À la rencontre entre l’histoire de la communauté afro-américaine et de l’histoire du monde du travail
Wendy Harding : Grâce à la Commission Fulbright nous avons aujourd’hui le plaisir d’accueillir le Professeur Arnesen. Professeur Arnesen pourriez-vous vous présenter?
Eris Arnesen : C’est bien sûr un plaisir d’être parmi vous. Ma recherche se situe dans le domaine de l’histoire du monde du travail et de la communauté afro-américaine. Je travaille sur l’articulation entre ces deux domaines depuis près de 25 ans. Quand j’ai commencé mes études de troisième cycle en 1980, ces deux domaines étaient plus ou moins séparés, l’histoire de la communauté afro-américaine et l’histoire du monde du travail relevaient de champs historiographiques distincts. Il y avait bien certaines revues, des colloques ou des cours qui traitaient explicitement de l’histoire de la communauté afro-américaine, et il y en avait tout autant pour le monde du travail. Vers la fin des années 70, des historiens ont commencé à explorer de nouvelles pistes pour traiter ces deux sujets conjointement si bien que, lorsque j’ai entamé ma carrière universitaire au début des années 80, un groupe, restreint mais en constante expansion, était en mesure de traiter du facteur de classe dans la communauté afro-américaine et de la composante raciale dans les relations du monde du travail. C’était un moment intense dans le monde la recherche pendant lequel un certain nombre d’entre nous échangeait nos documents de recherche et des critiques concernant nos publications si bien qu’il y avait, entre le début et le milieu des années 80, une pléthore étonnante d’études, selon moi, de haut niveau centrées sur l’intersection, pour ainsi dire, entre le monde du travail et le facteur racial aux USA.

L’étude des dockers de la Nouvelle-Orléans.
W.H. Ainsi, votre thèse traite de l’intersection entre le facteur racial et le monde du travail?
A.E. Oui, ma thèse s’intitule: Les ouvriers portuaires de la Nouvelle-Orléans: Race, classe et politique, 1863-1923, et le livre que j’en ai tiré a été publié sous le même titre. Ce livre analyse la vie de quelques 10 000 dockers noirs et blancs, des ouvriers portuaires dans la ville de la Nouvelle -Orléans dans le sud des Etats Unis. La Nouvelle-Orléans a toujours été un endroit pittoresque et intéressant. J’ai gratté sous la surface des événements pour découvrir les circonstances pendant lesquelles les dockers blancs et noirs avaient eu des interactions pendant une période suffisamment longue, et j’ai trouvé une série importante de documents et de témoignages qui m’ont permis de recréer le monde des dockers et les échanges raciaux dans le monde du travail de cette cité portuaire. À certaines périodes, les noirs et les blancs n’ont dans l’ensemble aucun rapport; ils fonctionnent dans des univers différents, les noirs occupant une position dominante dans certains secteurs, et les blancs dans d’autres. À d’autres périodes, ils s’affrontent. Habituellement, les blancs essayent d’écarter les noirs de certains postes de travail. Mais curieusement, dans les années 1880, les dockers blancs et noirs qui avaient formé des syndicats différents, ont crée une alliance connue sous le nom de conseil exécutif des “Cotton Men” qui s’est donnée pour mission de formuler des principes et des réglementations pour gérer la distribution du travail, la nature du code du travail, les rémunérations, les relations entre les syndicats et avec les employeurs, qui ont forcé les blancs et les noirs a travailler ensemble. Ils ont ratifié des contrats conjointement; ils ont travaillé en bonne entente; ils ont défini un standard unique valable pour les travailleurs blancs et les noirs dans tous les domaines. C’était une avancée très significative dans les années 1880, mais cela n’a pas duré. Après le marasme économique des années 1990, les dockers blancs se sont désolidarisés de leurs homologues noirs et, dans certains cas, ils ont pris les armes et ses sont affrontés aux dockers noirs dans le but de les expulser des docks ou de les exclure de certaines catégories de postes de travail, particulièrement les postes les mieux rémunérés comme ceux de “Cotton Screwmen” (Dockers spécialisés dans le chargement du coton) qu’ils essayèrent de monopoliser. Mais, ce faisant, ils apprirent une leçon particulièrement importante. Malgré leurs conflits avec les Afro-américains et en dépit des sévices qu’ils leur avaient fait subir, ils réalisèrent qu’ils leur était impossible de les expulser du marché du travail. Les travailleurs noirs s’étaient organisés et ils étaient maintenant des syndicalistes avisés; ils maîtrisaient le fonctionnement et les principes du syndicalisme; ils savaient l’importance des actions de groupe et ils refusaient de se laisser évincer. En d’autres termes, ils se rebellèrent et, pour l’ensemble des travailleurs, les conditions de travail et les salaires se détériorèrent de façon dramatique dans le courant des années 1890. Mais, lorsqu’au début du vingtième siècle, l’économie se rétablit et lorsque les employeurs tentèrent d’imposer de nouvelles règles anti-sociales qui accéléraient les cadences de travail, la solidarité passée fut remise au goût du jour. Et, lorsqu’ils envisagèrent les années 1880 avec satisfaction tout en considérant les années 90 comme—comment dirais-je?--une erreur grossière, les dockers blancs décidèrent que leurs intérêts étaient décidemment liés à ceux de leurs homologues noirs, et qu’il leur fallait stabiliser le marché de l’emploi, et que la seule façon pour y parvenir était de faire cause commune. Une nouvelle association fut fondée, le “Dock and Cotton Council”, dans laquelle diverses catégories de travailleurs, de dockers et de débardeurs de coton s’entendirent pour partager le travail à parts égales. D’où le nom qu’ils donnèrent à cette association, le “Fifty/fifty plan.” Les locaux syndicaux furent partagés, les réunions syndicales étaient de temps en temps paritaires, les noirs siégeant d’un côté de la salle et les blancs de l’autre côté. Ils prenaient la parole à tour de rôle. La discrimination raciale n’était pas abolie car l’égalité des noirs n’était pas garantie, mais c’était un progrès considérable par rapport à la situation passée, et c’était une exception considérable dans le climat de ségrégation et d’inégalité raciale qui prévalait dans le Sud à cette époque. Et ce qu’ils découvrirent dans les premières décennies du vingtième siècle, c’est que ce type d’accord interracial concernant les problèmes économiques était parfaitement rentable sur le plan économique. Les salaires augmentèrent, le code du travail s’assouplit et la charge de travail fut définie, si bien que les dockers de la Nouvelle-Orléans étaient enviés par le reste des dockers des Etats-unis. Mais, après la première guerre mondiale, comme bien des histoires, celle-ci finit mal: les employeurs reprirent l’offensive et s’en prirent aux syndicats qu’ils démantelèrent, brisant du même coup l’alliance interraciale. Mais, pendant 23 ans, cette alliance fut un mouvement à la fois merveilleux et exceptionnel dans le Sud américain.

