Entretien avec
Marilyn Hacker, poète entre deux pays
Marilyn Hacker, poète entre deux pays
Bienvenue à Toulouse, Marilyn Hacker. Ma première question est : en quels termes vous décririez-vous ?
Eh bien, cela dépend de la personne à laquelle je m’adresse, mais disons, comme écrivaine, poète, traductrice, citoyenne de deux pays, bilingue.
Bien. Vous vivez entre Paris et New York : peut-être pourriez-vous nous dire quelques mots sur la façon dont vous vivez cet écart, cette contradiction entre les deux villes ?
C’est bizarre, mais, elles sont presque…parce que je fais cela depuis maintenant si longtemps, et en regardant comme cela rapidement en arrière, on réalise que quinze et même dix-huit années se sont passées et que cela fait presque vingt ans que j’ai une résidence permanente dans les deux villes, la transition paraît presque inexistante. Je rentre à la maison et je suis chez moi dans les deux cas, ce qui compte vraiment à mes yeux lorsque l’on a deux maisons. Parfois, j’ai le sentiment que j’aimerais me trouver dans un lieu qui n’est pas mon chez-moi mais Paris, c’est chez moi et New York, aussi. Et puis, il y a ce petit déclic, que vous devez aussi avoir ressenti en tant que bilingue, lorsque vous passez d’une langue à l’autre et qui fait que votre esprit passe de pensées banales et ordinaires, comme les nouvelles ou la nécessité d’acheter des tomates ou des oignons en français à ces mêmes choses en anglais et puis à nouveau en français et c’est vraiment…cela devient presque comme une espèce d’interrupteur électrique que l’on allumerait ou que l’on éteindrait, ou bien c’est comme si on allumait la lumière d’un côté et puis de l’autre, parce que la lumière n’est jamais éteinte dans les deux langues.
Je pense que vous aimez les deux villes mais elles sont très différentes. Pourquoi aimez-vous New York par exemple ?
Eh bien, j’ai passé mon enfance à New York. Pendant longtemps, c’est à New York que je retournais lorsque j’ai vécu dans d’autres lieux, comme Londres pendant six ans et San Francisco, pendant trois. Toujours des villes ! Et pendant longtemps, New York était l’endroit où j’aimais revenir. Il y a de grandes similarités entre Paris et New York, plus en termes de population et de géographie. Ce sont des villes polyglottes. Ce sont des villes qui sont ou semblent faites d’un conglomérat de villages si bien que vous ne vivez pas vraiment à Paris mais dans le 3ème arrondissement, vous ne vivez pas à New York, mais dans l’Upper West Side. Et lorsque l’on s’aventure au delà d’une certaine rue, soudain, vous ne connaissez plus le boulanger ou le cordonnier ou même le supermarché alors qu’à l’intérieur de votre arrondissement, de votre quartier, vous connaissez et saluez la dame derrière sa banque au pressing ou l’homme qui ressemelle vos chaussures.
Oui, c’est vrai que Paris donne l’impression d’un village dans vos poèmes.
Oui, il est vrai que bien que j’habite la ville de Paris, je vis dans le troisième arrondissement, je paye mes impôts dans le troisième arrondissement. Ainsi les tracts que je reçois, les pétitions qui demandent : “Faut-il garder le marché des Enfants Rouges ?” ou “Est-ce que la rue des rosiers doit devenir piétonnière?” Tout cela est d’un intérêt purement local si bien qu’on peut dire qu’il y a une espèce de vie villageoise dans tout ça. Mais, c’est à peu près la même chose dans la pétition demandant d’interdire la création d’un « fast food » dans l’Upper West Side à New York, que toutes vos connaissances ont signé avec enthousiasme. Les choses sont donc assez semblables. Mais, comme je le disais, ces deux villes ont ceci de commun que, dans toutes les rues, n’importe quel jour, vous allez croiser ou saluer des gens parce que vous les connaissez, de gens du Sénégal ou de Porto Rico, ou d’Haïti, d’Italie or d’Espagne ou bien du Québec. Des gens du monde entier qui ont tous une histoire.
