de production dans les activités les plus diverses.
Mais par ailleurs, lensemble des techniques de transport a considérablement progressé, y compris pour les déplacements intra-urbains. Le développement des vitesses des transports urbains individuels remplace ainsi efficacement dans certains cas la densité pour maximiser le potentiel dinteractions, et permet donc une urbanisation moins intensive. Les transports collectifs rapides produisent quant à eux souvent de nouveaux modèles logistiques de même nature que les « hubs and spokes » des transports aériens. Il en résulte que le passage par ces hubs devient le moyen le plus rapide daccéder à tout point de lagglomération dans des temps à peu près équivalents. Des quartiers situés à lautre bout de lagglomération ne sont alors pas plus éloignés que les quartiers voisins. Cest tout le système des proximités géographiques, voire des centralités, qui est ainsi modifié, comme Pierre Veltz la bien montré.
Lun des effets majeurs et qui nest paradoxal quen apparence, cest que la diffusion de ces nouvelles technologies, loin de supprimer leffet des distances matérielles ou des spécificités locales, donne au contraire une importance renforcée à laccessibilité physique et à la spécificité des lieux. Les réseaux de télécommunication deviennent en effet si indispensables partout et pour tout, quils se diffusent sous des formes diverses et tendent peu à peu à ne pas influencer plus les localisations des activités que nont fini par le faire les réseaux deau, délectricité ou dégouts. En revanche, tout ce qui ne se télécommunique pas ou se transporte plus difficilement joue un rôle croissant, tant économiquement que socialement. De même que la mauvaise monnaie chasse la bonne, les domaines à progrès technologiques lents pèsent dun poids renforcé. Il en résulte plusieurs effets sur les dynamiques et les formes urbaines.
En premier lieu, on constate un renforcement des processus de polarisation et de différenciation fonctionnelle des espaces dus à limportance et au coût relativement croissants de la proximité. Toutes les activités tendent à constituer des « zones » ou des « centres », daffaires, de commerce, de loisirs, de culture, de recherche. A minima de la polarisation, se constituent également des « grappes », des « clusters », des « districts » etc.
En second lieu, les habitants comme les entreprises choisissent des localisations qui maximisent laccès physique à une ou plusieurs ressources principales. Beaucoup de citadins privilégient ainsi la surface habitable, la forme individuelle de lhabitat et la proximité avec des espaces naturels. De fait, il leur est possible grâce à lautomobile à la fois dhabiter une maison dans une quasi-campagne, et daccéder facilement à la ville pour bénéficier de ses équipements divers en tant que de besoin. Dautres ménages, sans enfants ou appartenant aux couches sociales les plus qualifiées, font des choix opposés, privilégiant les ressources situées au cSur des villes. De la même façon, certaines entreprises cherchent en périphérie du foncier peu cher et facilement accessible aux employés motorisés, tandis que dautres fonctions économiques se localisent au contraire de façon toujours plus centrale, à proximité des activités et emplois très qualifiées, et dans des lieux où les rencontres en face-à-face qui leur sont nécessaires, sont plus commodes.
Il résulte de cette double dynamique, des espaces urbains à la fois plus étendus et des zones de plus en plus différenciées voire plus polarisées. Létalement urbain rime ainsi avec la « gentrification » des centres anciens dans bon nombre de métropoles européennes voire nord-américaines (la gentrification, littéralement lembourgeoisement, est la conquête de quartiers par des couches aisées) ; de même, les parcs industriels et tertiaires suburbains vont de pair avec lhypertrophie des centres directionnels et le dynamisme des downtowns ; les centres commerciaux périphériques quant à eux font système avec la spécialisation et la « touristification » des commerces des quartiers anciens des villes.