Corrélation entre le progrès économique et l’amélioration des relations interraciales.
W.H. Il semble donc que pour que la concorde et l’harmonie raciales marchent, il soit nécessaire que l’économie fonctionne bien. Est-ce que cette proposition s’accorde avec votre modèle de recherche ? Vous avez étudié la situation des noirs bien plus tard pendant le mouvement des droits civiques. Est-ce que les avancées sociales suivent la prospérité économique ?
E.A. La question est intéressante. Je ne souhaite pas en faire une règle applicable à toutes les situations. La conjoncture a subi des fluctuations dans les années 1880, si bien qu’il n’est pas juste de dire que ce furent des années de prospérité. Certes, les années 90 furent dépressionnaires mais l’économie s’est rétablie et il fallut attendre plusieurs années avant que les blancs et les noirs reconstituent l’alliance qui s’était brisée dans les années 90. Un meilleur contexte économique y a certainement contribué, mais il n’a pas joué un rôle décisif dans le rétablissement de l’alliance. Ce qui a de nouveau rapproché les dockers blancs et noirs au début du vingtième siècle ç’a été une tentative de la part de certains employeurs pour changer les conditions de travail, accélérer les cadences, pendant paradoxalement ce qui était une période de prospérité. Et c’est ce moment que les leaders syndicaux blancs et noirs choisirent pour reprendre leurs pourparlers. Ils se dirent : « Que pouvons-nous faire, dans cette période de prospérité, pour contrecarrer une telle accélération des cadences qui va déboucher sur un surcroît de travail pour des salaires moindres ? » Ils trouvèrent une solution qui était parfaitement viable. Et lorsqu’elle fut mise en place, elle résista au marasme économique des deux premières décennies du vingtième siècle.

L’étude des syndicats de cheminots afro-américains.
W.H. Ainsi vous vous êtes consacré à l’histoire du début du vingtième siècle. Par la suite, vous vous êtes intéressé à des périodes plus contemporaines de l’histoire des relations raciales et du monde du travail. Pourriez-vous nous parler de vos travaux ultérieurs ?
E.A. Mon second livre a été d’une certaine façon similaire à mon premier, mais, par certains aspects aussi, il s’en démarque. Le titre de l’ouvrage est : Brotherhoods of Color: Black Railroad Workers and the Struggle for Equality. (Frères de couleur. Les cheminots noirs et la lutte pour l’égalité) J’ai essayé de trouver une activité économique qui était très différente du travail des dockers. La Nouvelle-Orléans est différente : on peut y observer des types de collaboration ou de solidarité biraciales tout à fait atypiques. Et c’est ce que j’ai fait, mais ce qui m’a motivé, c’est l’observation de ces collaborations. On trouve de la violence et de l’hostilité à certaines périodes, et de la collaboration dans d’autres. Comment expliquer tout ça ? Dans mon second ouvrage, j’ai choisi un secteur d’activité, les chemins de fer, bien connu pour ses divisions raciales extrêmement marquées. Les meilleurs emplois, les meilleurs salaires, les postes les plus qualifiés et les plus enviables étaient, depuis les débuts du chemin de fer jusqu’en 1960, occupés exclusivement par des blancs. Pour être conducteur de locomotives, pour conduire un train ou pour devenir contrôleur, il fallait être blanc. Aucune exception à la règle en Amérique. Les deux catégories immédiatement en dessous : « railway brakemen » et « railway trainmen » (chefs de train) étaient dans les nord entièrement monopolisées par des blancs. Dans le sud, les noirs et les blancs se les partageaient, mais les blancs voulaient évincer les noirs, sans exception. Et, à un échelon inférieur dans les emplois de service, les Afro-américains avaient l’exclusivité. Un porteur dans les wagons-lits était presque automatiquement un Afro-américain. Au début du vingtième siècle, pour être cuisinier ou serveur dans les wagons-restaurants, il fallait être noir. Si vous étiez bagagiste, porteur ou manutentionnaire dans les gares, vous pouviez être noir ou blanc suivant les gares. Mais dans les années vingt, c’était très largement sinon totalement un emploi réservé aux Afro-américains. Dans divers emplois qualifiés ou non, on retrouve la même division marquée en termes de race entre les types de tâches dont il était très difficile de se défaire. Je voulais mettre deux choses en évidence : d’une part, quels étaient les rouages de la discrimination raciale ? Il ne suffit pas de dire, nous sommes racistes et c’est un syndicat raciste. Il y a une division raciste du monde du travail. Tout cela devait être négocié. Les cheminots blancs devaient faire preuve d’imagination pour se donner les moyens d’exclure et marginaliser les noirs. Les dirigeants des compagnies ferroviaires souhaitaient, au moins pour certains postes, employer des noirs. Ils avaient dans l’idée qu’ils pouvaient les sous-payer, les faire travailler plus longtemps, et leur confier des tâches que les syndicalistes blancs refusaient de faire. Et comme les noirs avaient moins d’opportunités sur le plan économique, ils étaient plus susceptibles d’accepter de telles conditions contre l’assurance d’un emploi. Ainsi, comme les employeurs souhaitaient employer des noirs et augmenter la proportion de noirs dans leurs effectifs, les travailleurs ont dû se poser des questions telles que : « Comment se débarrasser d’eux ? Quels règlements devons-nous inventer pour éliminer les travailleurs noirs ou en réduire le nombre ? » Dans certain cas, ils ont eu recours au terrorisme. Au début du vingtième siècle, par exemple, ils se cachaient derrière des rochers dans les montagnes dans le but de tuer les conducteurs de locomotives noirs. Et de très nombreux cheminots noirs furent ainsi assassinés. Dans d’autres cas, ils organisèrent des grèves, des grèves racistes motivées par la haine, pour empêcher l’embauche de travailleurs noirs. Dans d’autres, ils obtinrent par la négociation dans des contrats extrêmement complexes que le nombre des travailleurs noirs soit réduit drastiquement ou progressivement en échange de concessions consenties à leurs employeurs dans des espèces de marchandages. Voilà pour cet aspect des choses. Par ailleurs, comment la discrimination était-elle imposée? Comment les travailleurs blancs sont-ils parvenus à la réduction ou à l’élimination des travailleurs noirs ? Mais ce qui m’a le plus intéressé, c’est la façon dont les travailleurs noirs ont réagi face à cette campagne constante et savamment orchestrée dirigée contre eux ? Comment les travailleurs noirs se représentaient la discrimination au travail ? Quel type de stratégies ont-ils mis au point pour y répondre ? Les traces écrites dont nous disposons dans les archives remontent à la première guerre mondiale. Le gouvernement fédéral s’était emparé des chemins de fer si bien que les documents et la correspondance émanant de voix noires sont abondants. A partir de cette date, il est possible de reconstruire, de situer les organisations créées par les Afro-américains, les arguments qu’ils développaient pour contrecarrer la ségrégation raciale, les alliances qu’ils contractaient, et de comprendre comment leurs objectifs ont évolué. Et il est évident que leurs objectifs ont évolué entre les années 20 et les années 40 ; ils devinrent sensiblement plus militants et plus agressifs sur les problèmes de l’accès à l’emploi. En raison de leurs droits en tant que citoyens américains et de leurs droits constitutionnels, ils estimaient pouvoir occuper tous les types d’emploi auxquels ils pouvaient prétendre, mais le combat était rude et ils se s’y livrèrent en faisant appel à la loi, en organisant des marches de protestation, en témoignant devant des organismes et des commissions fédéraux, et bien sûr, devant les tribunaux. Ils tentèrent de se servir de la loi pour progressivement ébranler la forteresse de la suprématie blanche qui les confinait dans certaines sphères bien déterminées du monde du travail et leur interdisait l’accès à des emplois mieux rémunérés ou mieux qualifiés. C’est ce processus que j’ai essayé de décrire au vingtième siècle, en fait jusqu’aux années 80 avec une petite incursion dans les années 90.

