L’art d’être grand-mère
Comment vous présenteriez-vous ?
A.D. Comme Anne Dunn, grand’ mère conteuse Anishinabe-Ojibwe.
Pourriez-vous expliquer ce que signifie pour vous « être grand’mère » ?
Je pense qu ‘être grand’mère est devenu ma vocation suprême, personne n’est plus important pour moi que mes petits-enfants. Leur bien-être est probablement ma préoccupation principale. Je désire très fort que mes petits-enfants, la jeune génération, en grandissant aient une vie honnête, mais dans cette vie honnête, je veux aussi qu’ils trouvent le bonheur et je veux qu’ils soient bons et généreux, je veux qu’ils comprennent que chacun d’entre nous doit non seulement souhaiter mais également être prêt à assurer un avenir convenable à toutes les nations . Que ...euh ..qu’ il faut que nous apprenions à nous apprécier les uns les autres, à aller même au-delà de la tolérance pour aimer notre propre diversité et ne pas considérer nos différences comme des causes ou des raisons .. euh... de mésentente. Car lorsque vous reconnaissez le caractère sacré des autres êtres vous devez apprendre à vous entendre. Et, par conséquent, nous devons vivre dans le respect. Si vous reconnaissez que le caractère sacré des autres êtres, cela doit certainement changer votre conduite à leur égard. C’est absolument nécessaire.
Il semble que vous ne parliez pas seulement de vos propres petits enfants mais de nombreux autres enfants aussi. Qui sont vos petits-enfants, est-ce seulement ceux avec qui vous êtes liés par des liens de sang ou bien considérez-vous tous les enfants Ojibwe comme vos petits enfants en quelque sorte ?
C’est probablement vrai, bien que je n’y aie jamais vraiment pensé en ces termes, mais quand nous sommes dans notre …nous faisons un rituel, nous organisons une cérémonie à la lune. Même un enfant, un enfant de sexe féminin qui n’a pas atteint la puberté n’est pas autorisé à pénétrer dans ce cercle, mais quand nous initions les jeunes filles, elles font partie de ce cercle en devenant des femmes. Quand elles deviennent des femmes, elles pénètrent dans ce cercle et très souvent, en fait je ne crois pas que j’aie jamais été dans un cercle de femmes où on ne parle pas de petits- enfants, comme vous dites, nous parlons de tous ces enfants, et nous sommes toujours soucieuses de l’avenir. Je pense que cela vient aussi d’un principe fondamental de notre philosophie selon lequel aucune génération ne devrait jamais être vivre pour elle-même et aucune génération ne devrait jamais être autorisée à vivre en elle-même et aucune génération ne devrait jamais être autorisée à exploiter les ressources que nous avons en commun jusqu’à les dégrader car nous devons garder à l’esprit que, 7 générations après nous, les gens auront besoin des ressources que nous exploitons et que nous détruisons . Qu’auront-ils quand nous aurons fini ?
Donc, vous pensez aussi à des générations de petits-enfants après les vôtres ?
Oui

Le rôle du conteur
Et votre rôle de …voyez-vous un lien entre le rôle de grand’mère et celui de conteuse ?
Probablement, mais toutes les grand’mères ne sont pas des conteuses. Il y a probablement un lien très fort. Euh .. je ne dis pas que le conteur est une personne tout à fait unique dans toute société ou dans toute culture, nous avons tous nos propres histoires, mais pour quelqu’un comme moi qui ai accepté le rôle de conteuse presque comme une mission, une mission, ce n’est pas une charge. Ce n’est pas une charge. Je ne …je ne connais rien de mieux que raconter une histoire. En fait, je suis déçue quand personne ne veut écouter une histoire. Mais le rôle du conteur est en train d’être minimisé, diminué par les changements dans notre propre communauté parmi les indigènes. On ne reconnaît plus le rôle du conteur malgré tous ses…Quand j’étais jeune, les conteurs étaient les personnages les plus importants car ils étaient chargés d’enseigner. Les conteurs étaient ceux qui transmettaient les informations que personne d’autre ne semblait posséder. Les conteurs se souvenaient de fragments de notre Histoire. Les conteurs se souvenaient de phénomènes de changement auxquels les autres ne pensaient guère ; et bien sûr, notre philosophie fondamentale, nos traditions reposaient sur des valeurs et, à l’intérieur de ces histoires, au cœur de chaque histoire il y a une valeur d’une importance suprême et donc, le conteur est celui qui se souvient et essaie de transmettre tout cela à la génération qui est devant lui parce que nous ne voulons pas (elle se racle la gorge) Excusez-moi ! Nous voulons que rien ne soit oublié. Excusez-moi !

La nation Ojibwe
Vous… peut-être pourriez-vous parler un peu de ce que cela signifie être Anishinabe-Ojibwe, car je vois que cela semble déborder les frontières, pas juste aux Etats-Unis mais aussi jusque dans le Canada. Pouvez-vous expliquer un peu ?
C’est tout à fait vrai. Anishinabe désigne un groupe important de populations. Ojibwe est un groupe plus petit à l’intérieur de ce grand groupe, si bien que la nation Anishinabe est fragmentée en plusieurs nations et c’est ainsi nous avons la nation Ojibwe que, je crois, beaucoup de gens appellent une tribu. Nous l’appelons notre nation.
Et où se situe-t-elle ? Pourriez-vous expliquer ?
La nation Ojibwe ? Elle s’étend jusqu’au Canada, elle est dans le Wisconsin, le Michigan, le Dakota Nord, le Minnesota. Elle s’étend sur le pourtour des grands lacs, puis à l’ouest. C’est en fait une zone très vaste. Mais les réserves à l’intérieur de cette zone sont maintenant très petites. Leech Lake est une réserve très vaste, mais en fait la réserve est dominée et contrôlée par le Gouvernement Fédéral mais la forêt nationale Chippewa revendiquent un grande partie de cette terre. Je ne connais pas exactement la superficie mais nous n’avons qu’un contrôle très restreint sur la plus grande partie de ce territoire, je veux dire que très très largement, le territoire est en fait aux mains de quelqu’un d’autre malgré les apparences. Je l’ai vu sur la carte et c’est d’une couleur lavande, on voit la partie couleur lavande et puis la partie en vert correspondant à la forêt nationale Chippewa et, si vous pouviez superposer une autre carte, vous vous verriez que la forêt nationale non seulement déborde sur la réserve mais qu’elle l’englobe tout entière, tout Leech Lake.

La tutelle de la terre
Mais vous devez avoir le sentiment que vous êtes aussi les gardiens de cette terre. Quels sont vos liens avec toute cette terre autour des Grands Lacs ?
