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Français
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UTLS - la suite (Réalisation), UTLS - la suite (Production), Yves Michaud (Intervention)
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Droit commun de la propriété intellectuelle
DOI : 10.60527/qjth-nw51
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Yves Michaud. UTLS. (2006, 15 janvier). Variétés du déplacement - Yves Michaud , in Déplacements, migrations, tourisme. [Vidéo]. Canal-U. https://doi.org/10.60527/qjth-nw51. (Consultée le 19 mars 2024)

Variétés du déplacement - Yves Michaud

Réalisation : 15 janvier 2006 - Mise en ligne : 14 janvier 2006
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Descriptif

L'ensemble de ces conférences aura permis de se faire une idée d'un monde où les déplacements à grande échelle tiennent une place essentielle - un monde mobile et fluide, pour ne pas dire liquide. Ce n'est pas complètement inédit dans l'histoire humaine quand on pense aux exodes ou colonisations qui scandent l'histoire mais l'ampleur du phénomène et sa banalité rendent la situation effectivement nouvelle. Ces déplacements ont deux aspects majeurs : le déplacement des choses et des idées, dont il a été relativement peu parlé mais qui est au coeur de la globalisation, le déplacement des personnes.

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L'ensemble de ces conférences aura permis de se faire une idée d'un monde où les déplacements à grande échelle tiennent une place essentielle - un monde mobile et fluide, pour ne pas dire liquide. Ce n'est pas complètement inédit dans l'histoire humaine quand on pense aux exodes ou colonisations qui scandent l'histoire mais l'ampleur du phénomène et sa banalité rendent la situation effectivement nouvelle.
Ces déplacements ont deux aspects majeurs : le déplacement des choses et des idées, dont il a été relativement peu parlé mais qui est au cSur de la globalisation, le déplacement des personnes.
Le déplacement des choses et des idées
Le déplacement des choses et des idées fut abordé, il y a deux ans, lors des conférences sur la globalisation, ainsi qu'en 2000, mais il mérite qu'on y revienne. Ne serait-ce que pour en souligner l'importance.
Le déplacement des choses relève de la logistique, qui est à la fois une science appliquée, une technique dengineering et un ensemble de pratiques. La logistique est aujourd'hui un des secteurs clefs de la vie économique, militaire et humanitaire. Comment faire pour que les choses arrivent au bon moment, là où on en a besoin et au meilleur coût ? Ceci vaut pour les composants d'un ordinateur monté en Irlande qui doit arriver dans les meilleurs délais chez le particulier qui a commandé sa configuration personnelle. Ceci vaut pour une expédition militaire où il s'agit d'acheminer et de rapatrier des troupes mais aussi des moyens d'intendance, des approvisionnements en munitions, en pièces détachées et en armes, des moyens sanitaires et médicaux. Le tsunami en Asie du Sud-est à la fin de l'année 2004 a montré qu'une assistance humanitaire nécessitait des moyens logistiques lourds et qu'il y a loin entre des dons en argent et une assistance sur place.
Le déplacement des idées, en utilisant ce dernier mot en un sens large qui inclut les émotions que suscitent les idées, est un des aspects les plus importants de la»vie dans le déplacement»caractéristique de l'époque contemporaine. Les rumeurs, les émotions et les modes circulent aussi vite que l'information. Elles touchent des milliards d'hommes quasiment au même moment. A 6h du matin, une journée banale s'annonce et à 7h, avec l'annonce de la mort de Lady Di commence une période d'émotion occidentale universelle... Il ne faudrait pas pour autant oublier ces modes de déplacement des idées plus lents que sont la transmission éducative, l'exposition des Suvres d'art, les échanges d'idées et colloques, le renseignement militaire ou économique, la collecte des données, la cession de brevets, la vente de droits. Avec les décalages et conflits qu'il peut y avoir entre ces deux modes de transmission.
Après avoir rappelé cette extension du sujet aux choses matérielles et aux idées, je vais me restreindre aux déplacements humains.
Les déplacements humains
Les hommes sont des êtres mobiles, qui ont progressivement envahi et colonisé la terre. Encore à la fin du XVIIe siècle, il y a donc à peine trois siècles, le philosophe anglais John Locke dans le Second traité du gouvernement civil parle de cette époque pas si lointaine pour lui et ses contemporains où la terre entière était, selon ses termes, «comme l'Amérique», c'est-à-dire vide. Effectivement, au fil de l'évolution humaine, les hommes ont occupé le monde, y compris en ses parties les plus inhospitalières en faisant preuve de capacités remarquables d'adaptation au milieu. Certains anthropologues rapportent cette capacité au caractère omnivore de l'être humain : le fait de pouvoir tout manger libérerait l'homme de la dépendance à un milieu de subsistance déterminé, mais il est aussi possible que le caractère omnivore fasse partie de l'adaptabilité humaine et qu'il y ait en fait un cercle.