Les droits civiques, époque révolue ou lutte permanente ?
W.H. Oui, parce l’histoire des droits civiques et des avancées de la condition noire telle qu’on se la représente communément, la place dans les années 50 avec un point culminant, en quelque sorte, autour du « Civil Rights Act » dans les années 60. Mais votre étude montre qu’en réalité cette lutte n’a jamais cessé depuis la guerre de Sécession. Y a-t-il un moment dans l’histoire pendant lequel cette lutte a connu quelque répit ?
E.A. Il n’y eut vraisemblablement aucun répit, mais cette question demande une réponse un peu plus nuancée. Certains se représentent l’histoire de la nation afro-américaine comme une longue lutte pour la liberté qui précède l’Emancipation et la fin de la guerre de Sécession et se continue jusqu’à nos jours. Et d’un certain point de vue, c’est parfaitement vrai. Il y a des dizaines de livres et d’innombrables articles qui relatent avec la plus grande richesse de détails les luttes des Afro-américains depuis avant la guerre de Sécession jusqu’à nos jours. À n’importe quelle époque, il est possible de trouver des voix discordantes, des voix éloquentes qui dénoncent l’iniquité de la discrimination raciale et de l’exclusion. Je ne suis pas sûr qu’il soit utile d’envisager les choses de façon aussi globales parce que les différences entre les périodes entre les différents mouvements, les différentes organisations sont souvent extrêmement grandes. Lorsque j’ai procédé à des enquêtes orales au contact des travailleurs noirs, en discutant avec eux, par exemple de leurs conditions de vie dans les années 30 ou 40, en tant qu’historien patenté bien au fait, comme vous l’imaginez, de l’histoire des droits civiques, je leur posais des questions du type : « Alors vous participiez au combat pour les droits civiques dans cette période ? » Et ils me regardaient en disant : «Pas vraiment mais, au fait, oui, d’une certaine façon. » Mais ce n’est pas ainsi qu’ils se représentaient les choses. Ils luttaient pour retrouver leur dignité au travail, ils luttaient pour se faire entendre et ils ne considéraient pas cela comme des droits civiques. D’autres au contraire n’en étaient pas conscients. Il est impossible de consulter l’histoire de la confrérie des porteurs des wagons-lits de 1925 jusqu’à nos jours sans réaliser qu’il s’agit d’un syndicat orienté vers les droits civiques. Toutes les actions de la confrérie portent la marque des droits civiques. Ils s’efforçaient d’obtenir plus de digité pour les personnels de service noirs dans les chemins de fer. Ils connaissaient l’histoire du peuple noir. Ils connaissaient parfaitement les épisodes de la lutte pour les droits civiques et les luttes contre les inégalités dans les périodes antérieures. Et ils se sont servis de cette histoire, ils ont bâti à partir de cette histoire et ils en ont parlé dans leurs journaux syndicaux. Leurs leaders l’ont invoqué pour renforcer l’esprit de corps et la motivation parmi les ouvriers de la base et ils s’en prennent très distinctement aux inégalités sur le marché du travail tout en dénonçant le traitement imposé aux travailleurs noirs. Ils s’en prennent également aux inégalités au sein même du mouvement ouvrier. Plusieurs syndicats au sein de la Confédération Américaine du Travail pratiquaient la discrimination. Et ils le faisaient ouvertement. On pouvait lire dans leurs règlements des dispositions telles que : « Seules peuvent adhérer les hommes de race blanche de plus de 18 ans. » Et c’est tout, ce qui signifiait qu’aucun Afro-américain, aucun Mexicain ou Asiatique américain ne pouvait adhérer. Il s’agissait de monopoles blancs. D’autres étaient plus prudents. Ils ne l’écrivaient pas noir sur blanc, mais ils avaient des usages selon lesquels, pour devenir membre, il fallait trouver quelqu’un pour vous recommander. Ce qui fait que si vous étiez femme ou noir, vous n’aviez aucune chance. Et si jamais quelqu’un se risquait à faire une chose aussi insensée, il n’avait aucune chance d’être admis par ses camarades dans la loge syndicale. Ces mesures dissuasives étaient bien réelles. D’autres acceptaient des noirs d’un statut syndical inférieur ou de second rang. « Soit, disaient-ils, vous pouvez adhérer au syndicat des chaudronniers de l’industrie navale, mais vous n’appartiendrez pas réellement au syndicat, vous aurez le statut d’auxiliaire. Vous n’aurez pas le droit de vote et vous ne pourrez pas élire les délégués. Nous vous représenterons, mais il faut payer la cotisation syndicale.» On ne peut pas parler dans ces conditions de syndicalisation. Au milieu du vingtième siècle, la confrérie des porteurs de wagons-lits s’attaqua directement à la A. F. of L. (Fédération Américaine du Travail), puis au Congrès des Organisations syndicales, pour dénoncer la discrimination. Ils savaient ce qu’ils faisaient, ils savaient qu’ils étaient des syndicats engagés dans la lutte pour les droits civiques. Et plusieurs autres syndicats firent de même. Maintenant, quant à savoir de façon plus large, à quel moment situer le début de la lutte pour les droits civiques, la date le plus souvent retenue est, soit 1954 avec l’arrêt de la Cour Suprême concernant le conflit entre Brown et les autorités scolaires, rendant la ségrégation illégale dans les écoles, soit plus vraisemblablement, les années 1955-56 qui coïncidèrent avec le boycott des bus de Montgomery à Montgomery dans l’Alabama pour protester contre la discrimination dans les transports en commun. C’est à cette date que Martin Luther King Jr. fait son apparition comme leader régional et national dans la lutte pour les droits civiques. La « Southern Christian Leadership Conference » se constitua et le mouvement moderne était lancé. Mais, ce que les historiens ont montré au cours des dernières décennies, c’est qu’il existait un mouvement pour les droits civiques bien avant le mouvement pour les droits civiques proprement dit. Et, dans les années 30 et 40 plus particulièrement, il y avait de nombreuses organisations dans le Nord, mais aussi dans le Sud qui s’étaient fixé comme objectif de dénoncer la ségrégation et les inégalités raciales, et dans une certaine mesure, il s’agit d’un mouvement distinct mais dans bien des cas, les personnages clefs, ceux qui s’engageaient et participaient à ces mouvements apportaient leur soutien et leurs aides financières qui allaient constituaient la base à partir de laquelle le mouvement moderne allait prendre son essor. Mais l’histoire de ce mouvement ou de cet ensemble d’organismes est bien connue des historiens, même si elle n’a pas été complètement intégrée à l’idée qu’on se fait généralement de ce qu’a été le mouvement pour les droits civiques. Cela commence à venir mais il reste encore du chemin à parcourir.

