LA PRATIQUE DE PLUSIEURS GENRES : FORMES BRÈVES, FORMES LONGUES, FICTION ET NON-FICTION
Pour commencer, comment vous présenteriez-vous ?
Comme Barbara Kingsolver.
Oui… et comment vous présenteriez-vous en tant qu’ écrivain ou en tant que personne, s’il vous fallait parler de vous ?
C’est à dire que je n’aime pas vraiment parler de moi. Je suis quelqu’un de timide et je crois que c’est pour cela que je suis écrivain. Parce que je préfère probablement trouver refuge dans mon bureau, mener une vie ordinaire avec mes enfants, à la ferme et me tenir à l’écart du public. Curieusement, c’est le fait de vivre à l’écart et d’écrire dans la solitude qui m’a amenée à avoir une vie publique dans le monde. Mais cela ne change rien au fait que, dans le fond, je suis plutôt réservée, je ne suis pas faite pour vivre au regard du public.
Vous avez pratiqué de nombreux genres littéraires. Pourriez-vous expliquer pourquoi vous choisissez tel genre plutôt qu’un autre, au moment ou vous commencez une nouvelle œuvre ?
Je commence toujours avec une idée en tête plutôt qu’avec un genre spécifique. Je pars toujours d’un thème. Je cherche quelle est cette chose que je brûle d’envie de dire, de raconter, de demander, de donner au monde et ensuite je détermine quel est le véhicule le plus adapté pour le faire. Lorsque je pense aux genres littéraires, je me les imagine tels des véhicules de tailles différentes. Un poème, c’est une petite charrette à bras et un roman, un bus, ou parfois un train, avec de nombreuses voitures attachées les unes aux autres. Parce que dans un roman, on peut tout simplement empiler les thèmes les uns sur les autres, à condition qu’ils soient suffisamment liés les uns aux autres. Alors qu’un poème tient dans un instant. Et par conséquent, son contenu doit être bref mais brillant. Le choix entre la fiction et la non-fiction est également très intéressant. Pour moi l’écriture des deux modes n’est pas si différente qu’on se l’imagine généralement, parce que là où je m’implique le plus, dans le deux cas, c’est dans la composition. Je passe mes journées, en tant qu’écrivain, à créer des phrases puis à les assembler en des paragraphes, et j’essaie de créer un langage totalement nouveau, totalement saisissant, qui possède une certaine brillance et qui puisse captiver le lecteur, pour que ce sujet qui m’a servi de point de départ pénètre dans sa tête, lui explose dans la tête. Du coup, la décision d’écrire un ouvrage de non-fiction plutôt qu’un roman dépend du nombre de détails que je cherche à faire passer, plutôt que du thème.
Pensez vous vous adresser à un public différent en fonction du genre que vous pratiquez ?
Je sais bien que c’est le cas. Mais j’évite de penser à cela quand j’écris. J’ai tendance à fermer la porte de mon bureau pour écrire. Je fais de mon mieux pour travailler sans personne pour regarder par-dessus mon épaule. J’ai l’impression que c’est ainsi que je travaille le mieux, lorsque je ne me soucie pas du lectorat. La démarche la plus honnête pour moi en tant qu’écrivain, c’est de considérer la position que j’occupe personnellement dans le monde et de chercher ce que j’ai à offrir. Si je réfléchis trop à ce qu’on attend de moi, cela me décentre. C’est pourquoi je n’y pense pas trop quand j’écris. Mais je me rends bien compte, après la publication, que mes ouvrages de non-fiction touchent un sous-ensemble de mes lecteurs différent de ceux qui lisent mes romans. Mais beaucoup de lecteurs font le pas d’un genre à l’autre. Je m’aperçois qu’il y a des gens qui n’aiment pas lire de romans et qui n’ont jamais lu mes romans jusqu’à ce que je publie un recueil d’essais. Ils ont lu les essais, ça leur a plu, et du coup ils sont passés aux romans. Cela permet d’attirer une nouvelle audience je crois, de passer de l’un à l’autre.
Comment expliqueriez-vous le succès de vos essais ?