Toujours est-il que l'homme peut se déplacer. Durant les conférences de l'Université de l'an 2000, j'avais été particulièrement intéressé par une conférence de Roland Douce sur la feuille des plantes (conférence du 4 mars 2000). Quelle relation avec notre sujet ? Simplement que les arbres doivent répondre aux conditions du milieu et faire face aux diverses attaques sans pouvoir bouger, en restant immobiles, un peu comme ces maîtres des arts martiaux orientaux qui sont réputés pouvoir neutraliser les attaques de leurs adversaires sans bouger...Un arbre réagit au déficit d'eau, de minéraux ou de lumière en réorientant ses feuilles, en les contractant, en les perdant. Il réagit aux attaques des insectes et des champignons par des réactions chimiques. Nous nous avons le choix entre supporter, dépérir, nous révolter - ou changer d'endroit. Pour fuir des ennemis ou des prédateurs, pour trouver de meilleures conditions de subsistance, pour trouver des partenaires sexuels, pour améliorer notre existence - ou simplement pour prendre l'air et changer nos idées. Les hommes sont, certes, des animaux territoriaux mais aussi des animaux facilement déterritorialisables et reterritorialisables. Des tribus décident de changer de territoire ou, comme nous en été, elles migrent de manière saisonnière ; des groupes religieux ou des minorités persécutées partent s'installer dans un pays plus accueillant ou des zones inaccessibles et vides ; des militants ouvriers, comme au XIXe siècle, partent fonder la cité utopique de Cabet, l'Icarie, en Amérique ; des militants internationalistes partent comme dans Les Conquérants de Malraux propager la révolution communiste à Canton en Chine, des femmes russes ou philippines cherchent aujourd'hui des maris à l'étranger sur Internet. Telles sont quelques unes des variétés du déplacement.
Il y en a presqu'autant que d'histoires individuelles et je ne pourrais certainement pas parler de toutes.
Certaines de ces formes de déplacement sont pour nous si lointaines ou rares qu'elles sont devenues des métaphores.
Ainsi le voyage du naufragé qui entreprend de revenir chez lui à la manière d'Ulysse dans L'Odyssée. L'odyssée est devenu la métaphore d'un long voyage, pas forcément de retour, d'un enchaînement d'expériences et même d'une sorte de phénoménologie de la conscience au fil de ces expériences. Dans la réalité, les naufragés sont aujourd'hui peu nombreux (on en trouve plus sur les autoroutes que sur les océans...), recherchés et secourus par les sauveteurs, parfois aussi rapatriés d'office quand ce sont des immigrants indésirables. Ils ne traînent pas le monde sur la voie d'un retour interminable.
De même le voyage d'exploration. L'explorateur d'aujourd'hui est un cinéaste qui part faire un documentaire d'aventure produit par Discovery Channel ou National Geographic où même les bêtes sauvages jouent un rôle de composition dans des réserves qui sont à mi-chemin entre le studio de cinéma et le zoo. L'aventure est balisée, organisée, sécurisée et on ne se perd plus dans l'Enfer vert amazonien. Quant aux ethnologues, ils ont disparu avec les primitifs et ils en apprennent plus dans une banlieue que sur le terrain indigène. Le professeur d'anthropologie peut juste être enlevé et négocié contre une rançon ou dépouillé de ses biens comme un touriste ordinaire.
De même encore pour le voyage à destination des colonies, dont parle toute une littérature coloniale et dont traite encore Simenon dans le recueil de ses articles de presse des années 1930, repris dans Mes Apprentissages. Il n'y a plus de colons pour rejoindre en première ou deuxième classe d'un paquebot parti de Marseille ou de Bordeaux leur comptoir commercial ou leur poste administratif. Les colons s'appellent désormais des expatriés qui se consacrent au business ou à l'humanitaire.
D'autres déplacements sont des souvenirs heureusement lointains, même s'ils réapparaissent brutalement à l'occasion des crises politiques et des guerres civiles. Ce sont les exodes, invasions, retraites. Nous parlons désormais plus généralement de réfugiés à qui des organismes internationaux ou non gouvernementaux apportent une assistance : réfugiés du Soudan, du Congo, et récemment en Europe encore de Bosnie, de Serbie et du Kosovo.
Le XXe siècle a malheureusement inventé un voyage involontaire bien particulier, fruit monstrueux de la persécution et de la technique - le voyage vers les camps de concentration et d'extermination, voyage interminable constituant lui-même une première étape de l'extermination. Je n'en parlerai pas car, même si cela semble jouer sur les mots, la déportation, le fait de déporter quelqu'un, ne me paraît pas une forme de déplacement mais un transport d'individus considérés comme des choses. C'est pourquoi je ne parlerai pas non plus du voyage des esclaves ni de la traite. D'ailleurs, quand on parle des formes de traite et d'esclavage contemporains, à propos des réseaux de prostitution ou des marchands de passages pour immigrés clandestins, il y a toujours au départ un consentement pour partir vers des pays où l'on espère que la vie sera meilleure.