Les conflits raciaux dans le monde du travail pendant la « grande migration »
W.H. Votre livre le plus récent sur les revendications des noirs et la « grande migration » a-t-il toujours pour thème l’histoire du monde du travail et des conflits raciaux ?
E.A. Oui, il prend comme point de départ la migration des Afro-américains du sud vers le nord pendant la première guerre mondiale et pendant les années 20. Cette période de l’histoire américaine est connue sous le nom de « grande migration. » Ce sont probablement plus de 500 000 Noirs du sud qui émigrèrent vers le nord, et ils ont pu le faire parce que pour partie, pour la première fois, des emplois leur étaient offerts dans l’industrie. La première guerre mondiale avait réduit le nombre d’émigrants en provenance d’Europe qui venaient travailler dans les usines du nord et du Midwest. L’émigration était presque tarie. Et puis, il faut tenir compte de la conscription qui en 1917 et 1918 a absorbé des centaines de milliers d’Américains. Il y eut donc une pénurie de main d’œuvre. Pour la première fois, les industriels, qui étaient habitués à employer de la main d’œuvre immigrée d’Europe, se trouvèrent confrontés à un problème. Que faire ? Ils franchirent la barrière idéologique des sexes en choisissant pour la première fois des femmes pour certains emplois. L’expérience fut de courte durée. Ils embauchèrent aussi des hommes afro-américains en assez grands nombres. Et alors qu’après la guerre certains perdaient leur emploi, d’autres se maintenaient dans les industries de base. Ils se maintenaient dans les industries du conditionnement, dans les aciéries, dans la construction automobile et dans de nombreuses autres activités. Et leur nombre ne cessa de grandir dans le courant des années 20. Ainsi, l’une des choses que j’observe, c’est l’histoire de la migration des hommes, comment des ruraux du sud sont devenus des citadins du nord. Je voulais étudier en plus des flux migratoires, la dynamique politique et sociale qui a accompagné cette transformation. Il ne s’agit pas seulement d’Afro-américains se déplaçant vers le nord, il s’agit de travailleurs sudistes passant d’un milieu à un autre. Ainsi, je voulais voir comment ils avaient été accueillis, comment ils se situaient sur le marché du travail du nord, les obstacles auxquels ils étaient confrontés dans le nord, leurs contacts avec les syndicats qui dans certains cas ne leur furent pas hostiles et je voulais aussi observer leur mentalités dans le contexte plus large de ce que l’on a appelé les « Nouveaux Noirs » qui se définissaient par leur opposition à Booker T. Washington, à l’ « accomodationisme », par une forme plus progressive d’action politique. C’est alors qu’on découvre l’émergence d’une nouvelle génération d’activistes politiques noirs qui sont pressés, qui ne veulent plus attendre, qui ne veulent pas se laisser faire et qui ne veulent pas attendre que les choses se fassent d’elles-mêmes. Des gens comme A. Phillip Randolph ou Chandler Owen, basés à New York, et bien d’autres encore en d’autres lieux sont devenus des leaders politiques extrêmement actifs. Il ne mâchaient pas leurs mots, ils faisaient clairement savoir ce qu’ils voulaient et leurs revendications étaient extrêmement pressantes. Dans le même temps, alors que ces hommes ne représentent qu’une fraction de l’opinion de la communauté noire, un autre mouvement est en train de s’amorcer. J’ai observé dans les communautés ouvrières afro-américaines un nouvel état d’esprit, une volonté nouvelle de repousser les barrières raciales. Cela ne fait pas normalement partie de l’histoire du mouvement pour les droits civiques, mais on voit des bagarres éclater dans les tramways qui conduisent au travail les ouvriers blancs et noirs des chantiers navals de Savannah en Géorgie. Vous voyez des ouvriers noirs quitter leurs postes de travail dans les ateliers du chemin de fer ou sur les docks au Texas ou en Louisiane parce des blancs ont brutalisé des noirs, parce que quelqu’un a été injustement arrêté ou parce quelqu’un a été tabassé. Ils cessaient le travail et quittaient leur lieu de travail. On voit, à Mobile dans l’Alabama, des femmes noires travaillant dans les blanchisseries former des syndicats, se mettre en grève, et se faire arrêter en grands nombres.Vous voyez des hommes et des femmes noirs dans de nombreuses communautés du sud prendre publiquement des risques qu’ils n’auraient pas pris auparavant et d’autres faits que la presse de l’époque ne relate pas. Cela fait partie, selon moi, du phénomène du « Nouveau Noir » qui se traduit par une nouvelle impatience, une intention nouvelle de prendre des risques. Dans certains cas, il s’agit de phénomènes collectifs : ils forment des syndicats, ils organisent des groupes de protestation. Dans d’autres, il s’agit d’initiatives individuelles. Mais, en examinant les journaux afro-américains du sud ou les archives fédérales, on trouve un récit des luttes des noirs qui, selon moi, n’a pas été abordé dans l’historiographie, qui est à peine évoqué dans l’histoire et qui donc demande une étude approfondie. C’est ainsi que j’ai essayé de réunir toutes ces pistes de recherche pour mettre en évidence à la fois les migrations géographiques et les représentations idéologiques associées aux défis et aux opportunités de la période correspondant à la première guerre mondiale.

L’historien et ses sources
W.H. Comment choisissez-vous les sources dont vous allez vous servir ? Parce que vous avez parlé d’histoire orale, de journaux noirs, de décisions de justice et d’archives syndicales. La documentation requise semble extrêmement abondante. Comment choisissez-vous parmi toutes ces sources.
