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Langue :
Français
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UTLS - la suite (Réalisation), UTLS - la suite (Production), Claude Fourteau (Intervention)
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Droit commun de la propriété intellectuelle
DOI : 10.60527/8xsh-jb48
Citer cette ressource :
Claude Fourteau. UTLS. (2006, 13 janvier). Le tourisme et les institutions culturelles , in Déplacements, migrations, tourisme. [Vidéo]. Canal-U. https://doi.org/10.60527/8xsh-jb48. (Consultée le 19 mars 2024)

Le tourisme et les institutions culturelles

Réalisation : 13 janvier 2006 - Mise en ligne : 13 janvier 2006
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Descriptif

L'irruption du tourisme culturel de masse, il y a une trentaine d'années, a pris au dépourvu musées, monuments et sites. C'est alors que les opérateurs professionnels du tourisme, détenteurs du choix des itinéraires et de l'organisation des visites de groupe, adaptant leurs programmes à des publics - cibles identifiés, ont pris une place dominante dans l'économie, l'image, la pratique et l'interprétation même du patrimoine. Tandis que musées et monuments n'incluaient pas les touristes étrangers dans leur mission éducative, considérant les groupes comme un mal nécessaire bien que convoité, - le marché du tourisme, en associant systématiquement voyage et visites contribuait puissamment à faire accéder aux lieux de culture des publics élargis. Mais quelle pratique culturelle a-t-il installée ?

Cependant, les musées et sites culturels ne sont pas les plages. Ils ont fait preuve, de fait, d'une stupéfiante capacité d'adaptation en l'espace d'une génération, adjoignant les fonctions de communication, de gestion, de médiation culturelle, d'études de publics, de marketing, de programmation.. à celles de la conservation. Les grands musées en particulier ont ainsi développé une étendue d'offre et une force de frappe considérables. Récepteurs des voyageurs du monde, ils affrontent aujourd'hui les défis de la mondialisation en étendant sur le monde l'emprise de leur image et de leur présence. Ces évolutions posent des questions nouvelles: les grandes institutions culturelles sont-elles devenues des multinationales ? Les plus petites ou plus fragiles sont-elles vouées à la pénurie ou à la suraffluence touristique ? Les aspirations profondes des voyageurs - visiteurs sont-elles prises en compte ? Comment se repensent aujourd'hui les politiques culturelles au regard des évolutions du tourisme international?...

Il semble que le lien qui unissait depuis deux siècles les institutions culturelles et les visiteurs étrangers- l'ambition nationale d'éblouir portée par les uns, et la soif d'admirer apportée par les autres se soit mieux adapté jusqu'à présent aux injonctions du développement économique. Cependant les institutions culturelles auront à répondre sur d'autres terrains, car elles occupent une place majeure au coeur des questions nouvelles du brassage des cultures et de la renégociation des identités.

Intervention
Thème
Documentation

Texte de la 609e conférence de l'Université de tous les savoirs donnée le 13 janvier 2006

Claude Fourteau : « Le tourisme et les institutions culturelles »

Introduction

L'enjeu moderne des politiques de publics a été de favoriser l'accès du plus grand nombre à la culture. Ce que l'on désigne par « le plus grand nombre » est généralement sous-entendu mais chacun sait qu'en vérité il ne s'agit pas de la population du globe, mais seulement de l'ensemble des citoyens d'un pays, et que l'enjeu est de nature nationale. La mise en Suvre de cette ambition d'accession et de partage a suscité un corpus considérable d'études, de débats, d'engagements, et la pensée sur le public semble s'y être concentrée et comme renfermée. Etrangement, cette ambition démocratique ne s'est pas élargie et vivifiée au contact des questions qu'aurait pu lui poser l'accueil des passagers du monde, en liaison avec le phénomène ancien du tourisme et le phénomène récent de la mondialisation des visiteurs. Ces évolutions majeures sont restées essentiellement appréhendées par le chiffre, sans guère donner lieu à réflexion autre que leur incidence sur l'économie des institutions culturelles et de leur environnement. Cependant l'on ne peut plus ignorer que dans les faits notre modèle de diffusion publique à visée éducative et civique est beaucoup moins uniforme qu'il y paraît, concurrencé qu'il est par l'objectif aujourd'hui dominant d'attirer le plus grand nombre possible de visiteurs - les probabilités de cette extension étant essentiellement liées au tourisme international.

Deux logiques d'action contrastées en résultent et il semble bien qu'elles se déploient en parallèle, sans essai de convergence. Il nous paraît beaucoup plus éclairant de tenter une démarche a contrario, et de lier d'emblée la question du tourisme à la question du public, car dans l'un et l'autre cas l'accès aux lieux de culture est en jeu en même temps que l'accession à la culture. La mise en perspective et en tension de l'influence réciproque de ces deux paradigmes n'a commencé à être abordée que très récemment, dans quelques colloques auxquels cette communication doit beaucoup[1]. Les meilleurs lieux d'observation de ces logiques ambivalentes sont aujourd'hui les musées et monuments, du fait que ces institutions reçoivent une fréquentation mêlant publics nationaux et étrangers et que porte sur elles l'essentiel de la pression, tant sociale qu'économique, à l'extension de l'accès.