Je n’ai aucune explication pour mon succès. (Elle rit). C’est un vrai mystère pour moi ; à vrai dire, cela me laisse tellement perplexe que ne j’y pense pas la plupart du temps et cela me fait toujours l’effet d’un choc. Vous savez, sincèrement, comme je disais hier soir pendant la lecture, c’est véritablement un choc de venir en France et de voir qu’on me lit jusqu’ici. Cela me semble tout simplement impossible. Alors voilà. Plus spécifiquement, vous me posez la question concernant les essais et c’est d’autant plus un mystère que, aux Etats Unis en tout cas, les recueils d’essais ne se vendent pas. Je ne sais pas ce qu’il en est ici. Mais lorsque j’ai dit à mon éditeur que mon prochain livre serait un recueil d’essais, je suis persuadée qu’ils se sont tous réunis pour dire, vous savez, des gros mots qu’on ne peut pas dire à la télévision. Je suis sûre qu’ils étaient très contrariés parce que cela n’allait rien leur rapporter. Mais de façon étonnante, mes recueils d’essais se sont vendus à peu près aussi bien que mes romans. C’est probablement que les gens qui avaient lu mes romans se sont laissé entraîner. Ils se sont montrés assez fidèles pour se dire « Tiens, voilà un autre livre de Kingsolver. Dommage que ce ne soit pas un roman, mais bon, je vais le lire quand même. » Et je pense qu’ils n’ont pas été déçus, ou du moins j’espère qu’ils n’en sont pas sortis déçus.
Je peux vous dire que je m’implique tout autant dans la composition et la langue qu’il s’agisse de fiction ou de non-fiction. C’est ce qui fait que j’ai le sentiment d’être loyale envers mes lecteurs qui ont franchi le pas pour passer de mes romans à mes essais. Je ne vais pas les décevoir en ce qui concerne la langue. Vous savez, même si je n’invente rien, je m’efforce tout de même de présenter des idées sous une forme lyrique et séduisante, donc cela ne devrait pas changer grand chose.

LE POUVOIR DES RÉCITS
Vous semblez attribuer beaucoup de pouvoir aux histoires dans nos vies, notamment aux histoires de la création. Pourriez-vous expliquer pourquoi vous donnez tant d’importance aux histoires et en particulier aux cosmogonies ?
Je pense que c’est parce que nous sommes les animaux que nous sommes. La chose que nous semblons tous avoir en commun, quelle que soit notre culture et notre époque, c’est que nous éprouvons le besoin de savoir d’où nous venons. Nous avons besoin d’explications concernant les raisons pour lesquelles nous sommes là. C’est probablement lié à notre illusion d’être l’espèce la plus importante qui ait jamais vécu. Et vous savez, c’est ce que les gens croient. Nous nous croyons vraiment beaucoup plus importants que tout le reste. C’est ce que pensent toutes les espèces. Vous savez, les grenouilles dans leur mare pensent la même chose. Elles croient que les grenouilles sont ce qu’il y a de plus important. Je ne sais pas si les grenouilles se racontent des histoires de la création. Mais nous oui, parce que nous éprouvons ce besoin de trouver des explications à notre existence, de nous situer, et de pouvoir dire : « Nous sommes là pour telle raison ». Et cela nous confère une certaine validité. Cela nous donne de l’importance. Pace que c’est ce que nous avons tous en commun, nous le faisons encore et encore, mais de mille façons différentes, en fonction de notre habitat, de notre culture et de notre histoire. Et je trouve cela fascinant. Je suppose que d’une certaine façon, c’est en partie dû à ma formation en tant que biologiste et écologiste, parce que j’adore observer un être vivant dans son habitat et voir comment il s’adapte à son environnement de façon unique et du mieux possible. Je crois que c’est ce que font les hommes avec les histoires de la création. C’est ce qui fait que les cosmogonies africaines sont différentes des cosmogonies asiatiques, nord-américaines, ou françaises. J’adore les observer, les lire et les étudier, et ensuite j’aime trouver ce qu’elles ont en commun, quel est leur dénominateur commun, ce qu’elles ont de comparable et en quoi elles diffèrent. C’est une sorte de jeu auquel je joue, je suppose, avec l’univers, et avec ma conception propre de l’humanité et du divin. Je suis irrésistiblement tentée d’essayer d’établir ce que c’est que nous avons en commun et qui fait le propre de l’homme.

DE CONTEUSE À ÉCRIVAIN
Est-ce que vous vous identifiez au rôle de conteuse ?