De fait, ces évolutions mettent bien en évidence que le processus de modernisation continue dimprimer sa logique aux villes. Certains avaient pu croire ces dernières années à une crise de lurbanisme moderne, notamment avec les problèmes des grands ensembles dhabitat social, la mise en cause des infrastructures autoroutières intra-urbaines, la renaissance de quartiers anciens, un certain goût pour larchitecture postmoderne etc. En fait, on constate en y regardant de plus près, que la modernité urbanistique continue plus que jamais, fondée comme précédemment sur une mobilité et une différenciation accrues. Car ce nest pas la logique moderne qui a été mise en cause, mais les formes que celle-ci avait prises pendant la période que lon a pu qualifier de fordo-kyenésio-corbuséenne. On avait recherché à faire des villes plus « performantes » en les simplifiant, en taylorisant la les fonctions urbaines, en essayant de produire en série des logements et en « fordisant » lhabitat, en mobilisant lÉtat Providence pour réaliser directement toutes sortes déquipements et de services publics.
Aujourdhui, les modèles de performance ont changé : les maîtres mots sont la flexibilité, la réactivité, la gestion de la complexité et des incertitudes. Mais les enjeux fondamentaux sont toujours les mêmes et sont tout aussi modernes. Lurbanisme contemporain effectif, cest-à-dire la manière dont les villes sont pensées et réalisées, ne verse pas dans le postmodernisme, malgré quelques figures spontanéistes et quelques enluminures décoratives, mais sengage dans une volonté renouvelée de connaissance et de maîtrise, dans une modernité radicalisée, exacerbée, dans lhypermodernité.
Les mobilités comme résultantes et outils de la maîtrise individuelle des espaces-temps
Le processus de modernisation est caractérisé notamment par la dynamique dindividualisation. Dans la société contemporaine, les individus cherchent à disposer dune autonomie croissante et à maîtriser les espaces-temps de leur vie quotidienne, que ce soit pour développer la sphère de leur intimité ou celle leurs interactions sociales. « Libre-ensemble », pour reprendre le titre dun ouvrage de François de Singly sur la famille, tel semble être le mot dordre de lindividu aujourdhui. La mise en Suvre de ce slogan se concrétise dans la société contemporaine par la recherche de tous les moyens qui permettent aux individus de choisir les objets, les lieux, les partenaires, les moments, les contextes de leurs activités. « Ce que je veux, où je veux, quand je veux, comme je le veux et avec qui je veux » est ainsi une exigence de plus en plus prégnante dans la vie quotidienne et, comme Alain Bourdin la bien montré dans ses travaux récents, fait de la mobilité un des outils majeurs de cette aspiration à pouvoir choisir.
Pour pouvoir être maîtres de leurs espaces-temps, les individus doivent donc pouvoir se dé-placer et se re-placer ; mais ils peuvent aussi se dé-synchroniser et se re-synchroniser. Les techniques de transport et de stockage des biens, des informations et des personnes sont donc mobilisées également à cette fin. Le couple produit surgelé micro-ondes, les messageries téléphoniques et Internet, lindividualisation et la portabilité de nombreux équipements autrefois collectifs et fixes (comme le téléphone) sont autant de moyens qui permettent aux individus de choisir les lieux et les moments de leurs activités, seuls, avec dautres, ou au milieu des autres.
Il résulte de cette évolution des mouvements de populations, de biens et dinformations de plus en plus diversifiés, changeants, et tendanciellement dans tous les sens et à toutes les heures du jour et de la nuit. Cette mobilité est engendrée par le processus dindividualisation et en retour le stimule. Lévolution des villes et des transports urbains illustre cela de façon particulièrement claire.
Autrefois, la vie des cités était largement synchronisée par les sirènes des usines, les cloches des églises, les sonneries des écoles, la cuisson des repas, le passage du train ou du bus, voire par les programmes des chaînes télévisées publiques. Les déplacements se faisaient en gros tous les jours aux mêmes heures sur les mêmes parcours et de la même façon.
Aujourdhui, les horaires des activités sont de plus en plus variables, les adaptations personnelles de plus en plus possibles et la mobilité devient plus irrégulière, les citadins se déplaçant à des heures variées, sur des parcours changeants, avec des modes de transport diversifiés. Ils utilisent pour cela des outils de déplacement et de désynchronisation de plus en plus individuels et performants. De fait, on constate que la croissance de la mobilité urbaine est aujourdhui surtout constituée par des déplacements périphériques et tangentiels, en dehors des heures de pointe. Cela implique notamment que les solutions traditionnelles des transports collectifs, utilisables lorsque les déplacements étaient largement synchrones et concentrés sur des axes, sont souvent obsolètes en dehors des zones centrales ou très denses où métros, tramways et bus restent très performants.