Et, c’est l’une des raisons pour lesquelles vous aimez…
Les deux villes, oui..

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Marilyn Hacker, poète entre deux pays
L'expérience de l'exil
Vous êtes fascinée par les différentes cultures?
Je pense, plus exactement, que je suis fascinée plus spécifiquement par ce qui se passe au point de rencontre des cultures lorsqu’elles se heurtent ou bien lorsqu’elles trouvent des terrains d’entente, tout particulièrement lorsqu’elles trouvent ces terrains d’entente. Oui, j’ai une fascination pour le métissage.
Et pour l’exil, je pense, car tous ces gens doivent être en exil dans les grandes villes. Vous considérez-vous, en quelque sorte, comme exilée, même et y compris à New York où vous êtes née ?
Oui, probablement, maintenant à cause du gouvernement épouvantable dont les Américains se sont dotés, je me sens plus en exil en Amérique qu’en France, bien que je ne trouve pas dans la situation de demander l’asile politique à la France. Mais, j’ai un peu cette impression bien que, après tout, on dit souvent, pour faire l’éloge ou la critique de New York, que ce n’est pas l’Amérique. George Bush n’aurait jamais été élu…
Il n’a d’ailleurs pas été élu(1). Il n’aurait jamais été élu à New York. Et je pense que c’est typique de la ville de New York qu’une énorme pétition a été lancée par les familles de gens qui ont péri dans l’attentat du 11 septembre dont le texte était: « Ne faites pas la guerre en notre nom . » C’est à New York que cette pétition : « Ne faites pas la guerre en notre nom » a commencé tout comme celle lancée par les Juifs américains, tout spécialement new yorkais, s’adressant au gouvernement américain : « Ne soutenez pas le gouvernement d’Ariel Sharon en notre nom. En tant que Juifs américains, sa politique n’est pas conforme à notre idée de la politique, ni à notre conception de la judéité. » Aussi on voit que la contestation est bien vivante et active aussi bien à New York qu’à Paris.
En tant qu’Américaine de souche juive, vous considérez-vous comme une perpétuelle exilée ?
Je pense que cela n’a pas vraiment de rapport avec le judaïsme en tant que religion, culture ou éthique mais, bien sûr, vous n’ignorez pas l’histoire du peuple juif au XXème siècle qui est essentiellement une histoire d’exil même lorsque, comme dans le cas des Juifs autrichiens, cet exil était tout à fait improbable dans la mesure où ironiquement et paradoxalement, ils se sentaient parfaitement intégrés dans un pays où ils vivaient depuis des siècles, au moment où ils se trouvèrent confrontés à l’exil. Mais, en un sens, je vois là une image parfaite de la condition humaine et également de la fausse assurance que procure le nationalisme, cette façon qu’on les gens qu’ils soient Chrétiens, Juifs ou Musulmans, qu’ils se disent Français, Anglais ou Algériens, de se considérer comme ancrés dans une culture et puis, tout d’un coup, cette perversité humaine ; puis les définitions changent et vous voilà Juif, Musulman ou Protestant et puis tout d’un coup, c’est la St Barthélemy. Ou bien c’est, n’importe quoi, vous êtes Tutsi, ou bien .... Ça n’arrive pas qu’en Europe. Quelqu’un peut changer les règles qui définissent qui se trouve à l’intérieur et qui est rejeté à l’extérieur. Vous êtes femme. Vous avez la peau brune, noire ou blanche. Ou bien, vous êtes un fermier blanc au Zimbabwe. Et vous vous retrouvez subitement exclu. Si bien qu’à mon avis, il me semble que la condition d’exilée coïncide avec la nature humaine, et c’est peut-être pour cela que tant de religions ont un mythe d’expulsion, l’expulsion du jardin d’Eden ou le mythe de Noé sur son arche ainsi que les divers mythes d’expulsion que l’on trouve dans la mythologie grecque. Il y a toujours à l’origine cette idée que quelqu’un qui se croyait intégré se voit soudainement exclu.