Oui. Je l’intrigue a pour moi beaucoup d’importance. J’adore inventer l’intrigue d’un roman. Le plus amusant quand j’écris un roman c’est de ficeler la trame de l’histoire. Et je commence toujours par structurer l’histoire avant de vraiment m’attaquer à… Enfin, je commence par le thème et ensuite je bricole l’intrigue susceptible de le véhiculer. Et je consacre beaucoup de temps à l’architecture avant de vraiment commencer à écrire des chapitres quotidiennement. Vous remarquerez que je fais la même chose que j’écrive de la fiction ou non. Je veux dire que même mes poèmes sont des petits récits. Presque chacun d’entre eux raconte une petite histoire. Il y a un début, puis un événement, puis une fin. Et les intrigues de mes nouvelles sont également très travaillées et même mes essais reposent presque toujours sur des histoires. En général, quelque chose s’y passe, et puis, « Ah, ben voyons, pourquoi est-ce arrivé ? Comment se fait-il que cet événement ait eu lieu en cet endroit et à ce moment-là ? » Et puis, c’est la fin. Voilà ce qui s’est passé et c’est fini. Vous vous laissez happer par le récit et puis vous êtes libre de ressortir par la porte. Alors je suppose, en effet, que je suis conteuse. Je ne saurais dire pourquoi. Je crois que c’est simplement lié à la façon dont je travaille. C’est ce qui me fascine. Et je suis convaincue que les lecteurs aiment les histoires. Je crois que c’est comme un marché que je passe avec mes lecteurs. Je leur promets de leur donner une raison de tourner les pages à la simple condition qu’ils me prêtent attention et qu’ils récoltent le reste en chemin.
Pourriez-vous nous parler du rôle de Femme Bien-Aimée que Green Leaf, l’un de vos personnages de nouvelles, occupait autrefois dans son Clan Cherokee ?
Ah oui. Vous faîtes référence à la nouvelle éponyme de mon recueil Homeland. Une vieille femme, très vieille, raconte par petits bouts à son arrière-petite-fille des choses de son passé et sur sa culture Cherokee qui sont en train de se perdre, qui lui semblent avoir déjà disparu. Elle ne lui raconte pas les choses de façon systématique mais elle lui parle de ces femmes, les Femmes Bien-Aimées, qui avaient la garde des histoires. Elles mémorisaient les histoires, histoires qui racontaient probablement la culture et la tradition orale des divers clans de leur peuple. Et je crois qu’elle raconte tout cela à la petite fille afin de lui transmettre la responsabilité de se rappeler ces histoires, pour qu’à son tour elle puisse devenir l’une des gardiennes de la mémoire. Et c’est bien sûr ce que font les romanciers ; et ceux qui écrivent de la littérature en général. Nous vivons dans un monde moderne ou l’on n’a peut-être plus le temps d’écouter sa grand-mère. Nous nous tournons vers d’autres sources pour nourrir notre sens d’une mémoire culturelle, et c’est là le rôle des conteurs.
Y a-t-il de nombreuses responsabilités associées au fait de raconter par écrit des histoires qui font traditionnellement partie du patrimoine culturel de cultures orales ?
Vous voulez dire en tant qu’auteur dans le monde moderne, par opposition à la Femme Bien-Aimée qui raconte tout par oral ?
Oui, je veux dire en fixant sur le papier quelque chose qui appartenait autrefois à l’oral et qui n’avait par conséquent jamais été figé.
Je vois ce que vous voulez dire. En effet, il est beaucoup plus facile de dire à quelqu’un « Voilà comment se sont passées les choses » et de raconter l’histoire à ces enfants. Ce n’est pas comme si vous aviez mis quoi que ce soit sur le papier un bonne fois pour toutes. Alors qu’en tant qu’auteur, c’est ce que vous faites : ce que vous écrivez , vous le gravez à l’encre. Par conséquent, nous, enfin je devrais dire « je », j’essaie de faire vraiment attention à ne jamais dire « Voilà ce qui a toujours été. » Je ne dis jamais cela. J’esquive, vous savez. Je crois que lorsque je m’en tiens à la fiction, je crée des vérités émotionnelles dans lesquelles le lecteur est invité à s’impliquer, à proposer ses propres interprétations. Je ne dis jamais à mes lecteurs ce qu’il faut penser car c’est une trop lourde responsabilité. Et je ne crois pas qu’il m’appartienne de le faire.
Vous savez, je pensais à la façon dont Leslie Marmon Silko écrit, ou plutôt ré-écrit des histoires de la création. Elle insiste par exemple sur le fait que le rôle du conteur consiste en partie à adapter l’histoire qu’il raconte aux besoins de son audience. Et du coup, même s’il s’agit d’un mythe cosmogonique, il est possible de le moderniser un peu. Et par conséquent, je me demandais si, peut-être, lorsque vous mettez les choses par écrit, vous ressentiez une certaine pression du fait qu’on risque par la suite de vous dire que vous l’avez écrit comme si cela avait toujours été.