Nous nous sentons véritablement responsables de cette terre mais bien sûr notre responsabilité nous a été enlevée …euh..on nous l’a prise. Et une autre autorité s’est imposée sur cette terre et, en fin de compte, nous sommes tenus à l’écart et même pas invités à la table quand on discute de son utilisation. Quand les décisions sont prises, on ne nous trouve certainement pas à la table de discussion .
Et comment votre peuple vit-il dans cette contradiction ?
Nous avons appris à vivre avec, je ne sais pas : certains peuvent l’accepter avec une plus grande facilité et d’autres sont en conflit permanent. Certains l’ont acceptée avec, en quelque sorte, apathie : « Oh, vous savez , rien n’a changé. Que peut-on faire ? Ca continue, nous ne pouvons rien faire. Oh non, on trouvera quelque chose de moins intéressant mais on continuera … ». Et d’autres sont en lutte constante contre cet état de choses. Et des générations entières de gens sont engagées dans cette lutte, génération après génération. Et donc quant à moi, j’ai le sentiment d’être née dans cette lutte et je n’abandonne pas la lutte car, d’une part, j’y suis depuis si longtemps que c’est trop tard pour arrêter et aussi je suis dans cette lutte depuis si longtemps que j’ai …j’ai remarqué qu’il est très difficile de changer et, pour cette raison aussi, je ne peux pas arrêter. Mais, en ce qui concerne les jeunes, je vois qu’il y en a de moins en moins qui me semblent vouloir s’engager dans la lutte. Et par lutte j’entends seulement essayer de préserver nos droits sur notre terre.

Amérindiens emprisonnés
Vous – vous êtes engagée politiquement dans plusieurs domaines, le mouvement pour la paix, l’aide aux femmes battues. Comment décidez-vous des causes où investir votre énergie ?
A.D. Je pense que, à ce moment précis, le – euh – le projet qui est le plus important pour moi, à l’instant présent, est que nous continuions notre travail dans, euh… je déteste ce mot ‘travail’ car je n’ai pas le sentiment que c’est un travail, vous comprenez, c’est, euh, que nous continuions à aller dans les prisons, car c’est dans les prisons que nous avons notre meilleur public parce que ces gens n’ont nulle part où aller, rien d’autre à penser. Et donc nous pouvons y aller et leur apporter un peu d’histoire, leur apporter un peu de spiritualité, déclencher un début de prise de conscience, que peut-être ils …En fait je sais … bien que vous pensiez que, bien sûr, ce sont des problèmes d’Amérindiens, et tous les Amérindiens savent ces choses-là …En fait j’ai moi-même ce sentiment quelquefois. Mais quand je vais dans les prisons, je me rends compte que la plupart de ces jeunes ne savent pas grand chose de leur propre culture. Et en tant que conteuse, je cois, je suis profondément convaincue que nous avons besoin de nos histoires car si nous ne savons pas d’où nous venons nous ne saurons pas où nous allons et donc, nous nous perdrons en chemin car il n’y aura pas de but. Mais si vous connaissez vos histoires, vous savez toujours comment progresser. Où que vous soyez toujours vous … toujours vous … toujours vous avancez car, quelque part au fond de vous, ces valeurs deviennent votre guide.

La lutte pour les droits du peuple amérindien
Ces valeurs vous ont guidés à travers une période de l’histoire où il y a eu beaucoup de changements. Euh, peut-être pourriez-vous parler des changements de votre vie, euh, de la façon dont, politiquement, peut-être, la … la condition des Amérindiens a changé. Quels grands moments de l’histoire vous rappelez-vous ?
Euh. Nous n’étions pas, ou – là où j’étais à Leech Lake – nous n’étions pas vraiment physiquement, euh, totalement engagés dans ce qu’on appelait les Guerres du Poisson dans le Wisconsin. Mais nous étions très solidaires car nous devions protéger nos propres droits de pêche et donc nous … On ne peut pas aller dans le Wisconsin pour aider à cause des distances et du coût, c’est tout simplement impossible. Mais quand on a, quand j’ai eu l’occasion d’apporter quelque soutien j’étais … j’étais prête à le faire. Et je me souviens que nous sommes allés à Sandy Lake, près de Malax, et il y avait – c’était dans le Minnesota – un… un rassemblement pour les droits de pêche.
Et avant d’arriver au rassemblement nous avons dû subir une … formation car, euh, il y avait quelques craintes que nous soyons attaqués et euh, beaucoup, beaucoup avaient été attaqués au rassemblement et donc, afin d’opposer, vous savez, une contre violence – vous savez, si quelqu’un vous agresse vous voulez l’agresser mais ce n’était pas permis – on était censés rester pacifiques et non violents. Et pour certains d’entre nous, c’était facile mais pour d’autres ce ne serait pas aussi facile et donc nous avons suivi une formation.
Et puis nous sommes allés au lac et nous nous sommes aperçus alors que partout où nous rendions, il y avait déjà des gens qui nous attendaient : des forces de l’ordre, la Commission des Ressources Naturelles, euh et aussi des associations de pêcheurs et de chasseurs. Et ils opposaient une forte résistance à nos droits, nos droits de pêche, car d’une certaine manière, ils avaient acquis la conviction que les pêcheurs indiens – « indiens », c’est ainsi qu’ils nous appelaient- les pêcheurs prenaient tellement de poissons qu’ils étaient en train d’épuiser les réserves des poissons au point que les pauvres pêcheurs sportifs venaient et s’apercevaient qu’il n’y avait plus assez de poisson pour faire leur bonheur. Et donc ils remettaient en cause notre droit de prendre du poisson. Et tout particulièrement le ‘doré jaune’ , à cette époque-là, qui était considéré comme une prise estimable en pêche sportive..
Et donc une manifestation fut organisée. Il y avait des caméras de télévision à l’un des endroits où nous sommes allés mais nous n’y sommes pas restés et donc j’ignore ce qui s’est passé, si la caméra nous a suivis je ne sais pas. Je n’y ai pas prêté tellement attention. Mais quand finalement nous sommes arrivés au ponton de notre choix- nous nous sommes rendus à plusieurs pontons à la recherche d’un endroit favorable – alors nous avons fini par mettre nos canoës à l’eau et seules certains d’entre nous étaient autorisés à embarquer dans les canoës car ils allaient, bien sûr, être arrêtés. Ils seraient arrêtés pour ce motif, et donc on ne choisit pas d’envoyer tout le monde. A la réunion sur la paix, nous avions décidé qui serait arrêté, ou qui serait mis en situation d’être arrêté. Et, en fait, plusieurs anciens se sont désignés et ont dit :
« Vous savez, je n’ai pas de travail, je n’ai pas d’enfants, je peux aller en prison quelque temps. » Et donc ils ont été choisis. Et, au ponton, ils sont partis dans les canoës et, bien sûr, ils ont été arrêtés.