(1) Marilyn Hacker fait allusion ici à la campagne électorale très disputée entre Al Gore et George Bush en 2004.

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Marilyn Hacker, poète entre deux pays
Comment s'imaginer autre
Vos poèmes sont remplis de types humains et de de personnages de cette nature. Vous vous trouvez en sympathie avec les autres exilés au point de leur prêter votre voix. Il y a ce poème, une lettre écrite par Harriet Tubman, ou reproduisant la voix d’Harriet Tubman, et je me demandais comment ce type de sympathie était interprété, est-ce que les gens pensaient que vous vous appropriez cette voix de façon abusive ?
Il s’agit d’un poème qui décrit un monologue dramatique reproduisant la voix d’Harriet Tubman, basé sur un événement historique précis : le fait que Harriet Tubman a été à ce jour la seule femme à avoir commandé un bataillon de l’armée américaine pendant la guerre de Sécession …elle s’est embarquée à partir de Georgia Straits, des îles sur la côte de la Georgie, pour libérer quelque huit cents esclaves Et, à un certain moment dans cette campagne, qui prit le nom de campagne de la rivière Combahie, elle commanda une culotte bouffante à Amelia Bloomer--la militante féministe anti-esclavagiste du Nord qui avait mis ce vêtement à l’honneur--pour ne pas se retrouver dans une barque vêtue de sa seule grande robe de laine qui se serait gorgée d’eau et l’aurait exposée à la noyade. Cet incident est bien réel, même si dans le poème la voix d’Harriet Tubman écrivant à Amelia Bloomer pour lui commander ce vêtement est imaginaire. Et lorsque Harriet Tubman¬—le personnage d’Harriet Tubman—parle d’exclusion et de déguisement, elle sait de quoi elle parle puisqu’elle a du se déguiser en homme pour aller délivrer des esclaves, y compris ses propres parents et ses frères depuis la Géorgie jusqu’au Nord et au Canada. Ainsi, elle parle de travestissement. Elle parle de travestissement sexuel et racial, c’est à dire de ce que cela signifie changer d’identité, ou changer d’état : passer de la condition d’esclave à celle d’homme libre. Mais, parce je ne suis pas Noire américaine, il était en quelque sorte osé de ma part d’écrire ce monologue dramatique, en adoptant la voix non seulement d’une personne noire mais d’un personnage historique. Cependant, j’ai eu la chance que personne, personne ne me l’ait vraiment reproché. Je me suis dit au départ qu’il s’agissait d’une affaire purement américaine, mais, il y a quelques années, un romancier français Paul Smaïl, qui a écrit un roman intitulé Vivre me tue, qui a été porté à l’écran l’année dernière, et un autre roman intitulé, Ali le magnifique, et tout le monde pensait que le personnage principal de ce roman que l’on pensait autobiographique était un jeune « beur. » Mais, il s’est avéré en fin de compte que l’auteur était un « Français de souche » de la cinquantaine qui avait tout simplement inventé le personnage. Et il y a eu, il y a toujours, une certaine polémique. Et la question est selon moi indécidable. Tout récemment, on a Eric Orsenna, et son roman Mme Baume, qui reproduit la voix d’une femme « pied-noir. » Il s’agit d’un authentique problème. Mais, je ne crois pas qu’on puisse dire à un écrivain : « Vous ne pouvez écrire que sur certains sujets… », que ce soit dans le roman ou dans la poésie : “Vous ne pouvez traiter que des personnes que vous connaissez ou qui vous ressemble et qui appartiennent à votre sexe, votre culture, votre couleur de peau ou qui sont de votre âge… » Sinon il n’y aurait pas d’histoire.
Pensez-vous que le fait d’être écrivain implique la nécessité de se penser autre ?