E.A. Il ne faut rien exclure. Mon principe directeur est que, si une source existe, vous avez l’obligation de l’étudier. Pourtant, d’un certain point de vue, je pense que je suis allé trop loin dans cette voie pour écrire Brotherhoods of Color (Frères de couleur), parce que j’ai passé beaucoup de temps à rechercher tous les nouveaux journaux noirs que je n’avais pas explorés systématiquement, et dans bien des cas, je suis tombé sur des doublons : les mêmes faits et, parfois littéralement, les mêmes articles qui décrivaient les mêmes phénomènes parfois dans des termes similaires. Dans d’autres cas, il y avait des différences. Mais, quand il s’agit décrire l’histoire, particulièrement l’histoire des groupes sociaux sur lesquels on ne sait pas grand chose, comme les cheminots par exemple, on a l’obligation d’utiliser toutes les sources et tous les outils dont on dispose. Et lorsque j’ai abordé ce projet, je n’avais aucune idée sur l’existence de ces sources. J’ai commencé par écrire un article sur une période très limitée. Je mes suis contenté d’effleurer les événements puis je me suis dit qu’il devait y avoir des archives sur le sujet dans les Annales de l’Administration des Chemins de fer–pas très prometteuses au premier regard—qui traitent des revendications et des requêtes des travailleurs noirs ; personne ou très de peu de gens y avait eu accès ou les avait utilisées. Ainsi, j’ai commencé à explorer en surface et je me suis dit : « Voici une affaire dont j’ignore à peu près tout et qui ne figure pas dans l’historiographie. Je n’ai aucune idée vers où ce fil—pour changer de métaphore—si je le tire, va me conduire. Mais selon moi, c’est cela le rôle de l’historien : tirer des fils, partir à l’aventure vers une destination inconnue. Et les sources me conduiront vers de nouvelles découvertes, de nouvelles conclusions. Je veux apprendre des choses en chemin car si je sais vers quelle conclusion je m’achemine, le voyage sera très ennuyeux et il sera très difficile de me convaincre de passer, de très longues périodes de temps aux archives, à lire ces journaux ou à essayer de déchiffrer les élément divers que je rencontre. » Ainsi, lorsque j’ai commencé, je ne savais pas grand-chose sur l’industrie ferroviaire. Je connaissais les porteurs de la compagnie Pullman parce que c’est un syndicat conscient de sa propre histoire qui a laissé derrière lui de très abondantes archives en de nombreux lieux accessibles aux chercheurs qui sont ainsi en mesure de reconstruire leurs activités. Mais, en ce qui concerne les porteurs de gare ou « Redcaps, » je dois avouer que dans ma jeunesse, il n’y avait plus beaucoup de « Redcaps » et dans les trains de la côte est, le service était devenu bien médiocre. Amtrak était la seule compagnie de chemin de fer et il n’y avait plus aucun porteur Pullman chez Amtrak. Les serveurs de wagons-restaurants avaient été remplacés par des comptoirs où l’on servait diverses nourritures à réchauffer au micro onde, si bien je n’avais jamais vu de ma vie de « Redcaps » à la gare Union Station de Washington D.C. Ou bien, si j’en avais vu, je n’y avais pas prêté attention. Un jour, dans la bibliothèque—peu fréquentée pas les historiens—d’histoire du monde du travail de Washington D.C.--il n’y pratiquement que des juristes ou des politiques qui consultent les archives récentes--je suis tombé par hasard sur un journal datant des années 30, de l’année 1937 ou 38, qui s’appelait Bags and Baggage. Je ne le cherchais pas et je n’en avais jamais entendu parler auparavant. Je l’ai ouvert, je m’y suis penché et j’ai lu : « Confrérie Internationale des Redcaps, » et je me suis dit : « De quoi peut-il bien s’agir ? » Je n’en ai jamais entendu parler. « Redcaps »? Qu’est-ce que c’est ? » Je pus m’en faire une idée assez claire à partir de ma lecture et je découvris que j’étais en présence d’un syndicat Afro-américain avec une orientation très claire vers les droits de l’homme qui n’était mentionné nulle part dans la littérature historique. Je suis retourné. J’ai fait des recherches plus poussées. Je découvris qu’il y était fait mention dans quelques revues dans quelques revues sociologiques mais c’était tout. J’étais persuadé que je venais de faire une découverte. Alors, je me suis mis à débrouiller l’écheveau, j’étudiais ces sources, et j’en trouvais de nouvelles si bien que j’ai consacré un chapitre entier au lieu de travail et aux gares que ce groupe particulier d’hommes fréquentait, puis aux les syndicats qu’ils ont constitués, ainsi qu’à leurs activités des années 30 aux années 50. Ainsi, j’ignorais que ces matériaux se trouvaient en ce lieu. Je ne savais même pas qui étaient les « Redcaps. » Et il y a d’autres groupes semblables pour lesquels nous ne possédons aucune source. Les archives des stewards de wagons-restaurants. On ne sait plus où elles se trouvent. Les journaux n’existent plus. Dans la cas de nombreuse petites organisations, ces documents ont été détruits. Perdus au cours d’une inondation ou à la suite d’un incendie. Ecrire leur histoire sera très, très difficile. J’ai découvert au Texas les archives des personnels noirs de service dans les chemins de fer, les « Personnels Noirs des chemins de Fer, » de très nombreux cartons, non catalogués, non triés, mis à ma disposition par les Archives. Un matériau formidable, inespéré. Mais il y a encore de nombreuses organisations comme celle-là dont les archives ont disparu et dont l’histoire ne sera jamais écrite. Pourtant, si elles existaient, je pense que je les aurais trouvées et je les aurais consultées. J’aurais pu développer certains thèmes ou ajouter un paragraphe ici ou là. En conclusion, ma philosophie est que si une archive existe quelque part, il faut la consulter

Histoire orale, Mémoire et Rôle de l’historien.
W.H. Est-ce que vous combinez les documents écrits avec des interviews ou des sources orales ?
E.A. Oui, bien sûr. Pour mon livre Brotherhoods of Color, les sources orales se sont avérées précieuses. J’ai interviewé un certain nombre de serveurs de wagons-restaurants afro-américains, quelques « Redcaps » aussi, dont certains avaient franchi les barrières de race pour devenir contrôleurs ou conducteurs de locomotives dans les années 60 et 70, emplois qui étaient exclusivement occupés par des blancs avant le « Civil Rights Act » de 1964. Cela m’a permis de m’informer sur la génération des pionniers qui, dans les années 60, se sont emparés de ces emplois ; cela m’a permis aussi d’observer la transition qui s’est opérée à cette époque. Qu’est-ce que cela faisait d’être le premier homme à conduire une locomotive après le « Civil Rights Act » dans la compagnie Illinois Central? Et il faut dire que la situation n’était pas brillante. Ce n’était pas le type de choses que j’aurais pu connaître si je m’en étais tenu aux documents écrits. Seules les sources orles pouvaient m’en donner la clef.
W.H. Vous faites donc appel à la mémoire des hommes. Pensez-vous qu’il y a une différence dans la mémoire entre le souvenir rapporté par la mémoire des hommes et le même souvenir tel qu’il est relaté par l’historien ?
