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Lieu de réalisation
FMSH
Sous-titrage
Français/fr (Affichés par défaut)
Langue :
Français
Crédits
Stephen Hugh-Jones (Intervention)
Conditions d'utilisation
Droit commun de la propriété intellectuelle
Citer cette ressource :
Stephen Hugh-Jones. FMSH. (2022, 17 octobre). Femmes insdisciplinées - Le corps-tube, de la Renaissance italiennes à l'Amazonie , in Interviews d'auteurs. [Vidéo]. Canal-U. https://www.canal-u.tv/137183. (Consultée le 27 juillet 2024)

Femmes insdisciplinées - Le corps-tube, de la Renaissance italiennes à l'Amazonie

Réalisation : 17 octobre 2022 - Mise en ligne : 31 janvier 2023
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Descriptif

Les hommes d'Amazonie trouvent intolérable l'idée que les femmes portent des ornements de plumes ou jouent de la flûte. Les hommes de la Renaissance trouvaient menaçante et émouvante la transgression d’une femme chanteuse.

Certains d’entre vous trouveront peut-être cette ethnographie amazonienne bien étrange et ces parallèles européens farfelus. Stephen Hugh-Jones répondra que ni l’ethnographie ni les parallèles ne sont aussi exotiques qu’ils le paraissent à première vue.

Intervention
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Documentation

Transcription de l'interview de l'auteur Stephen Hugh Jones

J'ai passé presque toute ma vie d'adulte à travailler avec les Indiens de l’Amazonie colombienne. Quand j'étais très jeune, j'ai découvert les travaux de Claude Lévi-Strauss et je suis allé au Nord-Ouest de l’Amazonie pour effectivement tester cette théorie. J'ai eu la chance d'être initié à un rituel d'initiation très élaboré, dans lequel on voit les flûtes sacrées qui sont interdites aux femmes. On voit ces flûtes sacrées, il y a une énorme quantité de mythologie sur ce rituel et le rite d'initiation suit à peu près les mythes. J'ai suivi les livres de Lévi-Strauss. Lévi-Strauss, dernièrement, avait publié La Potière jalouse. Dans ce livre, il développe une théorie. Il explore ce qu'il dit être la philosophie du tube-corps, le tube corporel. Il s'intéresse au fait que les mythologies sur les poteries sont structurées sur le thème des ouvertures du corps, fermées ou ouvertes. Par exemple, un pot, effectivement, c'est un contenant qui est fermé. Rien ne doit couler. Les femmes qui fabriquent les pots doivent être aussi fermées. Elles ne peuvent pas être dans un état de menstruation parce qu’elles doivent retenir comme leurs pots. Lévi-Strauss montre comment les mythes sur la poterie sont structurés à travers ce thème des ouvertures du corps qui sont ou fermées ou ouvertes. J’ai commencé à être fasciné par le travail de Lévi-Strauss exactement sur ce même thème. Et quand je suis revenu du terrain, j’ai commencé à étudier la mythologie liée à ce rituel. Et la mythologie liée au rituel, c'est plein d'exactement ces mêmes idées. Par exemple, les flûtes sont les os du corps d'un dieu qui avait mangé ou avalé les initiés à travers son anus ou avalé les initiés. Après, il avait redonné les os des initiés à leurs parents en vomissant les os. Jurupari, le dieu, était né sans bouche et d’une mère sans vagin. À elle, il a fallu percer son corps pour qu’il puisse naître. Et à lui, il a fallu percer sa bouche. Et dès qu'on a percé sa bouche, il a commencé à faire d’horribles bruits. Et c’est lui qui est devenu un être cannibale soit parce qu'il avait mangé les initiés soit avalé par l'anus. On voit exactement que tout ça colle avec les idées de Lévi-Strauss. Pour Lévi-Strauss, la chose importante, c'était de montrer les transformations entre les structures des mythes de plusieurs populations des Amériques. Pour moi, l'intérêt, c'était plutôt de voir comment les mythes d'une population étaient liés à la pratique rituelle, mais aussi la pratique quotidienne.