Je dirais plutôt, être capable de se penser autre ou, du moins, être capable de tenter de se mettre dans la peau d’un autre que vous-même, ou bien imaginer à quoi cela peut ressembler d’être une autre personne. C’est ce qu’ont fait les romanciers depuis toujours. Même si je ne pense pas que Flaubert ait été sérieux lorsqu’il disait : “Madame Bovary, c’est moi” dans la mesure où le protagoniste de L’éducation Sentimentale ressemble beaucoup plus à Flaubert que Mme Bovary, je pense tout de même que ce qu’il voulait dire, c’est que pour écrire Madame Bovary, il devait se forcer à mettre son esprit, son imagination et son imagination des sens ailleurs que là où ils se trouvaient quand il était simplement Gustave Flaubert assis à son bureau.
Il y a tout un ensemble de références à la culture française dans vos poèmes, et de toute évidence, vous êtes fascinée par cette culture que vous connaissez parfaitement ? Quand tout cela a-t-il commencé ?
Eh bien, de façon très conventionnelle. J’ai commencé à étudier le Français à l’âge de dix, onze ans. J’ai eu la chance de me trouver associée à une troupe de théâtre français--quand j’étais au lycée à New York--qui était dirigée par..mais je ne m’en souviens plus très bien… ces gens étaient du type “plus Français que moi, tu meurs” .... C’était un homme qui avait étudié le mime avec un certain Etienne Ducros, qui lui-même avait été à l’école de Marcel Marceau, et une femme plus âgée qui avait fait carrière sur les scènes françaises…si bien que j’étais forcée de mémoriser, réciter et même jouer des extraits et des actes entiers tirés des Précieuses ridicules, de L’avare et même de Phèdre. Et tout cela se mit à résonner dans ma tête. Et puis, j’ai étudié la littérature française. J’ai eu la chance de suivre l’enseignement de Germaine Brée, qui est morte récemment à plus de 90 ans, qui fut l’une des premières critiques à parler des femmes à travers les âges dans la littérature française, mais qui était aussi une amie et critique d’Albert Camus ainsi qu’une ancienne membre de la Résistance en Bretagne. C’était, en bref, un professeur admirable…si bien que mon intérêt pour la littérature française – et Germaine Brée était très engagée dans la littérature du XXème siècle - vient de là. Mais ce n’est que bien plus tard que j’ai commencé à venir en France régulièrement pour finalement m’y installer, comme je l’ai dit, il y a une vingtaine d’années.

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Marilyn Hacker, poète entre deux pays
Les poètes en France et Etats-Unis
Est-ce que la condition de poète est différente aux Etats-unis par rapport à la France ?
S’il y a quelque chose que je serais prête à critiquer, qu’il me semble que je suis en droit de critiquer dans le paysage intellectuel français contemporain, c’est la marginalisation des poètes. Les poètes sont, bien sûr, cela ne fait aucun doute, aussi marginalisés dans les pays anglophones (ceux que je connais sont les USA et la Grande Bretagne) mais, par rapport à la marginalisation de la poésie contemporaine en France, il n’ y a pas de comparaison. Je pourrais dire pour plaisanter qu’il est possible de trouver des revues traitant de la poésie contemporaine dans Le Monde des livres, peut-être deux fois l’an pendant la semaine du Marché de la poésie à Paris, qui se situe autour de la St Jean, vers le 21 juin, et le 15 août quand personne n’est à Paris, (Rire), quand tout le monde est loin de son lieu de résidence et des journaux. Il n’y a pas grand-chose de plus aux USA à l’heure actuelle. Dans les années 70, on pouvait lire des critiques sérieuses portant sur la poésie dans tous les grands journaux d’information et dans les hebdomadaires. Il s’en trouve encore pas mal dans The Guardian, par exemple, qui est le journal anglophone que je lis régulièrement, plus que les journaux américains. Même si ce n’est pas toutes les semaines, il n’est pas rare d’y trouver une longue monographie de deux pages sur un poète encore en vie. Vous ne trouverez jamais--à l’exception peut-être d’Yves Bonnefoy--mais en ce qui concerne les poètes français de soixante, cinquante ou quarante ans, à moins qu’il n’ait écrit un roman ou une nouvelle, vous ne trouverez pas de revues sérieuses de leurs oeuvres dans des revues autres que strictement littéraires, revues qui sont lues par des gens qui lisent des livres mais pas nécessairement de la poésie, de façon à ce qu’ils soient informés de ce que font les poètes contemporains. Et la chose qui me semble la plus paradoxale, c’est que tandis que l’honnête moyenne des français éduqués, c’est à dire en fait tous ceux qui ont obtenu le Bac en français ou en langues classiques, ont une connaissance de la poésie française jusqu’à, disons, Mallarmé ou Apollinaire et qu’ils seront capables de parler avec enthousiasme de Mallarmé ou de Baudelaire ou bien encore des poètes de la Pléiade ou des poètes romantiques, suivant leurs goûts--lorsqu’on leur demande ce qu’il pense de la poésie contemporaine, la réponse est : “Pour une raison ou une autre, j’ai cessé de lire de la poésie et je n’y entends pas grand chose.”