Ah ! je me souviens d’une des femmes. Elle n’est plus, maintenant, elle est passée de l’autre côté. Mais, oh, elle criait sur l’eau et il faisait très sombre cette nuit-là et ils ont dirigé sur elle un gros projecteur. Et ses paroles, je ne peux que les paraphraser car je ne me les rappelle pas exactement, mais elle disait quelque chose comme : « Ca fait plus de 500 ans que les envahisseurs sont venus parmi nous et, euh, ils ont pris beaucoup de choses, tout, presque tout. Ils ont pris beaucoup de choses mais ils en veulent encore plus. » Et donc c’était sa philosophie que nous devons protéger ce que nous pouvons et espérer en des jours meilleurs. Donc le changement qui s’est alors produit fut que, euh, nous avons été autorisés, nous avons été autorisés à garder nos droits de pêche. Mais les pêcheurs qui étaient là étaient très en colère. Ils criaient et agitaient les poings vers nous. Quelques uns avaient des pancartes. L’une de leurs pancartes parmi les plus étonnantes, qu’ils portaient partout, disait, euh : « Harponnez un Indien, épargnez un poisson».
Pensez-vous que les mentalités des gens, leur manière de penser concernant les « Indiens » ont changé ?
Euh. Je ne crois pas que les mentalités aient nécessairement changé d’une manière spectaculaire. Je crois que ce qui s’est passé, c’est que, euh, la loi… la loi les a mis en quelque sorte en sourdine, les a un peu refroidis, a rabaissé leur flamme, mais je pense que c’est toujours là. Je ne pense pas que ça passe jamais. Je pense que c’est la raison pour laquelle la lutte est si longue, à cause de cette mentalité. Mais il y a aussi en quelque sorte un manque de spiritualité, euh, comme si les gens étaient aveugles à un point tel qu’ils ne voient pas ces choses-là, euh, qu’ils n’ont aucune compassion pour les autres ; ils voient, peut-être qu’ils voient que les ressources sont limitées et ils en veulent plus pour eux et ne sont pas prêts à partager, ce qui est, oh, vraiment tout à fait contraire aux valeurs des Anishinabe-Ojibwe.

Vrais et faux guides spirituels
Il y a cependant de jeunes Américains qui veulent apprendre des Indiens , non? Des Amérindiens ?
A.D. C’est-à-dire qu’eux aussi se divisent en plusieurs catégories . Certains ont un désir sincère d’apprendre, d’autres sont là pour la nouveauté . Certains sont là pour dire , vous savez ? “ j’ai un ami Amérindien “, vous savez bien , on entend “ mes meilleurs amis”… “ Mes meilleurs amis sont dans la communauté indienne” . Et on ne peut pas vraiment avoir confiance . Bien des fois aussi ils viennent à nous parce que …euh , parce qu’ils cherchent à s’introduire , alors ils viennent avec une supercherie . Et leur supercherie favorite c’est “ Ma grand-mère était une princesse Cherokee” . Et ils pensent que ça devrait leur ouvrir toutes les portes , mais depuis longtemps nous nous méfions de toute royauté .Ca n’aide pas vraiment.
Une autre façon que beaucoup d’entre eux ont de venir , d’essayer d’entrer dans la communauté , est par le biais de shamans artificiels , de faux … shamans, des simulateurs, de prétendus shamans . Ils sont …euh.. Ils reçoivent de l’argent. Ils se présentent et célèbrent des cérémonies et certains de ces gens participent à ces cérémonies . Ils paient d’énormes droits d’entrée. Quelqu’un avait raconté qu’il était allé à une cérémonie de guérison et qu’il avait payé 400 dollars. J’ai dit “Un vrai guérisseur ne demanderait rien. Il voudrait…Vous pourriez apporter une offrande, du tabac. Ou vous pourriez aller chez lui et peut-être remarquer que , tiens , il a besoin d’un nouveau tapis . Alors peut-être vous apporteriez un tapis . Ou il faut des serviettes pour la salle de bains . Quelque chose de très petit , mais il ne demanderait pas 400 dollars . Il n’ya ni facture ni reçu pour ça . J’ai connu un … on ne les appelle pas medicine men , c’est je pense un terme d’ Hollywood. Ce sont des aides spirituels ou des guides spirituels et alors quelquefois … à la prison on les appelle conseillers spirituels .
Et il y a quelque temps… pendant… Avez-vous entendu parler du problème de la Liqueur de Malt Crazy Horse ?
Non, vous pourriez m’en parler
Eh bien, il y avait cette grosse compagnie . Je crois qu’elle appartient à un Italien , mais ça je n’en suis pas sûre ; en tout cas ils avaient cette bière . Ils la vendaient sous l’étiquette “Crazy Horse” ; Les membres de la famille de Crazy Horse firent objection parce que Crazy Horse était …euh, était opposé aux boissons alcoolisées . Crazy Horse avait travaillé dur pour que ses gens soient sobres . Et donc c’était une double insulte, non seulement d’utiliser le nom Amérindien pour ce produit bon marché et répugnant, mais encore d’offenser toute la famille en se servant d’un personnage aussi vénéré pour exploiter un produit industriel et maintenir les gens en état d’ivresse. Lui n’aurait pas choisi cette voie.
Et donc la famille se battit , une bataille légale que depuis , je crois , ils ont gagnée jusqu’à un certain point .A cette époque-là, encore en pleine bataille , euh… un des hommes, Seth Bigrow, a pris en charge la responsabilité de ce combat . Il a fait un procès; il a trouvé les avocats . Et même là, il y a eu un problème . Si je m’éloigne trop je vais oublier votre question, je ne vais pas répondre à la question . Mais vous pouvez m’y ramener.
Je veux seulement dire que lorsque Seth a pris sur lui cette responsabilité, il est entré dans une sorte de proscription . Lui, parce que la famille, la famille tout entière, avait été contrainte au secret, à jurer qu’ils ne discuteraient pas Crazy Horse , que le sujet était secret. Pas secret , mais la famille savait des choses qu’elle ne voulait pas partager avec le public et il en est encore ainsi aujourd’hui. Donc pour le procès il lui faudrait révéler certaines informations qui avaient toujours été considérées comme privées et donc il était devenu quelqu’un qu’on évitait . Mais la communauté s’est réunie et ils ont décidé que ce serait lui et donc il a accepté de subir une sorte de, d’humiliation , afin de faire ça . Et donc il s’est lancé dans la lutte en connaissance de cause.