En fait, les déplacements des personnes ont aujourd'hui quelques formes particulières : les déplacements de ceux qui vivent et travaillent dans le déplacement (hommes d'affaires, navigants, artistes en tournées, saisonniers, gens du voyage, mais aussi gens à la dérive) et, de manière massive, l'immigration et le tourisme, que l'on considère à tort de manière séparée. A ce dernier sujet, il m'a paru extrêmement significatif que le chiffre d'affaire du tourisme international (environ 380 milliards de dollar) soit proche du total des sommes que les immigrés envoient dans leurs pays d'origine, 400 milliards de dollar. On a là des phénomènes parallèles, économiquement comparables, et qui pèsent également dans le développement de la planète. Il y a de bonnes raisons de penser que les deux continueront à croître en même temps : ce sont les mêmes facilités de transport qui interviennent dans les deux cas et la diffusion rapide des informations est dans les deux cas source de motivation - à aller découvrir un pays ou à vouloir en rejoindre un autre.
Je vais me concentrer sur ces deux dernières formes contemporaines ou récentes du déplacement et sur les expériences qu'elles constituent.
Je parlerai du déplacement du migrant, de celui du touriste et je le ferai à partir de l'expérience littéraire.
Nous nous fions en effet beaucoup aux données des sciences humaines, aux recherches économiques, démographiques, sociologiques : comme si donner un pourcentage, un nombre d'entrées ou un montant en milliards de dollars ou d'euros disait le tout d'un phénomène. Ou bien, à l'inverse, nous faisons confiance à nos intuitions personnelles, ce qui débouche sur une approche purement subjective. Il me semble que la littérature peut aussi être une source de connaissance (je dis bien «connaissance»). Elle a en effet ceci de particulier qu'elle élève des expériences individuelles à une certaine forme en les faisant ainsi dépasser leur subjectivité. Elle a aussi ceci de particulier qu'elle propose des scénarios et hypothèses, puisqu'elle travaille dans l'élément de la fiction, mais en devant les assortir d'un certain nombre de détails qui rendent concrètes les hypothèses et leur donnent ainsi une capacité d'analyse plus forte que la simple hypothèse philosophique. Le philosophe peut bien mobiliser toute sa puissance mentale à analyser ce qu'est un «étranger»(je pense ici aux analyses de Zygmunt Bauan), il ne le fera pas aussi bien que le romancier qui aura à élaborer en détail la vie de l'étranger dans l'étrangeté de ce qu'il vit.
Je vais commencer donc par cette étrangeté du déplacement pour celui qui émigre et immigre et le ferai à partir d'une nouvelle de V.S. Naipaul, «Un parmi tant d'autres» qui figure dans un livre de 1971, Dans un Etat libre, In a free State.
L'histoire est simple et même banale : c'est celle de la réussite d'un immigré, avec son ambiguïté inévitable.
Au début de la nouvelle, le narrateur, un Indien, Santosh, annonce que maintenant il est citoyen américain, qu'il vit à Washington et que tout le monde aura l'impression qu'il s'est bien débrouillé.
Il vient de Bombay, où il vivait heureux en étant le cuisinier dun riche homme d'affaire. Il servait son maître la journée et le soir sortait sa literie pour dormir dans la rue, devant la porte de la maison. Au moment de la mousson, il vivait dans un placard sous l'escalier. Il avait même le droit de faire ses besoins dans la maison.
Son patron est envoyé en poste à Washington. Santosh a d'abord peur d'être abandonné - il lui faudrait retourner dans son village indien près de sa femme et de ses enfants, mais il n'en a pas envie car il considère qu'il a fait sa vie à Bombay.
Après beaucoup d'hésitations, son patron lui propose de l'emmener avec lui en l'avertissant que Washington n'est pas Bombay, et surtout que son salaire en roupies ne vaudra rien.
Je passe sur les péripéties assez drôles du voyage de Santosh : celui-ci n'a jamais fait de valises (il emmène ses hardes dans des baluchons), n'a jamais pris l'avion, n'a jamais utilisé des toilettes d'avion (il souille tout parce qu'il ne comprend pas comment cela marche), n'a aucune idée de ce que peut être du champagne (il en prend sans savoir ce que c'est quand on lui offre des rafraîchissements), ne sait pas quoi faire de son jus de bétel dans la cabine, etc.
A Washington, il va découvrir qu'on peut avoir un placard plus grand et même très grand pour dormir, que les roupies de son salaire ne valent rien (il dépense ses sept dollars de salaire en une sortie), que l'on peut voir le monde à la télévision (pour lui les Américains dans les publicités sont plus réels que ceux quil aperçoit dans la rue), que des blancs habillés comme lui, cest-à-dire littéralement des va-nu-pieds, peuvent faire des processions en l'honneur de Krishna. Et puis il va s'enhardir, élargir le cercle de ses sorties, se rendre compte qu'il a du charme alors qu'il ne s'était jamais regardé dans un miroir, céder aux avances de la domestique noire de l'étage du dessus. De fil en aiguille, il va abandonner un jour son maître, devenir cuisinier dans un restaurant indien chic, épouser la domestique noire et se retrouver...citoyen américain.
L'histoire, encore une fois, est banale et ce doit être celle de millions d'immigrants qui, un jour ou l'autre, parviennent à avoir des papiers. Dans le restaurant où il travaille, Santosh commence d'ailleurs par ne pas comprendre pourquoi les serveurs mexicains sont obsédés par ces fameux papiers et il découvre alors avec stupeur qu'il est lui aussi irrégulier.