Alors que la moyenne des diplômés d’université américaine serait incapable de vous dire quoi que ce soit sur la poésie américaine ou anglaise du XXème siècle mais également de la poésie du XIXème ou de la fin du XIXéme. On se trouve confronté alors à une absence totale de connaissances. Si bien que la chose qui me semble paradoxale en l’occurrence, c’est la question de savoir pourquoi il existe un intérêt réel pour la poésie jusqu’à une certaine date, la première guerre mondiale, par exemple, qui n’est pas ensuite suivi d’un intérêt comparable pour la période moderne ou contemporaine. Je me demande ce qui a pu se produire dans l’inconscient collectif ou plutôt dans le conscient collectif pour que s’effectue une telle rupture.

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Marilyn Hacker, poète entre deux pays
L’apprentissage du poète
Vous êtes professeur à l’université de New York (CUNY) et vous enseignez la poésie, ce qui n’existe pas bien sûr en France. Et à ce propos, je voudrais vous poser deux questions: comment enseigne-t-on la poésie ? Et quels conseils donnez-vous aux jeunes poètes ?
Lisez, lisez, lisez toujours et encore. Apprenez une autre langue et faites de lectures dans cette langue. (Rire) Vous savez, il n’est pas utile, pas vraiment utile de réinventer la roue et puis, n’importe quel écrivain, qu’il soit romancier ou poète, ou biographe, en apprend beaucoup plus sur le style, la technique, les possibilités qui s’ouvrent à lui, en lisant la littérature de la même façon que les peintres vont dans les musées pour faire ou du moins avaient l’habitude d’y aller—non, ils le font toujours—si vous vous rendez au Louvre ou dans n’importe quel autre musée, vous voyez des gens faire des copies ou regarder les tableaux de très prés pour voir…Comment Vermeer s’y est-il pris et comment Vuillard a-t-il fait? C’est la seule façon de prendre conscience de ce qui est possible, de ce que l’on peut faire, de ce que vous voulez imiter ou prendre comme point de départ, ou bien ce à quoi vous voulez vous opposer pour faire quelque chose de complètement différent. Il faut, il faut savoir ce qui existe mais il est également intéressant de connaître l’existant*. A quoi cela sert-il de devenir écrivain si l’une des choses que vous vous proposez de faire n’est pas de vous introduire dans la conversation, dans le dialogue—car il ne s’agit pas d’une conversation à deux mais d’une conversation à plusieurs—à quoi l’on peut comparer la littérature en général et la poésie en particulier.
Ainsi, dans vos classes, vous avez des étudiants qui lisent et imitent d’autres poètes?