Bien sûr que c’est ce que font les gens. Et c’est, je crois, ce que ce que fait un grand nombre de critiques – vous savez bien, dans la presse après qu’un roman est publié, la presse aime le décortiquer pour dire « Voilà, ceci ne va pas, et cela est bien », et c’est précisément ce qu’ils font. Ils supposent que l’auteur a dit « Voilà ce qu’il en est » et ils prennent le temps de vous dire qu’il en est autrement. Je ne me préoccupe vraiment pas du tout de cela. Pour tout vous dire, je ne lis pas les critiques, parce qu’il me semble que toute cette industrie revient à présent à jauger les attentes de la critique par rapport à ce que le livre est en réalité. Et en vérité, ce n’est pas ce que fait le lecteur. Le lecteur choisit un livre et il se dit, « Ah, tiens, voilà un livre que je vais lire. » Et c’est pour ce lecteur-là que j’écris. Je me contente de créer un lieu. J’invente un lieu imaginaire et j’invite le lecteur à venir s’y asseoir, à visiter un autre monde, faire l’expérience d’une autre vie, d’autres émotions et d’autres perceptions sensorielles. Et puis, il est libre de se lever et de sortir à la fin et d’emporter avec lui ce qui lui chante. Et du coup, je ne considère pas vraiment que j’aie suffisamment d’autorité pour créer une vérité bien définie pour quelqu’un d’autre. Je peux informer le lecteur, et c’est ce que je fais. Je remplis ma non-fiction… Je veux dire que même mes romans et mes nouvelles regorgent d’informations, de détails réels sur le monde, tout simplement parce que c’est ce qui me plaît. Et je pense que c’est un plus.

AMÉRICANNITÉ ET POSTCOLONIALISME
D’aucuns semblent penser qu’on doit être Africain, Amérindien, ou Indien pour écrire ce qu’on appelle de la littérature « postcoloniale ». Je me demandais quel est votre point de vue sur la question et si vous diriez qu’une partie de votre oeuvre entre dans le cadre du postcolonialisme.
Et bien, certainement pas, parce que je ne catégorise jamais mon propre travail. Je ne considère pas que c’est mon rôle, je préfère laisser cela aux critiques. Je ne m’assieds jamais en me disant « Bon, je vais écrire un roman ‘postcolonial’. » Je ne me pose simplement pas ce genre de question. Je réfléchis à un thème, comme je disais. Je pense à quelque chose que je crois vrai, que j’ai envie d’explorer en profondeur, et que je voudrais soumettre à la réflexion des autres. Il m’arrive souvent d’écrire sur les différences culturelles, l’arrogance culturelle, et de revenir sur certains épisodes de l’histoire. The Poisonwood Bible, par exemple, qui est celui de tous mes romans que l’on a le plus souvent qualifié de « postcolonial », traite d’arrogance culturelle. Cela parle des différentes manières par lesquelles une culture essaie de s’imposer à une autre, de l’origine des malentendus, des actes de violences plus ou moins grands qui se produisent quand on ne parvient pas à prendre l’Autre en considération. Et ce roman se déroule en Afrique. Dois-je être africaine pour écrire ce livre ? Bien sûr que non ! Je n’ai pas écrit ce livre du point de vue d’un Africain. C’est quelque chose dont je serais totalement incapable. Ce serait un tout autre livre. Ce livre-là serait écrit par… Kwame Nkrumah ou quelqu’un dans le genre. Le livre que je pouvais quant à moi écrire et que j’ai écrit raconte du point de vue du témoin captif. Ceux que l’on plus ou moins embarqué de force, qui n’avaient aucun pouvoir de décision, dans ce cas précis, et qui furent représentés par ces mêmes décisions. Si l’on veut se pencher sur les différences de cultures, si l’on veut explorer deux façons de voir le monde et comment ces deux visions en s’affrontant font jaillir des étincelles, qui donc à le droit de le faire ? Personne. Je veux dire que s’il faut justifier d’une appartenance génétique pour toucher à la culture, alors personne n’est autorisé à écrire au sujet de la divergence culturelle. Je ne partage pas du tout cet avis. Mais je pense néanmoins que je dois faire attention s’il s’agit de visions du monde dont je ne peux personnellement pas avoir l’expérience, parce que ce serait très risqué et parce que dans un sens cela reviendrait à usurper une voix qui revient naturellement à quelqu’un d’autre.
Et, de façon étonnante, le problème ne se pose pas vraiment dans le cas des hommes et des femmes, même si vous écrivez principalement d’un point de vue féminin. Mais il existe des femmes qui écrivent d’un point de vue masculin.