Bon, quand euh… quand il cherchait une assistance car il n’avait pas les moyens pour cette lutte, vous comprenez, les honoraires du procureur général et tout ça, alors , euh... un homme qui avait beaucoup d’argent , un homme s’est présenté devant la famille et a dit qu'il voulait aider, qu’il avait de l’argent et il voulait faire bon usage de cet argent , et euh… Seth avait dit “oui mais sachez que ceci est une affaire de famille “ et l’homme avait dit “Mais je suis de la famille” . Seth avait demandé “ Comment êtes-vous entré dans notre famille, vous m’avez tout l’air d’un Blanc?” Et l’homme avait déclaré “oh non, je suis allé à une cérémonie . J’ai participé à une cérémonie des noms et pour 1500 dollars ils m’ont fait entrer dans la famille et ils m’ont appelé Crazy Horse “ Et Seth était scandalisé L’homme, l’homme a été rejeté, et ils n’ont rien pris de lui ni de son argent mais Seth était scandalisé qu’un soi-disant shaman puisse euh… puisse faire cette chose terrible, cette supercherie et qu’un pauvre homme, un pauvre homme riche , qui était pauvre au bon sens du mot , puisse en être victime . Et il se peut qu’il ait eu …qu’il ait vraiment été compatissant en l’occurrence mais dans ces conditions l’homme était tout à fait indésirable.
.Et voilà jusqu’où les fraudeurs peuvent aller pour de l’argent , pour de l’argent.C’est toujours quand on touche le fond d’une mauvaise situation qu’on trouve un tas d’argent.
Et cela n’entre pas dans la culture Amérindienne, d’après vous? Je veux dire, pour vous ce serait un test? Que si quelqu’un veut de l’argent, ce n’est pas dans vos traditions?
Oh oui . On ne voudrait rien avoir à …Je ne voudrais rien avoir à faire avec ça .
Dans ma vie, j’ai eu deux guides spirituels fondamentaux , l’un qui n’est plus et l’autre toujours de ce monde , et même si notre relation est une très bonne relation d’amitié, - il est comme un frère pour moi, peut-être même parfois comme un père- il ne veut pas accepter d’argent .Même quand je vois qu’un peu d’argent ne serait pas de trop, il ne veut pas . Et donc si vous lui offrez de l’argent, il n’en prend pas beaucoup. Si bien que 20 dollars est…un cadeau qu’il remettrait en question .Et il se redresserait et dirait “ et c’est pour quoi?” , du genre “ pourquoi me donnes-tu de l’argent?” 20 dollars, vous voyez! Alors d’habitude je dis “ c’est pour du bois” car vous savez, il a toujours besoin du bois .Mais finalement il peut en faire ce qu’il veut .Mais il va certainement l’utiliser pour acheter du bois , si vous avez dit que c’est pour ça!

Le pensionnat indien
Plus tôt dans le 20ème siècle le gouvernement américain a eu une vraie politique pour faire oublier leur culture aux Amérindiens .Voudriez-vous nous en parler un peu? Dans quelle mesure cela vous a-t-il affectée?
Dans ma propre famille, j’étais la …la première …mes grands-parents, mes grands-parents paternels et maternels, ma mère et mon père ont été en pension. L’expérience du pensionnat était différente pour tous car dans certaines écoles on n’était pas si , euh… cruel, et dans d’autres on était très cruel . Mon père, l’école où il est allé était une école Catholique et il a subi de terribles mauvais traitements .Ma mère aussi est allée dans une école Catholique mais là ils étaient plus gentils . La seule chose qu’elle ait dite sur elles, sur les bonnes sœurs , elle disait qu’elles étaient sévères, et puis elle marquait une sorte de pause et elle réfléchissait et puis elle disait “Oui mais après tout, elles étaient Allemandes” . Je pense qu’à l’époque de la guerre et tout ça , vous savez, c’était ça son idée . Et elle n’a jamais cessé de le penser.
Et le but était qu’ils ne parlent pas leur langue maternelle? Qu’ils apprennent à être Américains?
Eh bien mon grand… mon grand-père pat… mon grand-père et ma grand’mère maternels sont allés tous les deux à Carlisle en Pensylvanie à ce pensionnat-usine pour enfants Amérindiens et cet homme Pratt, sa philosophie était qu’on ne peut sauver l’Indien qu’en arrachant l’Indien de l’enfant . Et il était probablement sincère en disant cela car vous savez beaucoup d’aveugles sont sincères .Et donc il pensait que c’était ça qu’il fallait faire . Il travaillait donc très dur à arracher cet Indien de l’enfant pour produire un – un citoyen américain dont il puisse être fier. Et bien sûr la première chose à faire disparaître était la plus évidente et c’était la langue. Je connais d’autres personnes qui ont été dans ces pensionnats et elles parlent du problème de la langue .Pour avoir parlé sa langue on était sévèrement puni .
Quelqu’un, quelqu’un a dit que si on vous prenait en train de parler votre langue on – le maître – prenait un morceau de savon noir , un morceau de savon à la soude , et on vous l’introduisait dans la bouche et puis on prenait un morceau de ruban et on vous couvrait la bouche , si bien qu’il vous fallait l’y garder. C’était très douloureux car la soude vous descend dans la gorge et va dans le nez et les yeux .Et c’était une expérience très douloureuse pour les enfants et donc très vite ils ont décidé …la plupart d’entre eux ont décidé que probablement …– peut-être ne savaient-ils pas parler anglais ,mais ils ne parlaient pas leur langue non plus .Donc ils sont devenus très tranquilles , c’était une génération très silencieuse.
Et donc euh… mon ami Larry a raconté que sa grand’mère avait subi le traitement du savon à la soude et la religieuse qui administrait le traitement a ôté le ruban de sur sa bouche et a dit: “Et maintenant, maintenant, tu vas parler Anglais?” et euh…Larry a dit qu’il était très fier de sa grand’mère car bien que ce soit une enfant, elle a répondu à cette représentante de l’autorité par un seul mot et ce mot était “Gaween” et gaween veut dire “non, je ne veux pas” . Je suppose qu’elle a fini par le faire, mais elle a tenu tête , une enfant qui tenait tête! Ca m’a impressionnée, c’est obligé… C’est ma petite héroïne . Avec ma grand’mère. La plupart des enfants qui venaient des réserves parlaient déjà leur propre langue , dans notre cas l’Ojibwe. Le but était une assimilation totale , et être séparés pendant de longues périodes de temps provoquerait leur assimilation si bien qu’ils pourraient être de petits Américains et ils arboreraient des drapeaux et ils seraient très fiers du président, très fiers d’être un “citoyen” des Etats Unis , “citoyen” à cause de droits limités, de droits civils limités. Nous ne nous sentons pas vraiment citoyens. Je n’ai pas le sentiment de l’être.
Même maintenant?
Je n’ai pas le sentiment d’être une vraie citoyenne.

La vie avec la perte culturelle
Peut-être pourriez-vous nous dire comment ils ont gardé vivante leur culture malgré cette énorme pression pour qu’ils l’abandonnent ?