A.E. Bien sûr. Toutes les sources subissent un processus de construction. Toutes reflètent d’une certaine façon les préconçus de leurs auteurs. Je me sis aperçu que, lorsque j’interviewais de cheminots afro-américains, plus je connaissais le sujet dont nous discutions et plus je posais des questions pertinentes et plus nombreux étaient les prolongements que j’entrevoyais. Quand j’ai interviewé une homme de plus de 80 ans, un vieux militant noir communiste, Ishmael Flory—un homme remarquable—à Chicago, au début des années 90, je connaissais une foule de choses à son sujet que j’avais lues dans la presse afro-américaine. J’avais parcouru pendant de nombreuses années des articles qui mentionnaient Ishmael Flory. Ainsi quand je suis venu l’interviewer, j’avais une idée plus claire que lui sur son passé. Par moments, j’avais une meilleure connaissance de ses années de jeunesse que lui-même. Lorsque nous avons commencé à parler, je lui ai posé des questions comme : « Mais, bien sûr, vous étiez à la Fisk University au début des années 30, vous en avez été expulsé pour avoir manifesté contre la façon dont les musiciens noirs de l’université étaient traités par le public des blancs, pourriez-vous m’en parler ? », et il me répondit : « Bien sûr. » Et donc, c’était des événements auxquels il n’avait pas songé depuis des années sur lesquels je disposais d’informations, sur lesquels je pouvais l’interroger et ajouter des compléments si bien que, d’une certaine façon, j’étais à même de reconstruire sa propre vie à partir des articles que j’avais lus dans le Chicago Defender, et autres journaux. A la Bancroft Library en Californie, j’ai découvert un rapport d’espionnage qui relatait une réunion où Flory s’était trouvé. Je lui rappelais ce fait et lui de répondre : « Où diable avez-vous trouvé cela ? » Et nous nous sommes mis à échanger des propos en nous servant de ce document écrit pour susciter des questions et affiner les souvenirs qu’il en avait conservés. Dans d’autres cas, vous procédez à l’aveuglette, et il faut être prudent, il faut écouter attentivement, et je n‘étais pas en mesure d’associer le contexte parce que je connaissais pas suffisamment le sujet abordé par mes informateurs. Mais, plus je faisais d’interviews et plus mes questions étaient pertinentes ; je posais des questions comparatives du type : « Tel out tel dans cette ville a perçu les choses de cette façon. Qu’en pensez-vous personnellement ? En quoi vos impressions recoupent-elles ou divergent par rapport aux leurs? Ainsi, nous entretenions quelque chose qui ressemblait plus à une conversation. Mais il faut toujours garder à l’idée que nous avons à faire à des souvenirs et que la mémoire des gens est imparfaite, que nous avons tendance à romancer notre passé, et moi-même lorsque je restitue ces histoires, je les relate comme des histoires. C’est ainsi que je les ai reçues et il est fort possible qu’elles ont été déformées par mes informateurs. Je pense, après de nombreux interviews de ce type, que l’orientation générale de ces histoires est exacte dans l’ensemble. C’est ma conviction profonde.

Biographie et télévision : les formes vulgarisées de l’histoire
W.H. L’un des vos projets récents est une biographie de Randolph. Pourriez-vous nous dire ce qui vous a amené à entreprendre ce projet ?
E.A. En écrivant Brotherhoods of Color, je suis tombé de nombreuses fois sur le nom d’un certain Phillip Randolph. Il est partout dans les relations de travail à partir des années 20. Mais je n’écrivais pas un livre sur Randolph. Ni sur les porteurs de wagons lits. D’autres l’avaient fait. Je m’y étais un peu intéressé mais ce n’était vraiment pas mon sujet principal. Et pourtant, Randolph, l’ombre portée de sa présence, était partout et certains aspects de la vie de Randolph n’avaient pas été suffisamment traités dans l’historiographie. Ainsi, ma nouvelle orientation vers la biographie par opposition avec le récit ou l’analyse historiques se justifiait tout naturellement. Hill and Wang, maison d’édition américaine, lançait une nouvelle collection consacrée aux biographies, et l’un des responsables de cette collection m’a contacté pour me dire qu’il s’intéressait aux relations dans le monde du travail. Il m’a demandé qui pouvait être digne de figurer dans cette collection pour représenter les syndicats et le monde syndicaliste. Le premier nom qui m’est venu spontanément à l’esprit a été celui de A. Phillip Randolph. Il m’a aussitôt demandé : « Voulez-vous écrire ce livre ? », et quelques instants plus tard, je lui ai répondu : « Oui, avec plaisir. » J’avais déjà les bases documentaires pour mener ce projet à terme. J’avais écrit un essai entièrement consacré à Randolph, mais je savais qu’il restait des questions que je souhaitais explorer plus avant. Et comme j’avis cette base de documentation, je n’étais pas dépaysé, j’étais bien informé et je savais exactement ce qui me restait à explorer. Je savais que ce serait un projet agréable et mobilisateur, ce qui se réalisa.
W.H. Est-ce que cela signifie que vous avez écrit une histoire différente, une histoire plus vulgarisée ? Et dans ce cas, pourriez-nous nous dire quelles sont les différences entre l’histoire universitaire et l’histoire telle que vous l’avez abordée pour ce nouveau projet ?