Et, à l’inverse, les hommes ont écrit du point de vue des femmes depuis la nuit des temps, et personne ne semble se poser trop de questions là-dessus. Et parfois, le résultat n’est, disons, pas très réussi, et parfois ils font un travail magnifique. Madame Bovary, à mon avis, est un personnage féminin profondément authentique, et bien représentée, et pourtant elle a été inventée par un homme. Comme Anna Karénine. Je ne crois pas du tout que ces personnages féminins sont des échecs parce qu’elles ont été crées par des écrivains du sexe opposé. Je crois qu’il faut surtout prendre garde à ne pas s’aventurer sur des terrains spécifiques à chaque sexe. Il existe un nombre infinis de choses que les hommes et les femmes ont en commun. De nombreux problèmes, perceptions, préoccupations ou difficultés affectives peuvent être vécues par n’importe qui, quel que soit le sexe. Par conséquent, je n’ai pas le moindre problème à représenter ces choses-là. Il y a un quelques sujets qui relèvent d’une expérience spécifiquement masculine, que je ne peux pas véritablement connaître, et je ne vais pas les nommer parce qu’encore une fois, nous sommes filmées. Mais cela a probablement trait au sexe… et je ne sais pas ce qu’il est possible de dire à la télévision française, probablement n’importe quoi, en fait ! Mais il y a certainement des expériences de nature sexuelle qu’aucune femme ne peut réellement comprendre. Et bien voyez-vous, je ne vais pas écrire à ce propos ! Ce serait ridicule. Je n’ai aucun besoin de m’aventurer dasn ce domaine. Vous savez, il y a énormément d’autres choses sur quoi écrire. Mais si je crée un personnage masculin qui est… Par exemple, dans ma nouvelle « Covered Bridges », j’ai utilisé le point de vue d’un homme qui manque de perdre sa femme bien-aimée. Et il n’y a rien dans cette expérience que je ne puisse imaginer moi-même. Cela transcende les barrières du sexe. Parce que cela a voir avec le fait d’être humain et d’être amoureux. Et ça, je sais ce que c’est!

INCURSIONS DANS LE RÉALISME MAGIQUE
Votre fiction est globalement plutôt réaliste. Je me demandais quand parfois dans vos nouvelles ou dans The Poisonwood Bible, vous basculez dans le réalisme magique, je me demandais ce que vous essayiez de faire passer.
Plusieurs choses. Mais c’est toujours une question de ton. Il s’agit d’établir un ton. Le ton d’une nouvelle ou d’un roman peut-être légendaire ou il peut être quotidien. Vous voyez ce que je veux dire ? Du coup, du point de vue de la composition, c’est quel que chose qui doit être défini dès le départ. On ne peut pas commencer une histoire de façon ordinaire et puis, tout à coup, faire intervenir, vous savez, un deus ex machina… faire apparaître des anges ou des fées. Ce serait n’importe quoi et le lecteur enverrait balader le livre à l’autre bout de la pièce et il irait regarder la télé ou faire je ne sais quoi d’autre. Par conséquent, si je veux raconter une histoire qui demande une grande suspension du réflexe d’incrédulité, il me faut commencer à préparer le lecteur dès la phrase d’ouverture. Si une histoire commence par « Imaginez une ruine si étrange qu’elle n’a jamais dû exister », alors vous savez qu’il va s’agir d’une légende. Vous savez que certains événements vont avoir lieu qui dépassent un peu le cadre de la vraie vie, que certains éléments de l’histoire vont vous demander d’accepter l’impossible, de vous y laisser entraîner pour voir ce que vous pouvez peut-être apprendre de l’impossible. Pourquoi demander à mes lecteurs une chose pareille ? Parce qu’il est des histoires qu’on ne peut raconter que comme des légende,s parce qu’elles transcendent les limites de l’histoire et qu’elles transcendent le cadre de la vie de tous les jours. Parce que certaines histoires contiennent en elles-même un énorme potentiel. Il est des histoires qu’on ne peut raconter que d’une voix d’outre-tombe, par exemple. D’autres histoires sont parfaitement adaptées à la réalité concrète du quotidien. Et c’est bien aussi. Enfin, j’aime tout autant les deux genres d’histoires. Toute dépend du thème.
Et qu’en est-il d’un passage comme dans « Jump-Up Day » lorsque Jericha est entraînée par l’obeahman dans une sorte de transe rituelle et qu’il y a du kapok qui tombe de l’arbre ? A la façon dont ce passage est raconté, on dirait presque qu’elle voit réellement le monde entier sous ses pieds comme du haut d’un nuage. Cela s’apparenterait pour moi à du réalisme magique.
Hein-hein. Hein-hein (elle acquiesce).
Et pourtant le début de l’histoire ne me semble pas vraiment légendaire.