Je pense qu’il nous faudrait dire qu’il nous faudrait compter sur les anciens. Car ils étaient déjà déterminés et ils savaient déjà des choses. Durant cette longue période de séparation de leur famille, ces jeunes ne connaissaient pas leurs anciens , et… probablement dans la plupart des cas les anciens étaient décédés quand ils revenaient. Et donc les anciens étaient les professeurs, les anciens étaient ceux qui portaient les valeurs. Et vous savez, il y a tellement de choses qui ont été faites vous savez, en ce temps-là et qui sont oubliées. Et donc nous essayons d’apprendre une bonne manière de vivre avec ce genre de perte.
Ma mère disait toujours que nous avons perdu beaucoup, et nous devons accepter que ce qui est perdu ne peut être recouvré, c’est parti. Mais voilà, nous avons ceci, nous avons de quoi travailler. Et c’est cela que nous devons faire, nous devons travailler avec ce qui reste.
Je dis aux jeunes : « Restez où vous êtes. Voyez ce que vous avez. Regardez ce qui doit être fait, et travaillez avec ce que vous avez pour travailler. C’est tout ce que vous pouvez faire. » Cela semble très peu mais si assez d’entre vous le font assez souvent, il en résultera un changement car dans ma vie j’ai vu du changement positif.
Et quel est votre sentiment concernant l’avenir ?
J’essaie d’être optimiste concernant l’avenir car je ne crois pas qu’il soit bon pour les jeunes de voir leurs anciens désespérés. Mais dans ma longue vie je n’ai vraiment pas vu beaucoup de raisons de mettre trop d’espoir dans un avenir meilleur. Je sais que c’est terrible de dire ça mais vous savez, vous faites un…vous concentrez vos énergies sur un point de la lutte et vous voyez là un certain succès mais voilà qu’un autre combat a éclaté et donc vous vous y précipitez et vous faites ce que vous pouvez. Et alors vous voyez « Oh ici où je travaillais avant ça a l’air d’aller mal . » Maintenant il faut remettre vos énergies ici et ce combat est négligé. Et ainsi c’est une longue lutte, presque une lutte désespérée et comme je l’ai dit, beaucoup de gens abandonnent car c’est trop. Et il y a du désespoir et du découragement. Et c’est vrai que nous avons ce genre de découragement qui fait que les gens s’enfoncent dans l’alcool et les drogues et ils ne reviennent pas. Ils ne reviennent pas. Donc, on les a perdus, on les a perdus.

Retrouver ce qui est perdu à travers les histoires
Et c’est pourquoi j’ai le sentiment que, en tant que conteuse je peux aider à recouvrer un peu de ça, provoquer une certaine prise de conscience. Quand je suis à la prison, j’entre et ils disent « Oh c’est cette femme qui est conteuse . Venez vous asseoir. » Et les détenus, ils sont plutôt …ils ne me connaissent pas. Ils ont tendance à dire « Oh pourquoi avez-vous amené une vieille ici ? Vous savez. N’y a-t-il pas des jeunes qui pourraient venir ? »
Ainsi je vois qu’ils sont fort déçus par mon arrivée. Et je m’assieds. Nous faisons tout d’abord une petite prière et une cérémonie. Ca leur plaît toujours. En fait beaucoup d’entre eux n’ont jamais eu de cérémonie et donc ils participent pour la première fois. Ils sont assez émus ; ils ne peuvent pas s’en empêcher. C’est très émouvant d’être ensemble dans le cercle. Et je le rends aussi émouvant que possible, je veux qu’ils s’en souviennent.
Et alors je commence à leur raconter une histoire. Et euh…je me laisse souvent emporter dans les histoires . Quand je raconte une histoire j’ai le sentiment de n’être plus là du tout. J’ai pénétré en ce lieu où l’histoire s’est passée. Je vois tout dans l’histoire ; je rencontre ces personnages. Je l’ai fait bien des fois ; je les connais bien. Je vois leurs vêtements et leurs chaussures et leurs yeux. Je les connais très bien. Et donc j’amène ces personnages à la prison. Et ces hommes qui sont si indifférents à ma présence ou à tout ce qu’ils croient que je vais pouvoir dire bientôt se penchent en avant avec une grande avidité, suspendus à mes paroles. Et comme ils sont affamés ! Comme ils sont devenus affamés des petites histoires de leur peuple ! Même des gens qui n’étaient pas de ma nation ils… ils sont avides d’entendre les histoires - stupéfaits, stupéfaits par les histoires – ils veulent entendre l’histoire à nouveau.
Quelquefois je lis dans un de mes livres, mais je n’aime pas trop lire, mais je lis, parfois. Donc un jour j’étais à la prison et je voulais lire quelque chose dans un certain livre et je n’arrivais pas à trouver la page. Et je me disais « oh la la. Voyons, voyons. » Je n’arrivais pas à trouver la page. Et puis j’ai pensé, « Voyons, ce n’est peut-être pas dans ce livre-ci. »
Et soudain un jeune homme, assis en arrière comme ça, s’est mis à me parler d’une voix très grave et a dit, « Euh…, c’est page 96. »
J’ai cherché, et c’était ça.
Et j’ai dit « comment tu sais ça ? »
Il a dit « c’est mon histoire préférée »
Et une autre fois j’étais dans la prison et un jeune homme, un jeune homme grand et mince est venu et m’a parlé, un petit peu car vous savez, il leur faut retourner très vite à la cellule. Il a pris ma main et il a dit : « Vous savez, j’ai votre livre et il faut que je vous dise. C’est le meilleur , c’est le meilleur livre que j’aie jamais volé »
Bon je ne cherche pas à excuser le vol, mais ça m’a impressionnée qu’il ait vraiment aimé le livre.
Et, euh…pensez-vous que ces histoires peuvent vous guérir ?
Je pense, je sais que si vous leur en donnez l’occasion, les histoires seront votre guide et vous trouverez votre propre guérison. Tout ce dont vous avez besoin pour guérir est autour de vous et en vous, vous n’avez pas vraiment besoin de grand chose d’extérieur pour trouver votre bonne voie. Mon conseiller spirituel ne me dit jamais que faire, mais il m’aide souvent à ouvrir de petites portes que je n’ai pas pu ouvrir en moi. « Regarde, la porte est ouverte. Entre et fais l’exploration » Et c’est une chose merveilleuse, merveilleuse, de trouver à l’intérieur de vous-même de petits coins inexplorés où la lumière n’a pas été et vous trouvez la lumière. J’adore. Quelquefois ce sont des endroits durs, très durs à atteindre mais nous devons nous habituer à faire des choses difficiles car si la vie est facile, alors nous devenons gâtés et pitoyables et nous sommes incapables d’affronter les difficultés. Incapables. Et je pense que ça arrive à beaucoup de nos jeunes. Ils ne veulent pas, ils ne veulent pas affronter les difficultés. Alors ils choisissent la facilité, prennent une bouteille, prennent une pilule, se font une piqûre. Ils veulent oublier.

L’importance des rêves
Et les rêves sont-ils importants pour vous ?