Les mobilités contemporaines apparaissent ainsi à la fois comme des résultantes et des facteurs de lindividualisation et de la diversification des pratiques sociales. Elles participent activement à la complexification de la société en rendant possible, voire obligatoire, la personnalisation dun grand nombre dactivités et de programmes dactivités. De même que lindustrie et la grande distribution sont aujourdhui confrontées à une demande croissante de singularisation, de sur-mesure et de one-to-one, de même les transports urbains doivent faire face à une demande de services de « porte-à-porte » à toute heure du jour et de la nuit.
La modernité industrielle avait rendu possible la mobilité urbaine pour le plus grand nombre, par la production en série des voitures ou des voyages collectifs. Lhypermodernité contemporaine nécessite la production dune mobilité encore plus grande, mais diversifiée et changeante. La complexité qui produit et résulte de cette mobilité exige des approches sensiblement nouvelles. Il nest plus possible de concevoir une infrastructure ou une ligne de transport collectif simplement comme le moyen daller dun point à un autre. Non seulement, il faut concevoir les transports comme des réseaux, mais il faut construire ces réseaux comme des structures multimodales et intermodales. Les citadins doivent pouvoir accéder à tout point de la ville, à toute heure, de façons aussi variées que possible car leurs déplacements sinscrivent dans des programmes dactivités de plus en plus multiples et changeants.
De fait, ce contexte et ces besoins ont dores et déjà des conséquences importantes sur laction publique en matière de transports. Les infrastructures lourdes de transports publics comme les métros et les tramways, les infrastructures plus légères comme les lignes de bus aménagées, doivent sarticuler avec les divers transports individuels (automobiles et cycles), les aménagements piétonniers (y compris les trottoirs roulants, les escalators, les ascenseurs), les transports intermédiaires comme les taxis, les navettes, les voitures partagées, les systèmes de stationnement (parkings et voituriers) etc. Il est fort probable aussi que dans les prochaines années, la performance des transports urbains passera par la gestion intégrée de ces différents modes de transport et par des centrales de mobilité qui seront capables à la fois de donner une information multimodale en temps réel sur les possibilités, les horaires et les durées de tous les modes de déplacements et de leurs combinaisons, et de gérer une partie de ces divers flux.
Lavenir en matière de mobilité urbaine est de ce point de vue plus tourné vers la mobilisation de léconomie de la connaissance et de linformation pour concevoir et gérer des complexités de plus en plus grandes, que dans un retour à une improbable proximité de voisinage généralisée, un ralentissement des déplacements, une simplification des flux et des voiries. Lhypermodernité en cette matière se caractérise probablement par la recherche darticulation des échelles, des vitesses et des temporalités.
Lenjeu que constituent ces articulations nous conduise à nous interroger sur la structuration même de la société hypermoderne.
Hypermobilité et société hypertexte
Il est de plus en plus communément admis, dans la continuation notamment des analyses de Simmel en termes de cercles sociaux multiples, que les individus participent à une variété de milieux sociaux. On parle dindividus multiappartenants, pluriels. Ainsi, très concrètement, alors quautrefois les voisins étaient aussi des collègues, des parents et des amis (ou des ennemis), aujourdhui de plus en plus, les individus fréquentent des milieux physiques et humains diversifiés. Ils se déplacent, réellement et virtuellement, dans des territoires géographiques et sociaux distincts. Chaque individu sefforce darticuler ces différents territoires de façon singulière, et tend à configurer de manière spécifique ses divers temps, espaces, activités et relations. Chaque individu « appartient » ainsi simultanément à des champs sociaux distincts, du travail, de la famille, du voisinage, de lengagement, de lamitié, etc. Métaphoriquement, on peut considérer que ces champs forment une sorte dhypertexte social.