C’est vrai… Mais c’est l’histoire d’une enfant, une enfant dont la compréhension du monde est tellement partielle, et c’est en fait à travers ses yeux vous voyez le monde. Et, par conséquent, à travers le regard d’un enfant, tout est magique, et cela va de soi. Vous savez, les gens arrivent, puis ils repartent, et vous ne savez pas où ils passent, et du coup on accepte plus ou moins le fait que les gens vont et viennent sans explication et que c’est ainsi que vont les choses. Par conséquent, une histoire d’enfant contient toujours des éléments de magie. Et cette histoire-là, surtout, à cause du décor et … Encore une fois la nouvelle parlait de culture. Il s’agissait d’essayer d’établir un équilibre entre ses attaches à… entre la perte douloureuse de choses matérielles et le fait d’accepter les pertes encore plus grandes de la vie, et les transgressions culturelles et tout cela. Il fallait faire intervenir de la vraie magie. Enfin je veux dire des éléments spécifiques, tels que l’obeahman qui a en effet le pouvoir de l’envoûter et qui lui fait faire certaines choses. C’était une forme d’exorcisme. De libération. Et l’histoire se termine bien.

UNE ÉCRITURE OXYMORONIQUE
Pourquoi votre écriture, et vos titres en particulier, semble–t-elle si souvent construite telle un oxymore ?
Et bien… À cause de ma façon d’écrire. C’est comme cela que je travaille. C’est ce que j’aime. J’aime le langage, j’aime explorer, j’aime apprendre de nouvelles langues. J’adore apprendre des expressions qui n’existent pas dans une autre langue et savoir pourquoi il en est ainsi. C’est un peu comme l’écologie du langage, je présume. Pourquoi certains peuples ont-ils besoin d’un mot en particulier mais d’autres non. La façon dont je me sers des mots est en partie sensorielle. Je ne me contente pas de l’aspect sémantique d’un mot. Je me sers aussi de la connotation et de la saveur d’un mot. Je dis toujours à mes enfants qu’il n’existe pas deux mots absolument identiques. Et elles passent leur temps à essayer de prouver le contraire. Ma fille de neuf ans vient me trouver avec deux mots. Elle me dit : « ‘Freedom’ et ‘liberty’ : en quoi ces mots sont-ils différents ? » Mais ils le sont. ‘Freedom’ vient de l’allemand, et ‘liberty’ du latin. Et ils expriment des notions différentes. Ce qui est en libre, ou gratuit, n’est pas forcément libéré. Vous savez, ces mots diffèrent en profondeur. Par conséquent, pour moi, écrire consiste à déceler la vérité propre à chaque mot et à les arranger de la meilleure façon possible. Et cela implique de les goûter, de le soupeser, de les écouter dans mon oreille interne pour entendre leurs connotations. Les associations ont beaucoup d’importance. Je me sers constamment de mots qui sont empreints d’un usage autre que celui que j’en fais, dans une berceuse ou un cliché ou une expression idiomatique. Et en utilisant ce mot, cela apporte un peu de cette autre signification, qu’on le veuille ou non. Ce que cela implique, malheureusement pour mes traducteurs, c’est que mes titres, et mon œuvre en général, a tendance à être très difficile, sinon impossible, à traduire parfaitement. Parce que les connotations ne sont pas les mêmes d’une langue à une autre, ces jeux auxquels je m’amuse avec la langue sont seulement… Ils ne marchent que dans ma langue. Dans The Poisonwood Bible par exemple, l’un de mes personnages avait vécu un accident cérébral à la naissance, et en conséquence, elle souffrait d’une sorte de handicap linguistique. Mais pour elle, c’était simplement sa façon de voir le monde. Elle voyait les choses presque simultanément à l’endroit et à l’envers, et elle ne parlait pas, mais elle écrivait dans son journal. Et elle pensait en palindromes, c’est à dire en des phrases, ou des mots, qui se lisent aussi bien de gauche à droite que de droite à gauche. Ce qui je crois n’existe pas en français (elle rit). Peut-être quelques uns. Mais en anglais, nous en avons beaucoup. Et donc, je me suis lancé le défi d’inventer tous ces palindromes en accord avec le contexte de mon histoire. Et alors, lorsqu’on a vendu les droits à l’étranger pour ces livres, tous ces traducteurs, vous savez, norvégiens, hollandais, français, sont entrés en contact avec moi et ils m’ont demandé « Que dois-je faire de cela ? » Alors je leur ai dit, « Je n’en sais rien. C’est vous le traducteur ! » Et vous savez quoi ? Ils y ont tous arrivés, d’une façon ou d’une autre. Avec quelle habileté, j’ai des doutes dans certains cas, mais tout le monde a réussi à s’en sortir. Et ça avait quelque chose de touchant. Je me sentais un peu coupable à l’idée que tous ces gens étaient en train de s’arracher les cheveux simplement à cause de ce que j’avais fait, mais c’est leur travail

CONSCIENCE ET LITTÉRATURE
Quel est le lien, le cas échéant, entre la conscience et la littérature ?