L'important, comme dans beaucoup de textes de Naipaul, est dans la perception fine de «l'énigme de l'arrivée» (c'est le titre de l'un de ses romans-récits les plus forts) et de la transformation identitaire qui se déroule dans le déplacement.
Le déplacement rend d'abord énigmatique ce que l'on trouve autour de soi : bien sur le voyage en avion, l'appartement de Washington, la télévision, les Noirs dont Santosh a une sainte frousse et quil déteste. Le déplacement rend aussi bizarres ou énigmatiques les repères sociaux les plus ordinaires. Ainsi Santosh à son arrivée à Washington cherche l'endroit où se réunissent les domestiques comme cela se faisait à Bombay dans sa rue - mais il ne trouve rien et les premiers compagnons qu'il rencontre ce sont des hippies et des clochards dans un parc parce qu'ils sont va-nu-pieds comme lui et portent les mêmes vêtements dépenaillés qu'il considère lui comme normaux. Quand il rencontre dans le parc où il saventure des adorateurs de Krishna, il a une impression bizarre :
«C'était un peu comme une danse de Peaux-Rouges dans un film de cow-boys mais ce qu'ils chantaient, c'était en sanskrit et à la louange du Seigneur Krishna.
J'étais très content. Puis il m'est venu une idée qui m'a troublé. Peut-être à cause de l'aspect métissé des danseurs, peut-être à cause de leur mauvais prononciations du sanskrit et de leur accent. J'ai pensé que ces gens étaient maintenant des étrangers, mais que sans doute autrefois ils avaient été pareils à moi. C'était comme dans les histoires : on les avait amenés là il y a très longtemps, en captivité parmi les hubshi (les noirs) et ils étaient devenus les représentants d'un peuple perdu, semblables à nos gipsies vagabonds, et avaient oublié ce qu'ils étaient avant» (édition française, Paris, Albin Michel, p. 37)
Du coup, perdu dans ce monde étrange, il n'ose pas trop sortir et, comme en outre, tout est hors de sa portée parce que trop cher, il vit comme un prisonnier ou un reclus. Il reste dans lappartement de son maître sans beaucoup à faire et regarde le monde américain à la télévision.
L'impression d'étrangeté va s'intensifier et en même temps se dissiper quand il découvre l'intérêt que lui porte la domestique noire de l'étage du dessus, qui le terrorise (c'est une noire, elle est entreprenante et il est raciste), mais qui en même temps le fascine avec sa sensualité lourde. Il se demande bien pourquoi elle s'intéresse à lui. Il va commencer à se regarder dans le miroir, ce qu'il n'a quasiment jamais fait. Il va prendre conscience de son aspect, de ses vêtements dépenaillés, se rendre compte aussi que les gens ont été plutôt tolérants avec lui qui était en haillons. Mais du coup aussi, commençant à se percevoir comme quelquun (même «un parmi tant dautres»), il ne va plus se considérer comme «prisonnier». Il se rend compte alors qu'il ne sait plus s'il a encore envie de retourner à Bombay : «Ici, dans l'appartement, je ne savais plus ce que je voulais»(p. 43).
En prenant conscience de lui-même, il acquiert une identité . Attention, ce n'est pas une identité nouvelle, c'est une identité tout court, quelque chose dont il n'avait jamais eu l'idée. Alors qu'il se voyait uniquement à travers son patron, il commence à se considérer comme un autre homme que lui et à voir en revanche son patron tel qu'il est : un homme de trente-cinq ans, grassouillet, anxieux, supportant mal les remarques méprisantes de ses invités.
Bien sur, Santosh va succomber aux avances de la noire, coucher avec elle, ce qui va le mettre dans des angoisses terribles - il prend un grand bain, cherche à se purifier d'elle en se frottant le sexe avec un citron puis se lance dans de grandes lamentations et finit par une méditation hindouiste.
Le processus d'émancipation continue :
«L'idée que je pouvais me libérer, c'était une idée toute simple mais je n'y avais pas pensé plus tôt. Avant de m'adapter à mon emprisonnement, j'avais seulement voulu fuir Washington et retourner à Bombay. Puis pour moi, tout s'était embrouillé. En me regardant dans la glace, j'avais su qu'il m'était impossible de regagner mon pays, d'y retrouver le genre de travail que je faisais là-bas, la vie que j'avais vécue. Je ne pouvais pas redevenir l'ombre d'un autre, une petite partie de sa présence au monde.»(p. 49)
Santosh va tout à trac abandonner son maître pour travailler dans le restaurant dun Indien quil a rencontré. Il va y réussir - mais il doit aussi commencer à travailler pour de bon, avec très peu de loisirs - c'est cela aussi le prix de la nouvelle identité et de la liberté. Il va retourner voir la noire et lui demander de lépouser. Comme lui dit son nouveau patron : «Tu vas être un homme libre. Un citoyen de ce pays. Et le monde entier te sera ouvert»(p. 67).