Lhypertexte est un ensemble de textes unis par des mots communs les nSuds - qui font « liens » entre les textes. Cest une structure à plusieurs dimensions : chaque texte a sa propre structure, sa propre syntaxe, grammaire, sémantique ; mais ces textes forment aussi une multiplicité de structures communes, définies par divers mots présents dans plusieurs de ces textes, mots qui font liens entre eux. La numérisation des textes et leur assemblage dans une base commune permet ainsi au lecteur, en « cliquant » sur le mot dun texte, daccéder à ce même mot dans une série dautres textes. Dans un hypertexte, chaque mot appartient donc simultanément à plusieurs textes ; dans chacun deux, il participe à la production de sens différents en interagissant avec dautres mots du texte, mais selon des syntaxes éventuellement variées dun texte à un autre ; et les productions hypertextuelles diffèrent selon les mots retenus.
On peut considérer métaphoriquement que les individus sont simultanément ou successivement dans des champs sociaux distincts comme les mots le sont dans les différents documents dun hypertexte. Les individus interagissent dans leur champ social professionnel avec des collègues selon une « syntaxe » professionnelle ; dans le champ familial ils interagissent avec des parents selon une « syntaxe » familiale ; dans un troisième, ils le font avec des partenaires selon une « syntaxe » sportive etc. Ce sont les « individusmots » qui constituent eux-mêmes les liens entre ces « textes-champs sociaux ». Ils passent dun champ à un autre, soit en se déplaçant, soit en télécommunicant. Lorsquun employé sur son lieu de travail téléphone à son domicile, dune certaine manière, il change de « texte », voire de comportement, sinon de personnalité.
Les divers champs sociaux sont de natures différentes. La participation des individus à chacun dentre eux peut être plus ou moins volontaire, durable. Les interactions peuvent y être économiques, culturelles, affectives, réciproques, hiérarchiques, normalisées, en face à face, écrites, parlées, télécommuniquées etc. Les valeurs dominantes, voire les éthiques sont de plus en plus distinctes : performance, profit, amour, amitié, solidarité etc. Les champs sont déchelles variables (du « local » au « global ») et plus ou moins ouverts. Les réseaux qui structurent ces champs peuvent être en étoile, maillés, hiérarchisés. Et les individus font du code switching, sefforçant de jongler avec des codes sociaux et culturels différents pour pouvoir passer dun champ à lautre. Cela suppose des compétences particulières et implique de fait des inégalités individuelles et sociales diverses. Les individus ne disposent en effet pas tous des mêmes possibilités de construire des espaces sociaux à n dimensions, ou de passer aisément dun champ social à un autre. Pour certains individus, le feuilleté des réseaux est complètement écrasé : leurs champs économiques, familiaux, locaux, religieux se recouvrent très largement. Ainsi les exclus du marché du travail sont généralement peu multi-appartenants : ils habitent le plus souvent dans les grands ensembles, vivent dune économie « informelle » locale, et ne rencontrent principalement que des gens de leur quartier.
La possibilité de se déplacer dans une série de champs ouvre des potentialités qui ne sont donc pas également accessibles à tous. La mobilité physique et virtuelle devient ainsi un élément de plus en plus important dans la formation et les effets des inégalités individuelles et sociales. Quant à la multi-personnalité, que semble rendre possible lhypertexte social, elle prend parfois des formes pathologiques qui font question sur la possibilité effective que les individus ont de gérer des soi multiples. Toutefois, on assiste aujourdhui au développement de ce type dindividu déjà esquissé par Simmel, capable de se comporter de façons différentes dans les divers champs sociaux quil fréquente.
On peut donc considérer que lindividu hypermoderne ne se situe plus dans une temporalité et une spatialité uniques, mais dans un espace-temps à n dimensions, et quil navigue ainsi en permanence dans des temps et des lieux multiples. Confronté à une variété et à une différenciation croissantes de ses espaces-temps, il saisit comme nous lavons déjà noté précédemment les outils qui lui permettent de se déplacer le plus rapidement et le plus aisément possible dun champ à un autre, sefforçant datteindre sous une forme ou sous une autre lubiquité et la simultanéité qui dune certaine manière pseudo-réunifient un soi de plus en plus éclaté.