Je commence par expliquer les idées, en bref, de Lévi-Strauss dans La Potière jalouse. Je suggère que le problème, c'est qu’il y a deux problèmes. Un, il n'a pas considéré la musique. Mais je suggère aussi que le corps qui opère dans la mythologie amazonienne n'est pas exactement le corps que nous, les gens modernes, connaissons. C'est un corps un peu différent. Par hasard, quand j'étais en train d'écrire ça, c'était l'anniversaire de la naissance de Monteverdi. J'étais assis dans ma voiture et d'un coup, Bonnie Gordon, qui avait écrit un livre qui s'appelle Les Femmes indisciplinées de Monteverdi, commençait à parler à la radio en disant qu’en Italie, dans la Renaissance, quand les femmes à l'Opéra chantaient, quand elles ouvraient leur bouche, c'était comme ouvrir leur vagin. Et de ces bouches sortait un flux d'haleine qui était effectivement un mélange de fluide séminal des hommes et en même temps de sang menstruel. J'ai dit : "C'est extraordinaire, ça colle exactement avec les idées que je suis en train d'examiner en Amazonie". Par exemple, en Amazonie, ils disent que quand les jeunes hommes regardent les flûtes sacrées, ils commencent à avoir des règles, et que le son qui sort des flûtes, c'est effectivement le sang menstruel. Et aussi, dans la mythologie, les femmes ont volé les flûtes des hommes, les femmes indisciplinées. Et quand les femmes ont volé les flûtes, les hommes ont aussi commencé à avoir des règles et les femmes ont commencé à commander les hommes. Après ça, les hommes ont récupéré les flûtes et l'état normal, entre guillemets, était rétabli. Dans le livre de Bonnie Gordon, Les Femmes indisciplinées de Monteverdi, elle montre qu’à l'époque de Monteverdi, les idées de Galien, les idées sur la physiologie et anatomie de Galien, étaient importantes à l'époque. Et elle explique que pour Galien, les deux principes sont que, d'une part, il y a une homologie entre les parties en bas du corps humain et les parties en haut. La bouche et le vagin sont équivalents. Et on voit exactement ça dans la mythologie amazonienne, parce que les hommes et les femmes, dans la mythologie, créent les êtres humains soit en vomissant, soit en fumant les cigares. Enfin, on voit que ce sont des créations par la bouche. En même temps, quand les hommes ont récupéré les flûtes des femmes, ils ont enfoncé les flûtes dans le vagin, ils ont créé le vagin des femmes et ils ont créé la menstruation. Ça implique l'autre principe de Galien, que les deux sexes de l'Homme étaient homologues. Le vagin, c'était un pénis inversé, et le pénis, c'était un vagin inversé. On voit exactement ça dans la mythologie amazonienne, parce que les flûtes sont effectivement les pénis des hommes, mais ils ont enfoncé les flûtes dans les vagins et ils ont créé les vagins, etc. En bref, toutes les théories de Galien montrées par Bonnie Gordon collent parfaitement avec les idées amazoniennes. C'est à peu près ça, c'est l'histoire de mon livre et c'est pour ça que ça s'appelle Les Femmes indisciplinées. Parce que les femmes, à l'époque de Monteverdi, étaient considérées indisciplinées parce qu'elles chantaient. Chanter, à l'époque, c'était une chose presque réservée aux hommes. Et le fait de chanter, c'était se montrer accessible sexuellement. Et pour ça, les pauvres femmes ont dû subir l'épreuve de la virginité de temps en temps, parce qu'elles ouvraient la bouche. Et dans les théories grecques aussi, il y avait une autre théorie disant que les chanteuses risquaient d'être stériles parce qu'elles gaspillaient leur sang, leur fertilité en chantant. Enfin, on voit exactement cette liaison entre sang, musique, haleine, etc. Et c'est ça qui est critique en Amazonie.