Si l'on s'en tient à l'espace européen, c'est-à-dire à une aire géographique de très grande mobilité des personnes et de très grande attractivité culturelle étendue à l'échelle mondiale, l'on pourrait aborder la question du tourisme par la problématique suivante : comment se répartissent, se conjuguent ou s'opposent aujourd'hui la visite touristique et la pratique culturelle ? Ou pour s'exprimer autrement, comment interagissent sur les institutions culturelles, d'un côté l'irrésistible ascension en nombre des publics passagers, de l'autre l'effort de développement de ce que nous appellerons le public usager ? Il n'est pas usuel de questionner les institutions de l'intérieur, comme cette conférence nous invite à le faire ; elles auraient pourtant beaucoup à dire, étant à la croisée des politiques culturelles et de la présence réelle des Suvres et des visiteurs, et parmi elles les plus connues sont ouvertes au grand brassage des populations du monde en mesure de voyager. Certes nous disposons d'études quantitatives globales sur le tourisme, y compris culturel, qui ont évidemment toute leur pertinence en ce qu'elles nous révèlent l'ampleur et les évolutions du phénomène touristique - et nous ne reviendrons pas ici sur les chiffres que collectent les institutions chargées du tourisme - mais elles ne permettent pas d'appréhender les interactions qui en découlent sur le terrain des institutions. Quant aux études des pratiques culturelles, si fines et approfondies soient-elles, elles semblent se dérouler in vitro, dans la mesure où elles ne s'intéressent qu'au public national, à l'heure où les visiteurs internationaux sont globalement majoritaires dans la fréquentation de nos musées et monuments.

Comment se joue le face à face des institutions et du tourisme ? Acceptation, rejet, sujétion, innovation, mutation ?...On voit bien la complexité des études qu'il y aurait à mener pour traiter le sujet qui nous occupe : seul un vaste travail de terrain sur les politiques de publics que développent des institutions de taille et de type différents pourrait y répondre. Ce projet demanderait des enquêtes locales, démultipliées, durables, participatives... En l'absence de ces collectes et de leur analyse, qu'il faudra bien entreprendre, nous nous contenterons de présenter ici quelques hypothèses et réflexions nourries de l'exercice d'une longue pratique professionnelle dans les musées. Nous proposerons une interprétation de certaines étapes de l'évolution des institutions culturelles en liaison avec l'évolution du tourisme, de sa lente montée en puissance à sa prééminence chez les uns, - dans cette partie historique, le Louvre servira d'étude de cas et de repère - de sa déficience chez d'autres, et de la façon dont le tourisme a été un puissant facteur de renouvellement des institutions, de leur organisation et de leurs critères, sans toutefois provoquer de véritable réévaluation du périmètre de leurs missions.

Du citoyen au touriste, le grand basculement

Le peuple et le projet initial du musée

L'histoire des institutions et des politiques culturelles, qui a fait l'objet d'un travail de recherche remarquable depuis une vingtaine d'années, nous informe bien sur le projet politique qui sous-tend la création des musées et le classement des monuments.

Dans le mouvement des idées de progrès qui se répand au 18ème siècle, l'ouverture publique des collections privées constitue une des revendications de la pensée éclairée. Il y a désormais, dans la plupart des pays européens, un lieu pour la mise à disposition publique de la connaissance, et ce lieu est le musée. De cette institution nouvelle, le peuple est le « destinataire éminent [2]». « Dissiper l'ignorance », « éveiller l'esprit public », assurer la « jouissance démocratique » sont bien les ambitions nées de l'Europe des Lumières ; en France, le musée public prend une dimension particulière, car il naît directement de la Révolution. Le droit d'accès aux richesses des arts, propriété de tous et gage d'instruction pour tous, est désormais intrinsèque à la représentation de la citoyenneté. L'influence du modèle du Louvre se répand en Europe.

Les musées et les monuments ont également pour projet la transmission entre générations de ce que nous appelons aujourd'hui le patrimoine : les biens symboliques, inaliénables, qui concernent la mémoire et l'identité d'un ensemble social constitué. Dans cette optique, ils contribuent à « éduquer aux valeurs collectives » et de ce fait ils s'adressent fondamentalement au public national.

Dans ce schéma cependant, l'étranger n'est pas nié, il est invité à admirer et à communier dans des valeurs à portée universelle, et l'on ne peut que constater la force du rayonnement des musées et des monuments à cette époque : la culture occidentale, à visée universaliste, fait ployer le monde sous « le joug de l'admiration ». Au patrimoine est reconnue ainsi cette deuxième fonction d'attirer la visite des élites cosmopolites dans les capitales européennes, assurant prestige et bénéfices au pays d'accueil.

Cette organisation institutionnelle du rôle de l'art et de la culture continue d'alimenter aujourd'hui nos politiques culturelles, nos pratiques et nos valeurs.