Cette mobilité à n dimensions, caractéristique de lhypermodernité, nous ramène à la question du droit à la mobilité que jévoquais en introduction.
Le droit à la mobilité
Pouvoir se déplacer, réellement et virtuellement, dans des espaces sociaux divers dont les codes, les logiques et les valeurs diffèrent, suppose en effet que les individus aient le droit de se déplacer et disposent de moyens et de compétences pour ce faire.
Dans nos sociétés, le droit liberté de déplacement urbain est en gros acquis. Toutefois, lévolution de certains espaces publics dans les villes nest pas sans nous interpeller sur lavenir de ce droit.
En effet, de plus en plus fréquemment, des habitants souhaitent limiter les possibilités de traversée de leur quartier. Les raisons en sont diverses, mais tournent autour de la sécurité, de la tranquillité et de la lutte contre la pollution. Cela commence généralement par des obstacles physiques de toutes sortes, du type rétrécissement des voiries, « gendarmes couchés », « coussins berlinois », chicanes, potelets, par des restrictions de stationnement ou des tarifs prohibitifs pour les non-résidents, par des entrelacs de sens uniques, et se poursuit parfois par la mise en place de barrières, de plots, de gardiens.
Dans certains pays, on voit également proliférer des « gated communities » cest-à-dire des morceaux de villes, privés, entourés de murs et comprenant en leur sein un certain nombre déquipements. Ainsi, des espaces urbains autrefois publics, cest-à-dire ouverts à tous, se communautarisent ou se privatisent, restreignant de fait non seulement laccessibilité de ces quartiers, mais leur traversée et les circulations urbaines.
Cette évolution fait dautant plus problème que, fréquemment, les riverains sefforcent détendre les restrictions de circulation également aux grands axes de circulation, privilégiant partout les fonctions résidentes tant par rapport aux activités que par rapport aux flux. Les autorités locales étant dans les pays démocratiques élues par les habitants, et la décentralisation aidant, le poids de ces logiques riveraines tend à croître et hypothèque parfois significativement les mobilités urbaines.
De fait, la différenciation du droit de déplacement des citadins selon quils habitent le quartier quils traversent ou non, est une menace très sérieuse pour le droit à la mobilité comme pour les dynamiques urbaines. Car les villes ne sont pas des additions de villages et la valeur même de chacun des quartiers dune ville ne vaut que par le potentiel dinteractions quil offre. Cela ne veut pas dire que lon doit négliger les demandes habitantes de tranquillité et de sécurité, mais que les moyens que lon met en Suvre doivent respecter des principes de base en matière de droit et déquité, et ne pas hypothéquer les performances densemble de la cité.
La question du droitcréance, cest-à-dire des moyens que les pouvoirs publics doivent mettre en Suvre pour garantir non seulement la liberté de se déplacer, mais des possibilités effectives, est également très complexe.
Dans les pays développés, et encore plus dans les pays en voie de développement, de nombreuses catégories dindividus nont en effet pas les moyens de se déplacer, parce quils souffrent de handicaps divers, sociaux, culturels, économiques, psychologiques, physiques ; parce quils nont pas de moyens de déplacement individuel ; parce quil ny a pas de service public de transport là où ils sont ou bien là où ils veulent se rendre. Ils sont donc en droit dattendre de la société que celle-ci leur permettre daccéder réellement à la mobilité. Cela ouvre bien sûr à des débats sur les diverses manières dont la société peut rendre possible pour tous cette mobilité, et donc sur les notions de service public et de service universel.
Ces questions se posent avec dautant plus de force que la dilatation des territoires de la vie quotidienne, et le fait que de plus en plus les villes fonctionnent à léchelle de vastes étendues urbaines, souvent peu denses, rendent impossibles ou très nettement insuffisantes les solutions collectives ou pratiques palliatives individuelles anciennes.