Quand vous parlez de conscience, vous voulez dire le fait d’être éveillé, ou bien d’avoir une conscience sociale, ou qu’entendez-vous par là ?
J’entends les deux, et toutes sortes de prises de conscience.
Et bien, il faut être éveillé pour lire. Pour ce qui est d’engager, d’élargir la conscience, d’engager le lecteur dans d’autres façons de pensée, d’autre façons de vivre, je crois que la fiction est parfaitement équipée pour cela. La fiction invite le lecteur à élargir son champ de conscience mais ne peut le lui imposer. Le discours romanesque convainc par empathie à l’inverse du journalisme. Le journalisme vous fait prendre conscience d’événements qui ont eu lieu à l’autre bout du monde. Mais rien ne vous force, ni même ne vous invite, à vous sentir concerné, que ce soit par la mort de deux mille personnes dans un tremblement de terre au Turkistan ou par l’ouragan Katrina. Dans les journaux, on se contente de vous tenir informé. On vous dit « Voilà ce qui s’est passé. » Un roman procède différemment. Un roman dit : « Ecoute. Tu n’es plus toi-même. Tu es à présent quelqu’un d’autre. Viens voir quel effet ça fait. Regarde autour de toi. Tu viens de survivre à un ouragan. Ta maison a disparu. Tes enfants ont disparu. Tu ne sais pas où ils sont. Voici ce que tu ressens. Voici la sensation exacte dans ton ventre à ce moment précis. Voici à quoi ressemble ta maison. » Et puis quand vous avez terminé le livre, vous le reposez et votre vie reprend son cours, mais vous n’êtes plus tout a fait vous-même. Vous êtes vous-même mais en même temps vous portez en vous une partie de quelqu’un d’autre. Et c’est pour cela que j’écris des romans, parce que cela représente un pouvoir spécifique et remarquable dont je me sers de mon mieux afin de susciter davantage d’empathie à travers le monde. C’est l’opposé de la méchanceté humaine. C’est l’antidote à la méchanceté de l’homme. Et c’est quelque chose de merveilleux. C’est un don.
Quels autres auteurs contemporains aimez-vous lire, et qu’est-ce qui vous attire chez eux ?
Il y a tellement d’auteurs que j’aime, c’est difficile de… C’est un peu comme lorsqu’on fait une liste d’invités lorsqu’on ne s’autorise au final qu’une dizaine de personnes alors qu’au départ on voulait en inviter cent. C’est pourquoi je déteste faire des listes. Mais parmi les auteurs contemporains, j’aime beaucoup un certain nombre de grands auteurs reconnus, tels que Doris Lessing, Gabriel Garcia Marquez, José Saramago, Nadine Gordimer, Toni Morrison. Et je crois que tous ces gens que je viens de citer ont tous eu le Prix Nobel, donc ce sont tous des gens sur lesquels le monde entier s’accorde pour dire qu’ils sont de grands auteurs, dont je chéris les livres et que je lirai jusqu’à la fin de mes jours. J’aime également… J’adore découvrir des voix originales plus récentes, telles que Ruth Ozeki, mais… –ces auteurs sont connus depuis peu aux Etats Unis, et je ne sais pas s’ils sont largement traduits – Jane Hamilton, Ruth Ozeki, Anna Quindlen. J’adore John Irving. Ce n’est pas un nouveau talent… c’est un auteur reconnu. Mais qu’ont en commun tous ces auteurs ? Je crois que tous…et je ne sais pas ce qu’eux-mêmes diraient… mais ils me semblent qu’ils font plus ou moins ce que je viens de vous dire que j’adorais faire, c’est-à-dire qu’ils m’invitent à faire l’expérience d’une conscience plus large de la condition humaine émotionnelle, et d’en ressortir changée.

BATTRE LA MESURE
En commémoration du jour où la poésie fut éliminée des enseignements obligatoires dans les écoles de l’Arizona, août 1997
Le Gouverneur interdit : on expulse la poésie
de nos programmes scolaires
car métaphore et rime briment
les sciences de temps. L’autonomie de nos enfants dépend
de ce sur quoi nous comptons. Les lois
de la productivité. La poétivité gaspille du temps, et le temps
c’est de l’argent. Les jeux sont faits, dit-il.
La voix du Gouverneur s’est muée en chansonnette
scandée par voie de micro-puces
et le verdict est tombé. Les étudiants ingénieurs
sur leurs nombres se penchent dans
le silence des classes, où les ventilateurs au-dessus de leur tête
murmurent « Je suis, je suis » en vers à cinq pieds de nez.