J’enseigne plusieurs sujets. En fait, essentiellement, j’enseigne la littérature, des cours de littérature, habituellement des cours de poésie américaine depuis environ le début du XXème siècle jusqu’à la seconde guerre mondiale, parce c’est la période qui m’intéresse le plus. Mais, j’enseigne aussi la prosodie anglaise, les formes et la métrique poétiques, et également des rudiments d’histoire concernant l’origine et l’utilisation de ces formes dans la littérature anglophone. Et, bien sûr, leur origine dans les littératures italienne, française, latine, grecque, espagnole et arabe si bien que les cultures et les possibilités sont multiples. Il ne s’agit de dire simplement, de dire ce qu’est un sonnet ou la fonction du sonnet ou de dire que la « sestina » vient de l’Occitanie et ce genre de choses, mais aussi et surtout, que le mètre est la pierre de touche de toute poésie qu’elle soit écrite en formes fixes ou libres, parce que le poète utilise en permanence le contrepoint entre le son et le sens, entre d’une part, l’orientation liée à une idée ou un récit et , d’autre part, l’orientation associée à la langue elle même, et se servir de cette espèce de force qui parfois va dans la même direction mais qui, quelquefois aussi, part dans des directions contraires. Et si vous ne voulez pas que votre texte parte dans toutes les directions, il est important de savoir où va cette synthèse d’énergie et de l’utiliser. Ainsi, l’institution, à l’origine américaine, mais maintenant plus largement anglophone, car je sais qu’il y a de plus en plus de diplômes de création littéraire en Angleterre, de “creative writing” (Cours de création littéraire) qui repose sur l’idée simple qu’un étudiant peut apprendre à écrire de la poésie, des romans, et même n’importe quel type de textes dans une classe ou un atelier, de la même façon que les peintres, les sculpteurs ou les compositeurs apprennent leur art. Presque tous les peintres ont étudié sous la direction d’un autre peintre à un moment ou à un autre de leur vie. Vous apprenez les rudiments de la composition musicale à moins que vous ne soyiez Mozart, mais Mozart lui même n’a-t-il pas été enseigné par son père ? Ainsi, si on a comme père le père de Mozart ou Jean Sébastien Bach, vous pouvez apprendre à domicile. Il s’agit d’une institution qui existe aux USA depuis les années 50 dans laquelle les étudiants choisissent des cours ou des ateliers au sein desquels ils écrivent et présentent leurs écrits. Le contenu de ces classes peut comporter des exercices imposés, des commentaires après lectures de poèmes ou des exercices de style. Même si le travail ne se déroule pas nécessairement de la même façon que les cours d’art, presque tous les exercices que l’on peut envisager dans ce type de cours s’apparente aux techniques d’apprentissage de la peinture. Mais, quand on travaille avec des étudiants avancés, qui ont déjà une expérience en tant qu’écrivain et, il est à espérer, comme lecteurs de la littérature, on peut alors envisager réellement un atelier dans lequel les étudiants soumettent les projets sur lesquels ils travaillent. Ce que je fais, essentiellement, c’est demander aux gens de faire des explications de textes portant sur leurs oeuvres respectives. De quoi s’agit-il ? Pas nécessairement de critiquer mais d’analyser les textes de très près. Comment telle et telle chose fonctionne et pourquoi cela fonctionne ? En plus de l’intérêt que cela représente, je pense qu’il est intéressant pour un écrivain qu’un critique analyse son travail, lise ses poèmes, commente son roman, sa nouvelle ou son texte et, quelle que soit l’optique adoptée par ce critique--linguistique, politique, structuraliste, ou historique--quelle que soit l’étiquette, l’écrivain peut toujours apprendre quelque chose. Et donc essentiellement, il s’agit de traiter ces travaux d’étudiants comme si c’était des textes publiés, mais dans le cadre d’un séminaire, de façon à ce que les étudiants puissent bénéficier des discussions qu’ils provoquent et des réactions d’une quinzaine d’autres étudiants.
En tant que poète, pensez que l’opinion des lecteurs vous aide à écrire ?
Il y a certains écrivains dont l’opinion et les observations concernant mes oeuvres me paraissent absolument indispensables, même s’ils vivent aux USA, en Angleterre ou ailleurs en France. Habituellement, ce type de conversation s’établit par courriel ou par lettre plutôt que in presensia. Mais, il ne fait aucun doute que c’est extrêmement utile.

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Marilyn Hacker, poète entre deux pays
Traduire la poésie
Vous êtes traductrice en même temps que poète. Quelle différence existe pour vous entre ces deux types d’activités ?