Les rêves sont très importants pour moi . Et tous les rêves méritent un moment de considération. Vous vous réveillez le matin et vous dites : « Bon, j’ai fait un rêve. Il faut que je réfléchisse à ce rêve. » Et tandis que vous considérez le rêve, le rêve va s’ouvrir à vous. Le rêve en quelque sorte va vous faire savoir qu’il est important ou qu’il n’est pas important. Et donc nous avons un…je ne sais pas comment ça s’appelle, un rédacteur en chef. Un petit rédacteur en chef privé. Et qui dit voilà, ce rêve-ci n’est pas très important, mais ce rêve-là, oui, est important. Et donc vous passez beaucoup de temps à réfléchir à ce rêve et à essayer de suivre la voie qu’il vous indique et sur laquelle il vous guide. Quelques uns de mes moments les plus importants sont arrivés car j’ai pris soin de prendre les rêves en considération.
Ils vous parlent de l’avenir ?
Je pense qu’ils sont comme des sortes de petits portails et vous entrez et vous regardez autour de vous et vous réfléchissez à des faits auxquels apparemment vous n’aviez pas réfléchi. Vous assemblez les choses et vous essayez de vous concentrer et mettez de l’énergie dans quelque chose et l’information, l’information arrive. Ce n’est pas de la magie, vous savez, vous allez quelque part et vous ouvrez une boîte et là, tout ce que vous avez besoin de savoir est dedans. C’est, vous savez, même si vous entendez ces histoires, ces vieilles histoires, ce n’est pas que le héros soit passif et que des choses merveilleuses arrivent uniquement parce qu’il reçoit. C’est dur d’être un héros et il sort et il fait ce qu’il a à faire, mais avec un guide. Et le Créateur dit, « Fais ceci, fais cela .» Il le fait. Parfois c’est très difficile, mais il le fait. Et donc quelquefois dans un rêve, vous allez recevoir cette information, cette chose que vous devez faire et vous allez penser « Oh vous savez, c’est dur » . Mais vous commencez, vous commencez avec ce premier pas, et puis vous construisez et vous construisez et assez vite, c’est fait, vous l’avez fait. Mais quelquefois c’est le mauvais moment pour arriver à la fin d’un rêve et pour faire ce que vous devez faire. Quelquefois ce n’est pas si mauvais.

Un peuple de l’hiver
Vous avez, semble-t-il, beaucoup d’histoires concernant l’hiver.
C’est vrai car nous sommes un peuple de l’hiver. Notre hiver est plus long que notre été. Nous pouvons avoir notre première gelée en octobre ou novembre et nous disons que les nations vertes reviennent fin mars ou avril.
Les nations vertes ?
Nous commençons à voir des choses qui essaient de remonter et de sortir de terre. Et les esprits de l’hiver s’en vont car il fait trop chaud, ils partent. Alors les nations vertes ont la suprématie, et comme nous aimons ça ! Quand on cherche des choses pour le jardin, on doit trouver des choses qui poussent très vite, qui ne deviennent pas trop grosses car elles ont besoin de temps pour mûrir. Et donc nous avons une saison de végétation courte. De soixante quinze à quatre vingts jours, quatre vingt dix c’est très long, cent jours, pas question.
Et l’hiver est-il la saison où l’on raconte des histoires ?
Dans ma culture il y a des groupes de gens qui disent ça. Et dans mon propre groupe ça nous intéresse davantage de partager les histoires que de les garder pour une activité hivernale. Bien que l’hiver soit très long. Beaucoup des conteurs qui ont cette philosophie diront « on ne peut raconter cette histoire que quand la neige couvre le sol . » Ma réponse est que quelque part sur la terre il y a de la neige sur le sol et je raconte l’histoire. Mais il y a certaines histoires qu’on garde et qu’on ne raconte pas fréquemment . Ce sont les histoires avec des esprits. Donc il faut faire attention quand on raconte ces histoires parce que , euh…Mais on m’a dit et je ne l’ai jamais vérifié parce que je ne veux pas, que si l’on raconte une histoire d’esprit au mauvais moment et si l’esprit ou les parents de l’esprit sont insultés ou offensés, ils trouveront quelque infortune à vous faire déguster. Et donc nous ne… je ne raconte pas ces histoires. Si je le fais ce sera au bon moment et ce sera aux bonnes personnes.
Oui, vous parliez des histoires et vous avez dit tout à l’heure que les histoires ont des esprits.
Nous croyons que chaque histoire a un esprit et nous nous efforçons de respecter cet esprit. En fait, je…en fait, j’ai été par trois fois invitée à raconter une histoire en un certain endroit et aucune histoire ne se présente , ce qui signifie qu’aucune histoire ne veut être racontée là. Et euh…trois fois ce n’est pas vraiment beaucoup, mais c’est plutôt déconcertant.
Parce que je ne crois pas qu’il y ait quoi que ce soit à redire quant à l’histoire, je ne crois pas qu’il y ait quoi que ce soit à redire sur moi mais il y a une chose dans cette situation contre laquelle les histoires résistent, pour une raison ou une autre, peut-être le ridicule. Ce serait là ma première réponse, que l’histoire ne veut pas venir en un endroit où elle serait tournée en ridicule, et donc elle refuse de se présenter. Mais cela n’est arrivé que trois fois pendant toutes mes années de conteuse. Donc je suis… j’entends déjà une histoire qui vient, donc ça va aller.
Mais quand on a la responsabilité de raconter des histoires, ce qui… c’est une responsabilité, on a aussi une conscience très vive non seulement de ce moment où on est là debout avec l’histoire qui se présente, mais on a aussi conscience de tous ces vieux conteurs qui se sont levés et on raconté leurs histoires en d’autres lieux et d’autres temps car les histoires que nous racontons sont vieilles. Nous ne connaissons pas leur âge. Simplement elles ont été racontées et racontées au fil des générations qui passaient, et l’histoire a continué, toujours, toujours, tout comme une pierre. Elle continue toujours toujours.