Sauf que ce nest pas si simple et que lon ne saura jamais si ce qui arrive est mieux que le point de départ. Il est littéralement impossible de le savoir car Santosh nest plus le même. Il a désormais plusieurs mondes : Washington et ses rues, le restaurant où il travaille et sa maison dans le quartier noir. Cette maison «elle a une drôle dodeur. Tout my paraît singulier, mais ma force, dans cette maison, cest de my sentir étranger. Jai fermé mon esprit et mon cSur à toute nouveauté, à la langue anglaise, aux journaux, à la radio et à la télévision, aux images sur les murs des coureurs et des boxeurs hubshi et des musiciens hubshi. Je ne veux plus rien apprendre, je ne veux plus rien comprendre.
Je suis un homme simple qui a une fois décidé de voir et dagir à son idée et cest comme si javais déjà eu plusieurs vies. Je ne veux pas leur en ajouter dautres.»(pp. 67-68).
Naipaul finit sur une conclusion encore plus troublante. Lhistoire se passe à lépoque des émeutes raciales aux Etats-Unis et quelquun a inscrit à la peinture sur la maison, pour la protéger, «Ici un frère». Voilà ce quen dit Santosh :
«Je comprends ce quil veut dire et pourtant je me demande frère en quoi ? frère de qui ? Dans le passé jétais mêlé à leau du grand fleuve, je ne métais jamais séparé, avec une vie à moi. Mais je me suis contemplé dans une glace et jai décidé dêtre libre. Le seul avantage de cette liberté a été de me faire découvrir que javais un corps ; que je devrai pendant un certain nombre dannées, nourrir et habiller ce corps. Et puis tout sera terminé.»(p. 68).
Les déplacements nous séparent de la communauté mais aussi plus gravement de lévidence de la vie. Ils font accéder à une conscience nouvelle et donnent une, des identités. Ils libèrent mais il est impossible de savoir après-coup ce qui valait mieux de linconscience et de la dépendance ou de la conscience et de la liberté. Ils font faire lépreuve de la liberté et de lindividualité.
Changeons maintenant de registre pour parler de déplacements de toute autre nature ceux du tourisme, à travers ce quen dit Michel Houellebecq dans Plateforme, son roman de 2001.
Le héros du livre, fonctionnaire du ministère de la Culture travaillant au financement des projet davant-garde, nihiliste, cynique et désabusé, revendique des rêves médiocres, comme tous les habitants dEurope occidentale : il veut voyager ou, plutôt, faire du tourisme, cest-à-dire voyager sans danger, sans la barrière de la langue, sans les risques de vol ou darnaque, sans les difficultés des transports (p. 34).
Le livre est, comme tous les romans de Houellebecq, une histoire croisée.
Du point de vue narratif, cest un roman racontant lhistoire damour et de sexe entre le narrateur, Michel, et Valérie sa compagne, une histoire qui finit tragiquement avec la mort de Valérie dans un attentat terroriste contre une station de tourisme de Thaïlande et Michel qui se laisse ensuite mourir à Pattaya.
Thématiquement, cest une réflexion sur le tourisme dans les société occidentales condamnées par la gestion marchande, largent et la compétition et vouées au nihilisme individualiste. Il sagit donc dun roman à thèse ou dun roman philosophique.
Le livre aborde le tourisme en deux temps. Dabord par la description des épisodes du circuit-aventure acheté chez Nouvelles Frontières au cours duquel Michel rencontre Valérie. Cest lobjet de la première partie Tropic Thaï.
La seconde partie, très longue, intitulée Avantage concurrentiel, entrelace lhistoire à Paris de Michel et Valérie et une réflexion sur le tourisme du point de vue de sa gestion, de son développement, de sa signification sociale. Il faut dire que si Michel est un consommateur désabusé de tourisme, y compris sexuel, Valérie travaille dans un grand groupe touristique qui lance de nouveaux produits. Cest à loccasion du lancement dun produit innovant de tourisme sexuel que se produira lattentat qui met fin à lhistoire, mais ce nest pas juste un artifice romanesque : en fait la réaction terroriste est une réaction à un modèle de développement qui est au cSur de la description de la société occidentale que fait Houellebecq.
Ma présentation est schématique mais le livre de Houellebecq lest aussi, ce qui nest pas en loccurrence son défaut. Au contraire, avec ce caractère schématique sexacerbent les traits dune description.
Le description de lexpérience touristique dans la première partie est à la fois caricaturale, exacte - et déprimante : circuits codifiés, séjours vendus sur catalogue, groupes et effets de groupes, transports interminables, équipement standard (guide, sac, chaussures, camescopes, pharmacie), palaces normés, guides-accompagnateurs gentils. Avec un cocktail dingrédients bien rodés : un peu de culturel (les temples), un peu de tradition locale (les danses traditionnelles, la nourriture), un peu de marketing de lexotisme (les souvenirs quon achète), un gros peu de consommation visuelle par camescope et caméra interposés, un peu de sexe (les massages thaï), et par dessus tout cela des clichés sur soi, la vie, les autres, lhumanité, le respect dautrui, les différences, le paradis terrestre, etc., etc. Le paradoxe est quil nest question que de découverte, de relation à lautre, douverture mais quen fait les identités saccusent, se durcissent, se referment sur elles-mêmes. Avec aussi un dédoublement de soi : il y a celui quon est dans le monde ordinaire et réel et celui quon est en tant que touriste dans le monde de la vacance, de lévasion, du jeu. Le fonctionnaire de la culture devient un aventurier. Houellebecq nexagère pas : cest bien ainsi quest lexpérience touristique standard, quel que soit son prix ou sa destination plus ou moins lointaine. La mauvaise foi nous empêche de le reconnaître : le mauvais touriste, le touriste ridicule, bref le touriste ordinaire, cest toujours lautre, le voisin, jamais nous.