On abandonne à la sonnerie les nombres grincheux et indisciplinés.
Dans les équations froissées que l’on délaisse,
de petits chiffres noirs semblables à des têtards
forment une nation de rejetons, à l’insu de tous, dans la corbeille à papier.
Dehors, un orage s’apprête à faire éclater le ciel.
L’éclair va peler le lit des rivières asséchées, charriant
des couches de boues, mugissant, emportant des ponts,
sans qu’on n’ait rien vu venir.
Les enfants, trop jeunes pour avoir eu vent
de la mort de la poésie se tournent
vers la fenêtre, pour voir sur quoi ils peuvent compter.
Ils vont se lever et danser au rythme des ventilateurs,
chuchotant des rimes illicites,
scrutant le ciel à la recherche d’un signe
cependant que la pluie bat la mesure.
RÉVEIL
Je suis la femme dont la chair
ne remue pas quand elle marche,
la femme sans tétons,
sans sang, sans sueur
qui verse d’abondantes larmes sous la pression
de toutes les autres sécrétions prohibées.
Je suis maquillée aux couleurs de nulle fleur
qui soit jamais éclose,
mon odeur est celle de nul autre être vivant.
Je suis la femme en guerre contre les poils : qui
fait boucler ses cheveux orientaux,
raidit sa toison africaine
se garnit les paupières de poils
et se les arrache aux sourcils,
qui, impitoyable, traque et détruit les poils,
ayant déclaré la guerre à ses origines de mammifère.
Vous m’avez littéralement déjà vue des millions de fois :
la femelle radicalement métamorphosée qui ne se démarque pas
dans la foule
des femelles radicalement métamorphosées,
je perdure parce que
le potentiel de mon corps est un univers.
Si je devais abandonner cette lutte
et retourner ma pieuse furie contre quelque chose
de moins persistant, de plus facile à conquérir que mon sexe,
si je devais partir en guerre
laisser mes champs derrière moi, sans les tondre
sans manucure, laissant librement pousser les mauvaises herbes,
s’il m’arrivait de devenir
l’animal que je suis, alors
quoi ?
APOTHÉOSE
Il est des jours où j’envie mes poules :
quand j’éprouve la faim d’un but aussi parfait et certain
qu’un seul œuf, chaque jour.
Si seulement je pouvais rester au soleil,
à racler la terre et cligner des yeux, à attendre
qu’en moi s’assemblent les éléments,
avec pour seule demande du grain je
m’en remettrais au miracle
de l’incarnation du quotidien : un jour de mon âme
investi tout entier dans un jaune et sa coquille.
Et je n’aurais nullement besoin
des visions qui apparaissent aux autres
portées par des ailes de chauve-souris, pour les mener
face à face avec le néant.
Le hurlement du coyote dans la nuit
n’hérisserait pas mes plumes, car moi,
somnolant sur mon perchoir, je rêverais
à la réplication des fruits de ma vie
à l’abri dans des nids de cartons.
Et pourtant je ne me laisse jamais séduire,
car je sais ce que savoure la poule d’omnipotence :
point de miracles à la douzaine,
seulement la main qui nourrit
et, chaque jour, vient piller le nid.
BABYBLUES
À Lily sur le seuil
Regarde-moi mon cœur
sombre et écarlate maquillé de rose
Je Suis ! Regarde ! Moi !
Oh je suis la force pure et bleue du Besoin
qui hurle à travers de minces murs
tel un vent de prairie.
Je suis si immense et si vide.
Pourquoi les cheerios restent-ils collés au dos de mes mains ?
Quand je pousse l’ourson à travers les barreaux,
pourquoi disparaît-il ? Je veux l’ourson.
Je veux
Oh écoute, le tintementfrissonnant d’oreilles qui se lèvent
le chien ! Oh viensviensviensviensviensviensviensviens
parti.
Je veux ce chien.
Oh tu peux garder tes couleurs pastel.
L’ennui est un besoin violet. La faim vermillon.
Je veux mon lait de paradis bleu foncé mèremère
Mais à l’instant même où je sombre dans l’obscurité elle me repose.
Voilà ce qu’ils font, ils vous reposent. Les grands
ne veulent qu’une seule chose : vous laisser tout seul.
Il faut rester éveillé, voyez.
Les grands sont mon berger et je suis vouée au besoin
avec la force pure et bleue
d’un vent qui hurle je veux
le chien l’ourson le lait je veux
tous les cheerios tombés par terre je veux
les couleurs les plus vives
collées contre mes gencives
je veux
le monde
et il ne rentre pas
dans ma bouche.