Eh bien, comme je vous le disais hier, l’un des aspects les plus intéressants de la traduction, c’est la façon dont cette pratique vous force à penser au langage de façons différentes. D’abord, cela vous pousse à réfléchir à la façon, ou les façons, dont fonctionnent les deux langues à partir desquelles vous travaillez. Le français ne fonctionne pas…La syntaxe anglaise n’a rien à voir avec la syntaxe anglaise, et l’histoire de la langue française n’est pas l’histoire de la langue anglaise. Vous pouvez trouver un équivalent exact, ou plus ou moins exact entre deux mots mais leurs connotations seront différentes, parce que leurs étymologies sont différentes. L’anglais est une langue d’une hybridité merveilleuse. Presque tous les mots du français viennent du latin. Les mots anglais viennent du latin, de l’anglo-saxon, de l’allemand, du russe et de bien d’autres origines, si bien que les vibrations produites par les mots sont différentes. Mais, il y a aussi la question…en tant que traductrice de poésie, il me semble que mon rôle n’est pas simplement de créer d’abord un équivalent du poème français sur lequel je travaille mais également de créer quelque chose qui ressemble à un poème en anglais et non simplement à un calque ; pas seulement quelque chose qui, comme on dit, “sent la traduction” ; tout le monde a l’expérience de ce type de production dans beaucoup de langues. Cela ressemble à une langue universelle faite de carton pâte. Si bien que pour faire quelque chose de valable et, si possible un poème mémorable en langue anglaise et, en même temps, je crois avoir dit cela hier, c’est un exercice passionnant de créer un poème dans lequel vous n’êtes pas impliquée personnellement. Ma personnalité en tant que traductrice est engagée parce que je veux réaliser la meilleure oeuvre possible, mais cependant, mon histoire, mes références, mes émotions n’entrent pas en jeu dans la traduction du poème. Ce ne sont pas les références que j’ai en tête mais celles qui habitaient l’esprit de Claire Malroux, Guy Goffette ou Hédi Kaddour ou qui que ce soit d’autre sur lequel je travaille, que je m’attache à reproduire et en même temps, l’objectif est de produire un poème qui ressemble et s’accorde à leurs poèmes. Et je suis parfaitement consciente du fait qu’il y a parfois, qu’il y a souvent quelque chose qui n’est pas moi, qui ne correspond pas à mon histoire, à ma personnalité et à mon cadre de références et certainement, à la façon dont j’utilise le langage. Mais néanmoins, j’évite de leur donner une forme qui me serait propre ou de choisir une syntaxe qui me plairait; je garde le texte aussi près qu’il est possible de l’original, de la façon dont le poète l’a conçu parce je n’envisagerais pas de traduire les oeuvres de quelqu’un qui ne m’intéresserait pas, dont la lecture ne m’aurait pas séduite.
Comment choisissez-vous vos poètes ?
Il se trouve que certains sont des connaissances à moi. Mais en fait, maintenant, il s’agit souvent de gens dont je fais la connaissance parce que j’ai traduit leurs oeuvres. Je les choisis parce que je lis quelque chose d’eux et que je me mets alors à traduire dans ma tête sans projet bien défini. Je me dis : « Comment traduirais-je cela ? », « Comment rendre cela en anglais ? »
Et vous pensez que cela a une influence sur votre poésie?
Je pense que c’est très enrichissant, absolument, ne serait-ce que parce que cela me force à penser à la langue, à la syntaxe et parce que j’ai non seulement examiné mais démonté et remonté les rouages d’un poème écrit par quelqu’un d’autre.

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Marilyn Hacker, poète entre deux pays
Le personnel et le politique
Ce qui m’intéresse quand je lis vos poèmes, c’est la façon dont un grand nombre d’entre eux, spécialement les premiers poèmes, concernent des expériences personnelles en dépit du fait que, progressivement, ils se chargent de références culturelles. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur l’incidence respective de l’expérience personnelle et et de l’expérience culturelle dans votre poésie ?