L'idée, c'est que la vie passe à travers des ouvertures du corps. C'est une chose absolument évidente. Mais ce que lui développe jusqu'à un certain point et que moi j'essaie de prendre plus loin, c'est de montrer que l'idée de tube n'est pas seulement une chose telle quelle, mais est un concept abstrait. C'est la logique de toute cette pensée, c'est la pensée des tubes. Et on peut la résumer en disant, comme je l'avais dit, que la vie, c'est les courants à travers des tubes. Ce n'est pas seulement la vie sexuelle, mais c'est aussi que quand on parle, on est en train de sortir les paroles d'un tube, c'est l’haleine. Et quand on chante, quand on fait de la musique, etc., ça sort, c'est le flux qui sort du tube. La différence entre moi et le livre de Lévi-Strauss, c'est pourquoi Lévi-Strauss n'avait pas examiné la musique ? Il s'arrêtait plutôt à l’anatomie et il ne pensait pas tellement à ce qui passait à travers ces ouvertures, ces apertures dans notre cas. Il n’a pas exactement regardé ce que veut dire l'haleine, ce que veut dire la musique, ce qu'est la liaison entre l'haleine et la musique. Par exemple, dans mon livre, je montre que ce dieu qui s'appelle Jurupari, de son corps sortait en même temps la musique ― il avait des trous partout, ce n'était pas seulement sa bouche et son anus ― et de tous les trous de son corps sortaient à la fois la musique et les poils. On voit qu'il y a une liaison entre musique, haleine et poils. Et ça, c'est la même idée. Par exemple, les Indiens avec qui je travaille disent que quand les femmes mettent leurs cheveux derrière les oreilles, dès que ça tombe sur les yeux, ils voient le poil ou le cheveu et ils commencent à avoir des règles. On voit les liaisons entre musique, poils et sang.

Je commence avec Lévi-Strauss, mais à la fin de cette partie, je pose la question : est-ce que c'est le même corps dans cette mythologie que le corps que nous, les modernes, nous connaissons ? Après, je passe à l'œuvre de Bonnie Gordon sur Monteverdi, et je discute les idées de Galien en les résumant sur deux axes : l'homologie verticale, l'homologie entre les ouvertures en haut du corps et en bas, et aussi l'homologie entre les parties sexuelles des hommes et des femmes. Ça, c'est effectivement les deux principes de Galien. Après, j'explique la mythologie de Jurupari, toute cette histoire avec les bouches, etc., pour montrer la consistance entre cette manière de penser chez les Amazoniens et la pensée des Grecs, utilisant Galien comme couvre-tout pour tous les Grecs. Je montre ça et je montre que c'est pour ça que la musique est tellement importante, que les flûtes sont importantes. C'est pour ça que les Indiens avec qui je travaille disent que nous sommes les flûtes, parce que toute la vie sort des flûtes. Et finalement, je dis que ça peut paraître très exotique et un peu farfelu, mais si on regarde notre société, un peu caché, on voit des choses pareilles.

J'ai mis des illustrations faites par les Indiens eux-mêmes dans mon livre. Pourquoi ? Parce que ces illustrations ont été faites par les Indiens, les deux frères (Lana). C'étaient des frères qui ont été éduqués par les missionnaires salésiens. Un de ces missionnaires a commencé à leur demander d'expliquer leur mythologie. Ils ont commencé à faire des dessins pour expliquer les idées derrière la mythologie. Et là, on voit encore une fois les liaisons explicites entre mythologie et philosophie. Effectivement, ils montrent dans leurs dessins tous mes arguments. Elle est en train de fumer un cigare et de la fumée du cigare sort un enfant. Dans l'autre illustration, on voit que le porte-cigare est ses organes génitaux. Et c'était avec ce porte-cigare qu'il fallait ouvrir son corps pour permettre de donner naissance à ses enfants. Les illustrations de notre mythologie, les illustrations des passages de la Bible que ces Indiens ont vues quand ils étaient à l'école avec les prêtres, ils ont dit : "Nous allons, nous aussi, faire les illustrations de notre propre mythologie."

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