Trois citations.
A propos de la visite des temples dAyatthaya :
«Selon le guide Michelin, il fallait prévoir trois jours pour la visite complète, une journée pour la visite rapide. Nous disposions en réalité de trois heures ; cétait le moment de sortir les caméras vidéo»(p.87)
Au moment de la remise des questionnaires de satisfaction :
«Dans laprès-midi du 2 janvier, je trouvai sous ma porte le questionnaire de satisfaction Nouvelles Frontières. Je le remplis scrupuleusement, cochant en général les cases»Bien». Cest vrai, en un sens, tout était bien. Mes vacances sétaient déroulées de façon normale. Le circuit avait été cool, mais avec un parfum daventure ; il correspondait à son descriptif». (p. 137)
Enfin à laéroport au moment du retour :
«Bien que le hall de laéroport soit entièrement couvert, les boutiques affectaient la forme de huttes, avec des montants en teck et un toit de palmes. Lassortiment de produits mêlait les standards internationaux (foulards Hermès, parfums Yves Saint-Laurent, sacs Vuitton) aux productions locales (coquillages, bibelots, cravates de soie thaïe) ; tous les articles étaient repérés par des codes barre. (&)Pour le voyageur en fin de parcours, il sagissait dun espace intermédiaire, à la fois moins intéressant et moins effrayant que le reste du pays»(p. 138).
Dans la seconde partie du livre, Houellebecq aborde de manière plus «théorique» le tourisme, à travers les aventures professionnelles de Valérie, lamie de Michel, et de son patron Jean-Yves. Valérie et Jean-Yves changent de société et passent de Nouvelles Frontières à une filiale du groupe Accor rebaptisé pour loccasion Aurore. On retrouve dans le roman de Houellebecq, comme déjà dans Lextension du domaine de la lutte, une description de la vie des managers dentreprise, mais comme le secteur dactivité est lindustrie touristique, cest loccasion dune réflexion sur le développement touristique contemporain.
Le tourisme de masse et de loisir, le modèle fordiste du Sea, Sand, Sun and Sex a correspondu à une époque mais les clubs sessoufflent. Que proposer de nouveau ? Il y a ceux qui, comme un caricatural sociologue du nom de Lindsay Lagarrigue, défendent un tourisme dauthenticité et de rapport éthique à lautre. Il y a ceux qui défendent la lutte contre lennui et la découverte. Cela va donner dans un premier temps lidée de coupler les séjours «balnéaires» avec des circuits découvertes, les clubs et le tour-operating. Mais Michel, au dernier soir alcoolisé dun séjour-enquête dans un club de Cuba, propose tout simplement dorganiser efficacement le tourisme sexuel déjà ouvertement pratiqué à Cuba, Saint Domingue ou en Asie en promouvant des clubs de «tourisme de charme». Cest évidemment le lancement de ce nouveau produit, les clubs Aphrodite, qui déclenchera le drame final, avec la réaction terroriste.
Cest la partie du livre qui a choqué. Il est vrai que Houellebecq ne sembarrasse pas de nuances :
«Dun côté tu as plusieurs centaines de millions dOccidentaux qui ont tout ce quils veulent, sauf quils narrivent plus à trouver de satisfaction sexuelle : ils cherchent, ils cherchent sans arrêt, mais ils ne trouvent rien et ils en sont malheureux jusquà los. De lautre côté tu as plusieurs milliards dindividus qui nont rien, qui crèvent de faim, qui meurent jeunes, qui vivent dans des conditions insalubres et qui nont plus rien à vendre que leur corps et leur sexualité intacte. Cest simple, vraiment simple à comprendre : cest une solution déchange idéale.»(p. 252)
Ce nest pas cette idée dun tourisme sexuel organisé, qui va me retenir ici. De toute façon, il y a chez Houellebecq une hantise de la disparition de la sexualité et du désir et on la retrouve dans tous ses romans jusquau dernier.
Ce qui mintéresse plus, cest le diagnostic très sombre de lévasion comme unique moyen de se tirer dune société qui a réussi à force de travail et dinventivité mais dont «la conscience innocente de son droit naturel à dominer le monde et à orienter son histoire a disparu»(p. 307). Comme le dit Michel :
«Européen aisé, je pouvais acquérir à moindre prix, dans dautres pays, de la nourriture, des services et des femmes ; Européen décadent, conscient de ma mort prochaine et ayant pleinement accédé à légoïsme, je ne voyais aucune raison de men priver. Jétais cependant conscient quune telle situation nétait guère tenable, que des gens comme moi étaient incapables dassurer la survie dune société, voire tout simplement indignes de vivre. Des mutations surviendraient, survenaient déjà, mais je narrivais pas à me sentir réellement concerné ; ma seule motivation authentique consistait à me tirer de ce merdier aussi rapidement que possible». (p. 307-308)
Le déplacement pour se tirer de là, pour fuir, pour décrocher, oublier, sétourdir. Cest ici quil faudrait étendre la réflexion de Houellebecq en une phénoménologie de lattitude touristique qui est présente chez lui de manière latente.