La marche, le vélo et les autobus restent des solutions performantes dans un certain nombre de cas, mais les citadins qui dépendent exclusivement de ces modes de transports nont plus accès aujourdhui quà une partie de plus en plus faible du potentiel quoffrent les villes contemporaines.
Le développement de toutes sortes de péages urbains, et plus particulièrement de droits dentrée pour les automobilistes dans certaines parties des villes (comme cest le cas dans le centre de Londres), pose de ce point de vue du droit créance à la mobilité, un problème de discrimination et déquité. Le prix dissuasif de ce péage constitue en effet une complication pour les plus pauvres - lusage de transports collectifs voire un véritable handicap à certaines heures où les transports collectifs sont encombrés ou à linverse peu fréquents. Dans le même temps, les riches circulent mieux et peuvent ainsi sapproprier et utiliser pleinement les avantages de la centralité. Ce dit « péage de congestion », sil nest pas modulé socialement, risque donc daccentuer la fragmentation sociale et fonctionnelle des grandes villes.
La question du droit au mouvement, en particulier dans les villes, prend donc aujourdhui une dimension nouvelle, quantitativement et qualitativement. Cette question nest en elle-même pas nouvelle. Elle a même été lobjet de mouvements sociaux à diverses époques, ne serait-ce quen France au début des années 1970 où les luttes des usagers des transports ont très concrètement abouti à la création dune taxe spéciale pour financer les équipements de transport collectif, et à linvention de la carte orange. Mais le droit aux transports devient aujourdhui une forme centrale de la question sociale dans les sociétés hypermodernes, et une question particulièrement aiguë pour linsertion sociale et le droit au travail comme le montrera Éric Le Breton dans une des prochaines conférences de ce cycle.
Mais si la mobilité est de plus en plus au cSur de la société, elle est aussi, nécessairement, de plus en plus mise en cause. Jaborderai cela brièvement dans deux perspectives différentes, celle des enjeux énergétiques et celle de la démocratie.
Les enjeux énergétiques et lémergence dune hypermodernité environnementale
Dune part, il est clair que les déplacements consomment beaucoup dénergie et contribuent significativement à leffet de serre. De fait, la liberté de se déplacer, et le faible coût de lénergie pendant une longue période, ont donc favorisé un modèle de développement que lon pourrait qualifier dextensif, dans la mesure où il na cherché ni à minorer les motifs de déplacement, ni à utiliser de façon aussi efficace que possible lespace. Dautre part, le droit à la mobilité est aussi contesté comme une manière à peine voilée dimposer une mobilité généralisée, qui sinscrirait à la fois dans une logique économique visant à mettre en concurrence partout hommes, biens et capitaux, et dans des dispositifs de pouvoir et de contrôle. Ces arguments sont à prendre au sérieux et posent deux questions : en premier lieu, les risques de pénurie dénergie et de changements climatiques doivent-ils et vont-ils conduire nos sociétés à limiter les mobilités urbaines ? En second lieu, comment pourra-t-on à la fois promouvoir un droit créance au mouvement et garantir en même temps un autre droit créance à la sédentarité, par exemple sous la formule utilisée tant par les pouvoirs publics que par des mouvement sociaux du « droit de vivre et de travailler au pays », du « relogement sur place » etc. Nos sociétés nont évidemment pas les moyens dassurer de façons illimités tous ces droits créances, et il faut qu in fine elles arbitrent. Sur quelles bases peuvent-elles le faire ?