E.A. Oui. Il y a quelques années, j’ai relu mon premier livre. Je devais l’enseigner ou bien, je l’ai prêté à quelqu’un d’autre, et cela m’a donné une occasion de le relire. Et vers la fin de ma lecture, je me suis dit : « Mon Dieu ! que c’est long et tous ces détails ! » C’est un ouvrage universitaire. Il est écrit dans un certain style, avec des notes abondantes qui en font une contribution originale. J’ai découvert des choses qui avaient échappé à d’autres chercheurs. J’ai fait l’histoire dune période comme personne ne l’avait fait auparavant. Il s’agit d’un authentique contribution historique mais elle n’a d’intérêt que pour les autres universitaires, ou pour ceux qui travaillent dans le champ de recherche des relations de race ou sur le monde du travail à l’exclusion du grand public. Si bien que j’ai essayé quelque chose de différent dans mon second livre, j’ai essayé de toucher un public plus large. Le livre a donc une démarche et une tonalité différentes. Il comporte toujours de nombreuses notes, des notes abondantes que les éditeurs n’apprécient pas forcément, car ils pensent que les notes risquent de dissuader les lecteurs non universitaires. Dans ce livre, je m’efforce donc d’écrire dans une prose agréable et claire sans les complications du débat historiographique sur les différentes interprétations, qui caractérisent mes écrits à l’intention de la communauté universitaire. Aussi, je me suis attaché plus spécialement à l’aspect littéraire, au récit de la vie de cet homme, à ses options politiques, et aux luttes dans lesquelles il s’est si profondément investi. Si vous consultez les libraires américains, Barnes & Noble par exemple, vous découvrirez de nombreux livres d’histoire, particulièrement sur les présentoir de l’entrée du magasin, espace acheté par les éditeurs pour faire leur publicité. Les rayons ‘histoire’ sont aussi bien garnis. Je n’ai pas fait de recherche spécifique mais je suis sûr que la plupart des livres d’histoire que vous voyez sur les présentoirs de l’entrée ne sont pas écrits par des historiens universitaires. Ils ont été écrits par des écrivains. Je fais pas mal de recension d’ouvrages pour le « Chicago Tribune » et quelques autres journaux. Je lis donc un grand nombre de ces livres d’histoire grand public écrits par des non universitaires à l’intention du public en général. Leur approche de l’histoire est différente : dans bien des cas, ces ouvrages font un récit beaucoup plus attrayant. Ils sont plus attentifs au style, à la tonalité du récit et au mode de présentation. Ils apportent rarement une contribution authentique à l’histoire. Ils ne sont pas toujours originaux. Souvent, ils s’appuient sur des recherches réalisées par des universitaires. Si ces recherches n’existaient pas, ces livres n’auraient pas été écrits. Et cependant, ce sont ces livres et non les ouvrages de fond qui sont lus par le grand public. Dans la mesure où ils sont écrits avec élégance, je peux le comprendre. Mais si l’on considère que certains de ces auteurs ne sont pas nécessairement des historiens professionnels ou des chercheurs universitaires et qu’ils se contentent de se servir de lieux communs et/ou des recherches effectuées par d’autres, c’est peut-être regrettable. Il y a donc un fossé entre les publications universitaires et l’histoire vulgarisée. Mais, heureusement, un grand nombre d’universitaires américains ont compris que leur lectorat est limité par le fait qu’ils écrivent dans un style et selon une approche destinés uniquement aux universitaires. Ce type d’écrits doit trouver sa place dans les revues savantes. On peut continuer et il est même nécessaire d’avoir ce type d’échanges, mais il n’est pas nécessaire d’y consacrer tout ce que nous écrivons. Il est possible de faire connaître d’authentiques recherches avec dans l’esprit un public plus large. Il m’arrive en plaisantant avec mes amis de leur dire que j’ai passé dix ans à écrire mon premier livre et dix autres années à écrire le second, et dans les deux cas, mes lecteurs sont le plus souvent des universitaires. Est-ce que je veux passer encore dix ans à écrire un livre qui ne sera lu que par mes collègues ? Même si j’éprouve du respect à leur égard et si j’apprécie leur opinion, je m’y refuse. Il y a des histoires dans la grande histoire américaine que je veux raconter, il y a des choses que les lecteurs doivent lire, et donc je veux écrire à l’intention de ces lecteurs, et pas seulement pour les universitaires qui forment un public plus restreint, plus limité et plus étroit. Mais, comme je vous l’ai dit, heureusement, de plus en plus d’universitaires américains partagent mon sentiment que nous devons communiquer et partager notre savoir avec le grand public et pas seulement entre nous.
WH. Est-ce que cela veut dire que votre nouveau livre n’aura pas de notes de bas page ?
EA. Mais si, il y aura des notes. Je ne peux pas écrire sans notes. Je suis persuadé de l’importance des notes. Elles sont le garant de notre honnêteté intellectuelle. Elles donnent des indications que d’autres peuvent suivre pour approfondir le sujet. L’histoire que je raconte est en partie originale, produit de mes recherches, mais je m’appuie aussi sur les travaux de bien d’autres chercheurs. Je suis redevable à de nombreux autres individus qui ont écrit des livres formidables dont certains sont des vulgarisations et d’autres des ouvrages universitaires. Et l’honnêteté intellectuelle vous contraint de faire connaître l’origine de vos informations à votre lecteur en disant : « Voici d’où je viens et voici ce que j’ai appris au près d’autres gens. » Ainsi, il n’y aura pas des notes fleuves mais pour être crédible il faut faire savoir à votre lecteur sur quelles fondations vous bâtissez votre édifice. Voici d’où viennent mes citations. Voici d’où j’ai tiré ces arguments. Donc oui, je pense que les notes de bas de page sont essentielles. Je ne peux m’en passer et je ne m’en passerai pas.
W.H. Que pensez-vous des programmes de télévision qui traitent de l’histoire ? Pensez-vous que dans un documentaire d’une heure on peut couvrir un sujet comme, par exemple, la guerre de sécession ? Peut-on apporter suffisamment d’informations et de nuances ? Pour beaucoup de gens, l’histoire se résume à ça. Quel est votre sentiment sur ce point ?
E.A. Pour répondre en deux mots, oui, je pense que c’est possible. Est-ce que c’est toujours le cas ? Est-ce que ces émissions parviennent à communiquer fidèlement et exactement les nuances et les complexités du passé ? La réponse est non mais, dans bien des cas, elles y parviennent, pas toutes mais certaines en tout cas. La télévision publique aux USA, PBS (Public Broadcasting Corporation), diffuse de très nombreuses séries historiques ou biographiques d’une, deux, cinq ou douze heures qui, à des degrés divers, restituent la complexité du passé. La chaîne de télévision « The History Channel » me paraît une entreprise importante. Ils ont tendance à se concentrer sur les batailles ou sur la guerre, ce genre de choses. Et dans ces cas-là, il me semble qu’on perd certaines nuances mais dans les meilleures émissions, le résultat est satisfaisant. Et ces programmes deviennent d’excellents outils pédagogiques qui peuvent être ensuite diffusés dans les écoles à des fins didactiques. Il existe un très bon documentaire biographique sur A. Phillip Randolph. Maintenant, faut-il s’en contenter ? Certainement pas. Y a-t-il dans ce film des choses que je vais explorer et que j’explore qui n’y figurent pas ? Bien sûr. Mais si l’on considère que le film ne dure qu’une heure, ce n’est pas si mal. J’y ferai référence. Je suis heureux que ce film existe. Je l’aurais peut-être fait différemment mais j’ai beaucoup de respect pour les scénaristes et les réalisateurs de ce documentaire. Il s’agit d’une bonne et solide introduction à partir de laquelle des étudiants peuvent ensuite construire leur parcours de recherche.

La carrière complexe de A. Phillip Randolph
W.H. L’un des mots que revient souvent en relation avec vos recherches historiques, c’est le mot complexité. Je me demandais si la vie de A. Philip Randolph était marquée par ce genre de complexité. Y a-t-il dans sa vie des changements à chaque décennie ? Qu’avez-vous trouvé ?