Bien sûr, ce ne sont pas toutes les histoires qui ont continué toujours toujours. Quelques unes se sont perdues, des histoires qu’on ne racontait pas. Et pendant la période des pensionnats, quand nous perdions nos langues, nous perdions aussi nos histoires. Nous perdions beaucoup de choses. Et euh… ma mère qui est conteuse disait toujours qu’une bonne histoire tient debout toute seule. Et euh… elle disait sans doute : « Il n’est pas nécessaire de faire quoi que ce soit pour l’étayer . Ce n’est même pas nécessaire de dire à qui que ce soit de quoi parle cette histoire parce que lorsque je raconte une histoire, l’histoire que je vous raconte à vous, quelqu’un d’autre entendra cette histoire et la verra différemment. En fait, si je parle de cette histoire avec les gens après, j’aurai beaucoup plus de réactions qu’on aurait pensé obtenir suite à cette expérience d’entendre la même histoire
Aussi, elle – ma mère, la conteuse – aussi elle disait que si l’on a du respect pour l’histoire, on doit la raconter du début à la fin. Elle détestait, vraiment elle détestait quand quelqu’un disait « Bon, vous savez, dans cette histoire … » Et ensuite on en raconte un petit morceau. Bon on peut probablement faire ça entre conteurs qui en quelque sorte connaissent les histoires, mais à un public ou un groupe d’enfants, non, on ne peut pas faire ça. Du commencement à la fin c’était la seule manière de raconter une histoire selon ma mère . Donc parce que je suis la fille de ma mère, j’ai le même sentiment. Je me dois de raconter ainsi une histoire . Avec respect, et aussi raconter … certaines, certaines histoires sont très personnelles …ces histoires sont comme dans des familles . Ainsi il y a quelques histoires que nous racontons dans notre famille et qu’on ne raconte pas dans d’autres familles et ce ne sont pas des histoires personnelles, ce sont des histoires traditionnelles mais personne d’autre ne les raconte. Soit ils les ont oubliées, soit ils ne les connaissent pas, et donc quand vous avez une histoire comme ça à raconter , en quelque sorte vous en prenez possession . Beaucoup des histoires que je raconte d’autres gens les racontent mais, il y a des histoires que nous racontons qui euh… appartiennent à notre famille. Pas « appartiennent » en ce sens que nous aurions un contrat pour être les seuls à raconter cette histoire – Mais elles semblent aimer…elles restent parmi nous et elles ne vont pas se balader ailleurs. L’histoire reste avec nous, comme un ami. Et quelquefois même quelqu’un pourrait dire « Raconte, raconte l’histoire de ta mère » Et ils se souviennent encore « Oh ta mère a raconté cette histoire ». Ou « j’ai entendu ma grand’mère raconter cette histoire » .Ainsi maintenant personne d’autre ne peut raconter cette histoire. Et c’est assez mystérieux parce que je crois que c’est vrai que quelques histoires appartiennent à un lieu et n’appartiennent pas à un autre. Mais l’histoire le sait, si bien que je n’ai pas à me soucier de savoir : « voyons, cette histoire se raconte-t-elle seulement dans l’ouest ? » ou « cette histoire peut-elle se raconter aussi dans le sud ? »Quand une histoire se présente, c’est l’histoire qui veut qu’on la raconte, et donc vous ne vous trompez pas car ce n’est pas vous qui décidez. L’histoire se présente et…
Les enfants sont les gens à qui j’aime le mieux parler. Je veux dire les enfants encore à l’école primaire. Du euh…cours élémentaire au cours moyen. Quand ils sont très petits je les préfère car euh, ce sont eux qui sont encore ouverts aux histoires. Ce sont eux qui croient encore à la magie. Et ce sont eux qui adorent, adorent entendre des histoires. Bien sûr quelquefois vous trouvez un public sophistiqué d’enfants de ce groupe d’âge qui n’aiment pas vraiment les histoires car ils sont tellement endoctrinés ; ils sont tellement prisonniers de la télévision. Et ils ont besoin de la musique. Ils ont besoin de l’action et ils ont besoin d’accessoires, alors que quand je raconte mes histoires je n’ai rien d’autre que ma voix.

L’arbre de la compassion : un conte d’hiver
1ère partie : La Supplique de la Mésange aux arbres
L’histoire qui veut être racontée ici, en cet endroit où il fait très chaud, est un conte d’hiver avant tout. Peut-être pour cette raison même. Nous avons besoin d’un peu d’hiver dans cette salle. Et donc l’histoire…l’histoire qui se présente est…C’est peut-être dur de raconter une histoire d’hiver quand il fait si chaud. Et aussi c’est dur de raconter une histoire d’hiver dans des endroits où les gens ne connaissent pas le climat du Minnesota. Et donc si je dis, vous savez, le vent soufflait et à nouveau la glace était cinglante… « Quoi ! Vraiment ! ça ne peut pas être si terrible ! » La neige vous aveuglait…
Et ainsi il arriva qu’un jour il y a très très longtemps une énorme tempête traversa le pays. C’était une énorme tempête ; c’était un blizzard. Le vent soufflait. Il vous aveuglait. On n’y voyait pas loin et les arbres, les arbres étaient secoués par le vent. Et une petite mésange avait trouvé un petit coin dans un arbre pour s’abriter de cette tempête et le vent secoua l’arbre et la mésange tomba. Tomba sur la neige. Elle ne pouvait pas voler jusqu’à son refuge car elle s’était fait mal. Elle était blessée, une blessure à l’aile. Mais la mésange savait qu’elle ne pouvait pas rester là dans la neige avec tout ce vent et cette glace qui tourbillonnaient autour d’elle. Alors elle se débattit et vous imaginez une créature si petite qui se débattait dans la tempête et traînait une aile cassée, ou peut-être pas cassée mais blessée de toute façon, qui la traînait sur la neige et cherchait de l’aide. Parce qu’elle savait qu’elle allait sûrement mourir, que sans abri elle allait sûrement mourir. Et donc elle se débattait et avançait. Elle vit un arbre devant elle. Alors, en levant les yeux, elle vit dans la tempête un immense arbre tout vert. Car le mélèze est un grand conifère et ce grand conifère est très symétrique, très bien formé. Il n’a pas une branche en lambeaux par ci, une branche en lambeaux par là ; c’est une espèce d’arbre très symétrique et très élégant. Voilà le genre d’arbre que la mésange avait trouvé. Et à cause du vent il fallait qu’elle parle d’une voix aussi grosse que possible. Elle dit : « Arbre mélèze , arbre mélèze ! regarde, regarde, c’est moi. J’ai été blessée dans cette terrible tempête et je…je sais que je vais mourir. J’ai besoin que tu m’aides. Veux-tu m’aider ? » Et le mélèze baissa les yeux : « Tiens, une petite voix me parle » Et il vit l’oiseau, le petit oiseau. Et le mélèze dit : « Et alors, que veux-tu que je fasse ? que puis-je faire pour quelqu’un comme toi ? » La mésange dit : « Vous pourriez couper vos branches. Vous pourriez couper quelques unes de vos branches et les laisser tomber jusqu’ici et j’aurais un abri. Je me glisserais dessous et je serais en sécurité dans la tempête. Si vous ne m’aidez pas je vais mourir et je ne veux pas mourir. Je veux vivre. Je veux vivre. »
Le mélèze trouva cette idée tout à fait déplaisante. Le mélèze dit : « Tu vois bien que je suis un bel arbre. Je suis un beau conifère vert, bien formé, un mélèze il m’est tout à fait impossible de t’aider dans ce cas précis. Je refuse. Je refuse de briser mes branches pour toi. Je suis désolé, mais tu dois aller chercher de l’aide ailleurs. »
Et donc le petit oiseau continua à se débattre au milieu de la tempête, à se débattre. Et enfin il vit devant lui un autre arbre et il leva les yeux et c’était un beau et grand pin séquoia. On les appelle aussi pins de Norvège. Et cette fois encore le petit oiseau cria d’une grosse voix pour se faire entendre dans la tempête. Il disait, « Grand pin rouge, grand pin rouge, regarde, c’est moi. Je suis là, en bas, et j’ai besoin d’aide. Veux-tu m’aider ? J’ai été blessé dans cette tempête, je ne peux pas voler et je ne peux pas monter jusque dans un arbre où je… où je serai à l’abri de ce vent terrible et de la glace et de la neige. J’ai besoin d’aide. Tu comprends, tu comprends, je vais mourir dans ces conditions. Et je ne veux pas mourir. Je veux vivre. Je veux vivre. » Et le pin de Norvège baissa les yeux et vit la situation dans laquelle se trouvait le petit oiseau. Le pin rouge de Norvège dit « Que veux-tu que je fasse ? J’aimerais t’aider » Et le petit oiseau dit, « si tu veux bien couper quelques unes de tes branches, juste assez pour faire un petit abri ici, dans la neige, je pourrai aller sous cet abri et je serai en sécurité et j’aurai chaud et je vivrai. Je vivrai ! »
Sans hésitation, très vite, le grand pin rouge de Norvège se mit à détacher ses basses branches, les laissant tomber en un certain endroit, et bientôt il y eut un tas de branches qui faisaient un abri. Et l’oiseau, l’oiseau se faufila dessous. Et il était tout à fait en sécurité.