Sagissant du premier problème, dordre environnemental, il semble que la question majeure dans les pays développés, soit celle de la maîtrise du dit « étalement urbain ». Il sera probablement difficile dans des sociétés démocratiques denrayer radicalement la dynamique dextension spatiale des villes et le développement dun habitat individuel péri-urbain. Il sagit en effet de demandes fortes, dans tous les pays, et les élus iront difficilement contre les souhaits dun grand nombre délecteurs. Par ailleurs, lamélioration de la qualité des opérations immobilières denses intra-urbaines ne sera pas sans effet mais ne retiendra à lintérieur des villes quune petite partie des candidats à la péri et à la suburbanisation. Les pénalisations fiscales et tarifaires pourraient aussi avoir une certaine efficacité, mais elles devront être pratiquées de façon précautionneuse pour ne pas accentuer les inégalités sociales. Il faut en effet avoir à lesprit quaujourdhui, notamment en France, les habitants des centres des grandes villes appartiennent beaucoup aux couches moyennes supérieures, alors que les périphéries sont plus habitées et fréquentées par des couches sociales modestes. Toute pénalisation de la vie en périphérie frappe donc dabord des populations pauvres mais fortement dépendantes de la mobilité en général, de lautomobile en particulier, voire de la vitesse. Notons en passant que la lenteur de la marche à pied et des autobus devient le luxe des « bobos » qui habitent, travaillent, sapprovisionnent et se divertissent au cSur des villes.
Il est donc probable que lextension des territoires de la vie quotidienne et la croissance des mobilités se poursuivront mais quen contrepartie, nos sociétés investiront de plus en plus massivement dans les techniques de transport et durbanisme permettant à cette urbanisation périphérique dêtre la plus économe possible en énergie. Cela sera possible notamment parce que les questions environnementales ont gagné une légitimité suffisante pour que dans les années à venir les pouvoirs publics puissent prendre des mesures de plus en plus rigoureuses concernant les consommations énergétiques et les rejets de gaz à effet de serre. Cela ne se fera pas contre les producteurs de moyens de transport, au contraire, mais avec eux car les équipements permettant déconomiser de lénergie et de limiter les rejets solides et gazeux rendus obligatoires, deviendront de fait des conditions de marché identiques pour tous. Jai le sentiment que cette évolution est déjà bien engagée et que lenvironnement apparaît de plus en plus comme une perspective de renouvellement tant des consommations marchandes que des appareils de production. Les nouvelles lois et règlements se chargeront de rendre obsolètes de nombreux outils de production et de consommation, et déliminer ainsi les acteurs économiques qui ne seront pas capables dinvestir dans les nouvelles technologies environnementalement conformes. Lhypermodernité, dun point de vue économique notamment, nopposera donc probablement pas la mobilité et lenvironnement, mais valorisera lune par lautre. Nous ne sommes pas à laube dune postmodernité qui ébranlerait le mode de production, mais dune extension de la sphère de celui-ci grâce précisément aux valeurs environnementales.
Cette marchandisation ne mettra pas fin pour autant à léquation à trois inconnues que constitue ce quon appelle aujourdhui le développement durable et qui consiste à essayer de trouver des solutions performantes du point de vue économique, équitables du point de vue social, et éthiques du point de vue environnemental. Mais il est probable que la possibilité de plus en plus grande de trouver des solutions économiquement rentables aux problèmes éthiques de la protection de lenvironnement et des générations futures, reposera avec force le problème de la justice et de léquité sociale risque den faire les frais.
Quant à la seconde question, des rapports entre droit à la mobilité et droit à limmobilité, elle pose dune certaine manière la question de la démocratie, et des modalités darbitrage entre des droits qui supposent pour être effectifs que leur soient affectés des ressources spécifiques et partiellement exclusives les unes des autres.
Il est clair que le mouvement met en cause certaines des formes de la démocratie locale. Un même citadin habite en effet dans un endroit, travaille dans un autre parfois très éloigné, se divertit dans un troisième, traverse de nombreux autres etc. Mais il ne vote que là où il dort. Un pouvoir démocratique à léchelle métropolitaine pourrait être une réponse, au moins partielle. Mais il faut constater que la plupart des pays ne sont pas parvenus à instaurer de tels pouvoirs et que lurbanisme et les transports en particulier résultent encore beaucoup de laddition de programmes dintérêts très locaux. Lhypermodernité appelle sans doute des innovations plus profondes, capables de prendre en compte lhyper-espace urbain qui se dessine aujourdhui. Peut-être un jour disposerons-nous ainsi dun stock de droits de vote que nous pourrons utiliser dans les différents endroits où nous vivons et où nous nous déplaçons. Peut-être aussi

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