Tout le monde connaît ce vieux slogan féministe selon lequel : “Tout ce qui est personnel est également politique”, mais aussi, bien sûr, dans la vie de la plupart des gens, le politique est aussi le personnel. Par exemple, si vous vivez à Bagdad et que, entre guillemets, “les forces d’occupation” lancent une bombe sur votre maison, alors le politique devient intensément personnel. Dans la vie des hommes de par le monde, au XXème siècle et au début du XXIème, mais je suppose aussi à toutes les époques, on s’attend à être à l’abri de l’irruption des aspects les plus tragiques du politique : la déportation, le bombardement de sa maison, quelqu’un qui frappe à la porte au milieu de la nuit ; ou bien d’être roué de coups dans la rue parce que vous êtes arabe, juif, noir ou blanc, ou parce que vous êtes ce que vous êtes, au mauvais endroit et au mauvais moment. Oui, je pense que je m’intéresse à ce point d’intersection où ce que l’on appelle l’Histoire avec un grand H vient se s’insérer, que vous le vouliez ou non, à votre destin personnel, qui que vous soyiez dans votre histoire avec un petit h. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles, mis à part le fait que mes grands-parents vivaient en Europe, venaient en fait de différents endroits de l’Europe de l’est…Je parle d’Europe parce qu’ils ne venaient pas tous du même pays, ils venaient tous de ce pays nébuleux connu sous le nom de Galice en Europe centrale, autrefois partie intégrante de l’empire de François-Joseph, et qui correspond de nos jours à l’Autriche, la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Hongrie qui elle n’a pas changé de nom. Parler à quelqu’un, je ne peux pas dire de n’importe quel âge parce que je…Mais, en France ou en Angleterre, de leur vie, de leur enfance, de la vie de leur mère ou de leur père. Ce que les gens ont à vous dire n’est pas simplement, vous savez, mon père a jeté mon nounours quand j’avais cinq ans; c’est un peu comme ce que Jacky disait l’autre soir, lorsqu’il évoquait ses parents qui essayaient de se procurer du ravitaillement sous l’occupation et à propos des résistants qu’il avait vus pendus par les Nazis le long du boulevard. Et de ce que ce que l’on pouvait en conclure sur le fait de savoir si les gens avaient collaboré ou non, résisté ou pas. Etait-ce si facile de devenir résistant ? Mais, il ne parlait pas de quelque chose qu’il avait lu dans les livres, il parlait de…en fait, c’était une anecdote qui venait de son enfance. Peut-être en France, dans Europe de l’ouest, dans l’Europe de l’est en général, les gens ne voient pas de différence entre le personnel et le politique. Il ne faut pas forcément être féministe ou trotskyste, ou n’importe quel autre qualificatif en -iste pour réaliser que la séparation entre les deux est une illusion. Et les gens n’ont pas le choix.*
Vous étiez à New York lorsque les deux avions ont percuté le World Trade Center. Pourriez-vous nous dire comment vous avez vécu ces instants ?
Je l’ai appris d’une amie par téléphone parce que je n’ai pas la télévision. Il s’agissait en fait d’une amie poète, plus âgée que moi qui a vécu dans plusieurs pays. Et elle venait de voir les images sur C-Span. Notre première pensée, à toutes les deux, a été : “Mais qu’est-ce qu’ils ont fait encore ?” dans lequel le “ils” faisait référence à George Bush, à Cheney et Ashcroft. Et sûrement, ils avaient conduit le pays dans…Nous étions persuadées que ce jour-là nous allions entrer en guerre, pour ne pas dire « guerres » au pluriel. C’était le jour des primaires pour l’élection à la mairie de New York. Il s’agissait de désigner le candidat démocrate à la mairie de New York. Et, nous avons dit, toutes les deux, sottement, comme si les choses allaient se dérouler normalement: “Il faut aller voter.” Et c’est ce que nous avons fait, dans nos quartiers respectifs, nous avons essayé de voter, mais, bien sûr, les élections ont été annulées. Enfin, elles se sont tenues dix jours plus tard, mais, vous voyez, notre premier réflexe a été de nous comporter comme des citoyennes, des citoyennes responsables.