E.A. La complexité est importante. Je pense que beaucoup de gens, parfois des universitaires, aiment simplifier les choses : « Nous allons transformer tout cela en une fable morale, rendre tout cela plus compréhensible. Il y a des enseignements à tirer et je vais vous les présenter. C’est ce que j’essaie le plus possible d’éviter. Évidemment, j’ai été intrigué par la personnalité de Randolph. Je pense que sa vie est importante. Il y a beaucoup de choses dans sa vie que j’admire et que je respecte mais je prends soin de ne pas le placer sur un piédestal au dessus de toutes critiques. Quant sa vie, elle est éminemment complexe. C’est un homme politique et il se positionne par rapport aux courants politiques de son époque. Pendant la première guerre mondiale, il se définit comme un Afro-américain socialiste radical ; après la guerre, ses positions deviennent moins radicales et il professe des opinions plus, comment dirais-je, écuméniques à l’égard des organisations et des commerces noirs qui, par exemple, font de la publicité et sont représentés dans des magazines comme The Messenger. Il devient leader syndical et cette position contribue à limiter sa marge de manœuvre. Il y a des choses qu’il peut faire et d’autres qu’il ne peut pas se permettre car elles comportent des risques. Il représente à présent des milliers de porteurs afro-américains de la compagnie Pullman. Sa fonction est de défendre leurs intérêts, de soutenir et faire accréditer un programme qui leur permettra de gagner aux élections et de gagner des contrats. Mais, son but c’est également de changer l’opinion, particulièrement au sein de la communauté afro-américaine, concernant le syndicalisme. Ainsi, on le voit prêcher l’évangile du syndicalisme à une époque où de nombreux leaders afro-américains ont peu de sympathie pour les syndicats. Pourquoi ? Parce qu’ils sont racistes. « Peu importe, dit Randolph, de toutes façons, les syndicats noirs et la collaboration interraciale est nécessaire pour faire avancer la cause des travailleurs noirs. » Ainsi, il fait changer l’opinion. A la fin des années 30, il travaille avec les communistes, même s’il n’a pas beaucoup d’affinités avec eux. A un certain moment, il ne supporte pas leur changement de ligne politique, et il devient farouchement anti-communiste à une époque où l’anti-communisme est moins populaire qu’il ne le deviendra plus tard. Cela veut dire qu’il est ouvert à certaines alliances et hostiles à d’autres. En tant que leader syndical, il livre des batailles juridiques parce qu’il a le sentiment que cette tâche lui incombe, mais pas nécessairement parce qu’elles sont dans l’intérêt du plus grand nombre. En tant que membre de l’ « American Federation of Labor », et plus tard de l’ « AFL-CIO, » il engage des luttes pour faire tomber les barrières de race dans le monde du travail organisé, mais il y a des limites qu’il se refuse à franchir parce qu’il a des objectifs spécifiques. Il se refuse à rompre avec le travail organisé en dépit de ses problèmes. Sa fonction consiste à faire adopter par un nombre suffisant de leaders et de membres de l’ « AFL-CIO » des postions plus progressives. Ainsi, les temps changent et ses positions changent également. Ce qui ne change pas, c’est sa vie toujours au service des luttes pour les droits civiques depuis déjà les années 1910 jusqu’à la fin des années 60 et le début des années 70.

La manifestation de mars 1963 à Washington
WH : Ce qui reste à l’esprit à propos de la manifestation de mars 1963 à Washington, c’est le discours où la phrase : “I have a dream” a été prononcée. Mais, en, fait il semble, d’après vous, que cette manifestation était l’idée de Randolph. Pourriez-vous nous dire quel a été son rôle dans ces événements ?
EA. La manifestation était l’idée de Randolph et de Bayard Rustin, un autre leader afro-américain militant des droits civiques dont on commence seulement maintenant à comprendre le rôle. Une très bonne biographie écrite par l’un de mes collègues vient de paraître. En 1941, Randolph lança l’idée d’une marche sur la capitale. Il proposait de réunir 10 000—puis il a cité 100 000—manifestants noirs dans la capitale pour protester contre l’exclusion des travailleurs noirs dans les usines de matériel de guerre qui commençaient à se mettre en place—ce que l’on a désigné sous le nom de « defence jobs » (emplois de défense), et contre la ségrégation dans les services militaires et les forces armées. Cette manifestation a nécessité beaucoup d’organisation préalable. Il est impossible de savoir s’il aurait réussi à rassembler les 100 000 personnes. J’ai le sentiment qu’il y avait pas mal de bluff dans sa démarche mais on n’en sait rien au juste. Il aurait pu réussir. Il finit par convaincre, malgré ses réticences, le Président des Etats Unis, Franklin Roosevelt, de signer l’ordonnance 8802, qui abolissait la discrimination dans les industries de défense nationale—rien au sujet des forces armées—et qui instituait le « Fair Employment Practices Committee » (Commission des pratiques équitables dans le monde du travail) dont la tâche était d’instruire les plaintes concernant les discriminations dans les industries de défense. Randolph annula la manifestation. Vingt ans plus tard le mouvement pour les droits civiques prend de l’ampleur et Randolph et Rustin, qui avait travaillé avec Randolph dans les années 40 imagine une autre manifestation pour attirer l’attention de l’opinion sur les luttes sur le marché du travail et pour les libertés. Emplois et libertés, la composante économique est évidente dans la lutte que Randolph et Rustin ont engagé. Ils réalisent donc cette coalition qui réunit la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People), et un ensemble de groupes établis militant pour les droits civiques ainsi que de nouvelles individualités provenant de la base du Sud américain pour les conduire jusqu’à Washington pour convaincre l’administration Kennedy et le Congrès de faire voter une loi sur les droits civiques qui serait significative et véritablement efficace. La manifestation a été lancée pour défendre l’emploi et les libertés, ce qui montre que les Noirs ne devaient pas se contenter de jouir d’une égalité formelle devant la loi, et que la dimension économique est également à considérer. Car, sans emploi et sans ressources économiques, le droit de dépenser son argent dans les magasins de son choix n’avait pas grand sens, si l’on n’a pas d’argent. Ainsi, Randolph a contribué à organiser cette manifestation, a former cette coalition, et c’est à cette occasion que Martin Luther King Jr. a prononcé son discours “I have a dream” qui est peut-être l’épisode le plus célèbre dans la lutte pour les droits de l’homme, du moins aux USA. C’est un discours qui est cité un nombre incalculable de fois aux USA. Dans les écoles, à la télévision ou à la radio. Chaque fois qu’on veut symboliser les années 60 et les droits civiques, c’est à ce discours qu’on fait référence même s’il parle de la fin des barrières raciales et pas beaucoup des problèmes de l’emploi, du moins dans les extraits que l’on veut bien nous donner.
WH : Nous attendons avec impatience la publication de votre livre qui, nous l’espérons, nous livrera une description nuancée et complexe du mouvement pour les droits civiques, comme vous l’avez fait par le passé. Merci beaucoup de nous avoir aujourd’hui accordé cette interview.
EA. C’était un plaisir ; laissez-moi à mon tour vous remercier.