Le touriste est à la recherche d'un monde qui ne pèse pas, libre de l'angoisse et du sérieux du monde «réel». Il valorise le dépaysement, la curiosité et la découverte, une attention ouverte aux choses et aux êtres même si cette ouverture est le plus souvent, par la force des choses et la logique des situations, une ouverture imaginaire ou faussée par les stéréotypes.

Effectivement, dans la réalité, les comportements sont souvent fort peu idéaux et même tout à fait vulgaires.

Le touriste est en effet à la recherche dune liberté négative pour se débarrasser du quotidien, de la routine, des obligations, pour faire place aux déterminations du plaisir mais sur un fond de désir de sécurité qui fait chercher l'exotisme dans la redite et le cliché. Le touriste veut vivre son expérience dans la sécurité. Il voudrait même jouir d'une sorte d'immunité : il ne devrait être victime ni des voyous, ni des terroristes, pas même des raz-de-marée et des catastrophes naturelles. Il ne faut pas non plus qu'il soit trop vivement troublé, ému ou surpris il a juste besoin d'être dépaysé, intrigué et heureusement surpris. La vraie vie oui, mais pas pendant trop longtemps ni au point de vous faire abandonner la votre : il suffit quil y ait un intermède.

Derrière le désintéressement du touriste, il y a aussi beaucoup d'indifférence et d'irresponsabilité face aux dégâts de toute sorte qu'il cause à la nature, à l'environnement, aux groupes humains et à leurs cultures. Le touriste pense quil a pour ainsi dire tous les droits que confère le décrochage d'avec les obligations du quotidien, tous les droits que confère l'état de «vacance» qui suspend en quelque sorte les contraintes sociales. Le tourisme fuit le souci jusqu'à l'insouciance. Il fuit aussi la contrainte ordinaire jusquà la témérité en sengageant dans des aventures dangereuses doù il espère quon viendra toujours le tirer que ce soit au titre des assurances ou de lassistance aux touristes.