L’arbre de la compassion : un conte d’hiver
2ème partie : Le Jugement du Créateur
Mais la tempête durait. C’était vraiment une tempête épouvantable. Quand elle fut terminée, tout était calme et tranquille. Le Créateur, le Créateur vint en ces lieux et se mit à parler au pin rouge, au pin rouge de Norvège. Le Créateur dit : « J’ai vu. J’ai vu ce qu’il s’est passé . Et il faut que je te dise qu’à cause de ce que tu as fait tous les arbres de ton peuple feront ce que tu as fait. Dans leurs longues vies, ces arbres s’émonderont tout seuls. Ils détacheront leurs branches. Elles tomberont et vous aurez de longs, de très longs fûts. Et tout en haut vous aurez vos branches, mais celles du bas se détacheront. Vous vous dresserez dans la forêt. Vous serez forts et vous serez grands mais vous serez émondés. Et ainsi, pour cette raison, quand les gens viendront et les enfants viendront ils vous contempleront et ils diront que le pin rouge de Norvège s’émonde tout seul car ce fut l’arbre de la miséricorde. C’est l’arbre de la bonté. C’est l’arbre qui eut de la compassion pour un petit oiseau blessé désemparé qui ne voulait que vivre.
Non loin de là se tenait le mélèze qui entendit tout. Le beau mélèze dit, « comme je suis content, comme je suis soulagé de n’avoir pas détaché mes branches ou voilà ce qui me serait arrivé. Ma belle forme parfaite, symétrique, serait gâchée et toutes les générations de mélèzes seraient dans ce même état. Je suis content que l’oiseau ait trouvé de l’aide, mais je suis content aussi de n’être pas celui qui l’a aidé. »
Voilà ce qu’il pensait mais le Créateur entendit ce que pensait le mélèze. Et le Créateur se tourna vers le mélèze et dit, « C’est vrai. C’est vrai. Tu ne t’émonderas pas tout seul. Tu ne te dresseras pas dans la forêt avec un tronc dépouillé. En fait tu ne te dresseras pas dans la forêt. Désormais, à ce moment précis, tu vas commencer à mourir. Tu es en train de mourir. Et de plus, à cause de ta conduite, tu es en train de mourir et toutes les nations de mélèzes mourront aussi. Pour commencer tu remarqueras que toutes tes feuilles sont en train de devenir brunes. Et elles vont tomber. Et tu ne seras pas un arbre aux feuilles persistantes. Et tu ne seras plus jamais vert. Tu vas mourir et tous les mélèzes mourront avec toi. »Et vous savez, le mélèze se mit à crier et pleurer et supplier, « Oh, Créateur ! Oh Créateur ! vous comprenez bien ma situation. Vous savez bien que je me sentais obligé de rester beau et élégant dans la forêt. Vous comprenez bien qu’il ne m’était pas possible de détruire ma forme parfaite. Vous comprenez bien que c’était cher payer. Et maintenant, croyez-moi quand je dis que je regrette. Si je devais le refaire je ne ferais pas comme ça. Mais c’était trop tard. Le Créateur dit : « Oh, c’est trop tard. Tu as fait ton choix. Ce n’était pas un bon choix et tu dois payer. »
« Ce n’est pas juste ! c’est trop ! ce n’est pas juste ! ça ne me plaît pas. »
Néanmoins le Créateur déclara, « Tu es en train de mourir. »
Mais là, sur le sol, à l’endroit où la petite mésange s’était cachée, elle sortit. Et son aile allait mieux. Son aile était guérie. Elle n’était pas cassée, elle était foulée. Et donc la mésange sortit de ce…de ce tas de branches du pin rouge de Norvège.
Et le petit oiseau dit, « Oh Créateur ! s’il vous plaît ne punissez pas le mélèze d’une manière aussi sévère. Je ne veux pas que le mélèze meure à cause de moi. »
Peut-être le Créateur fut-il surpris qu’un petit oiseau puisse avoir autant de compassion pour quelqu’un qui n’avait eu aucune pitié pour lui.
« S’il vous plaît, s’il vous plaît »,disait la mésange, disait le petit oiseau, « s’il vous plaît ne tuez pas le mélèze. Je veux que le mélèze vive, et le mélèze veut vivre aussi. »
Alors le Créateur dit, « A cause de toi, pas à cause de tout ce qu’a dit le mélèze, mais à cause de toi et de ta voix pleine de compassion, je vais changer mon jugement .Ce mélèze deviendra brun quand -même. Ce mélèze perdra quand - même les aiguilles en automne. Et ce mélèze se dressera nu, absolument nu dans la forêt pendant le long hiver. Et quand les enfants viendront, quand les humains viendront, ils sauront que le mélèze fut l’arbre qui n’eut pas de pitié, pas de compassion. Le mélèze ne s’est pas soucié du petit oiseau qui souffrait et avait peur et était tout seul. Mais le pin rouge, diront-ils, « Le pin rouge est un arbre de compassion, et tous les arbres de la famille du pin rouge continuent d’avoir de la compassion pour tous les petits êtres volants. »
Et voilà, vous devez trouver la leçon par vous-mêmes, parce qu’une bonne histoire tient debout toute seule et ne souhaite pas être interprétée par un conteur.