Enfin, la perception touristique est faite de sautillements, d'intermittences et d'interruptions ; elle est curieuse mais aussi distraite, instable, sensible aux ambiances et aux atmosphères, sans mémoire autre que celle des prothèses techniques que sont les inévitables et indispensables caméscopes et caméras numériques à travers lesquels on voit ce qu'on ne regarde pas et enregistre ce qu'on s'empressera d'oublier sous prétexte qu'il en reste toujours une trace virtuelle, pour le cas où on en aurait besoin. Houellebecq exagère le trait mais à raison et cest à raison aussi quil fait du tourisme une caractéristique de notre temps et de lesprit de notre temps.

Le plus curieux, maintenant, si lon se retourne en arrière, cest de constater quen fin de compte Naipaul comme Houellebecq terminent de manière également noire :

«Mon appartement sera loué à un nouveau résident. On moubliera. On moubliera vite.» conclut Michel dans Plateforme (p. 370).

«Le seul avantage de cette liberté a été de me faire découvrir que javais un corps ; que je devrai pendant un certain nombre dannées, nourrir et habiller ce corps. Et puis tout sera terminé.» conclut Santosh chez Naipaul (p. 68).

Je ne suis pas certain quil faille y voir une symétrie exacte qui renverrait dos à dos les deux formes de déplacement et déboucherait sur un éloge de la sédentarité. Je crois plutôt que dans les deux cas, on débouche sur des questions didentité lourdes à porter. Lune est lidentité individualiste égoïste dont le touriste cherche à se défaire régressivement dans le plaisir et linsouciance. Lautre est lidentité individualiste tout court, pas encore forcément égoïste, mais que vient à conquérir celui qui fait acte de liberté et choisit sa vie, comme cest le cas pour Santosh. Et la double leçon à partager serait que les identités sont lourdes à porter et quen plus elles apparaissent finalement peu de choses : fragiles, questionnables, «unes parmi tant dautres », tellement sans importance finalement.

Ainsi nous en venons des variétés du déplacement aux problèmes de lidentité : qui suis-je ? Que veux-je être ? Quest-ce que je veux être ? Quest-ce que je ne veux pas être ? Qui je veux oublier ? Qui je veux tuer en moi ? Les déplacements et les expériences sont des pièces dans la construction, la reconstruction, la destruction, la fiction de lidentité. Le touriste de Michel Houellebecq veut oublier qui il est et tout simplement jouir et il en meurt. Limmigré de Naipaul ne sait plus ce quil veut, sinon quil ne veut plus avoir dautres vies jusquau moment, qui viendra sûrement, où il voudra retourner chez lui avoir limpression de retrouver ses racines ou tout simplement voyager comme un touriste «ailleurs».

Finalement, est-il si surprenant que dans notre monde de déplacements les problèmes principaux soient identitaires ? Les variétés du déplacement débouchent en fait sur les incertitudes de lidentité.

Bibliographie

V.S. Naipaul, Dans un état libre, trad.franç., Paris, Albin Michel, 1971

M. Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001.

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