Cependant, au 19ème siècle, les Anglais, après avoir inventé le « Grand Tour », ont inventé le tourisme de masse. Et de cette boite de Pandore se sont échappés des biens et des maux innombrables avec lesquels nous avons le plus grand mal à négocier, faute d'avoir confronté et intégré cette nouvelle donne à nos modèles d'origine.

Les touristes, nouveaux destinataires, mais déjà séculaires, de l'accès culturel

Il n'est pas simple d'ouvrir la question des destinataires pour la raison que le public n'a pas d'histoire et qu'on ignore presque tout de ce qu'a été la fréquentation des institutions publiques au fil du temps. C'est à peine si, très récemment, on s'est occupé du nombre, de la composition et des évolutions des visiteurs. Aujourd'hui encore, lorsqu'on tente entre grands établissements européens de s'échanger des informations sur ces points, on ne peut que constater l'extrême disparité de nos connaissances respectives. Nous avons eu la chance, au Louvre, de retrouver quelques données historiques[3], peut-être uniques dans l'histoire des musées, qui permettent d'avancer des pistes d'interprétation sur les évolutions de la fréquentation du public et de l'évolution du tourisme depuis deux siècles.

D'une part, si « les sources d'information quantitative sont pauvres, innombrables en revanche les textes » concernant leur visite au Louvre laissés tout au long du 19ème siècle par des commentateurs français et étrangers (...) livrant « un témoignage notamment sur le public qu'ils y ont vu », indique Jean Galard dans le « Florilège » qu'il consacre aux visiteurs du Louvre. Ces observations ne permettent aucun doute sur le fait qu'au cours du 19ème siècle, le Louvre a été un musée national populaire, gratuit, et extrêmement fréquenté, en particulier le dimanche, jour de visite des classes laborieuses.

Cependant, vers la fin du siècle, des préoccupations économiques ont conduit le parti des « pragmatiques » à s'interroger sur l'opportunité de faire payer l'entrée. Un grand débat public s'engage et l'idée naît de comptabiliser les visiteurs pendant un mois entier afin de nourrir la réflexion par des données quantitatives. Grâce à cette première enquête historique, nous connaissons le chiffre des entrées au Louvre durant le mois de novembre 1892 : 80 000 visiteurs. Une enquête ultérieure dénombrera 2/3 de Français et 1/3 d'étrangers. C'est un peu plus tard, en 1921, que la décision de passer de la gratuité au paiement est entérinée et que l'on voit le politique déléguer sa tutelle sur les musées et monuments aux instances gestionnaires nouvellement crées, la Réunion des musées nationaux et la Caisse des monuments historiques. Comment expliquer cette révolution à rebours ? Un tenant de la gratuité, en 1896, nous en donne la clé: « Notre vieux Louvre est méconnaissable - je parle aujourd'hui de son public -, et maintenant que la clientèle de l'agence Cook est prépondérante, je vois moins d'obstacles à certains jours payants »[4]. Nous touchons là au cSur du motif de ce basculement majeur, dont il ne nous semble pas que l'on ait saisi l'importance et la nature annonciatrice. Le statut d'invité d'honneur accordé au visiteur étranger s'effondre ; les touristes du tournant du 19è siècle ne sont plus les « grands amateurs », ni les fils de l'élite européenne accomplissant « le Grand Tour » ; devenus utilisateurs en groupe d'un voyagiste professionnel, ils sont désormais identifiés comme clients. Ils sortent du cercle de la générosité aristocratique qui se paie de prestige pour entrer dans la sphère économique ; le dédain qu'ils suscitent et que notre commentateur expose naïvement, se rachète par le paiement.

N'est-on pas fondé à penser que l'avènement de l'ère du tourisme de masse, alimentant les musées en publics envers lesquels les politiques nationales ne se sentaient pas de responsabilité éducative, a poussé au passage de la gratuité au paiement ? Et, ce faisant, n'a-t-il pas conduit à un relatif abandon des principes qui avaient fondé l'idée politique de musée, et corrélativement à une désaffection marquée des publics populaires ? C'est du moins à ces conclusions que nous a menés une étude sur l'impact de la gratuité[5], qui pourrait bien être le pendant inversé de l'impact du tourisme.

Car le panorama du 20ème siècle des musées prend, dans cette perspective bicentenaire, l'allure d'une période de grave régression de la fréquentation nationale, seulement compensée en fin de siècle par un renouveau. La preuve en est donnée par un deuxième comptage, réalisé au Louvre au cours du mois de novembre 1992, exactement cent ans après le premier : la fréquentation s'élève à 264 000 visiteurs (soit une multiplication par 3,3), dont 2/3 d'étrangers (x 6,6) et 1/3 de Français (x 1,6). Les proportions se sont inversées.

Pendant que le public national se raréfiait, le public international s'amplifiait, surtout à partir des années 1950 où la paix et la prospérité retrouvées permettent au tourisme de reprendre son envol ; on observe alors au Louvre un accroissement de fréquentation annuelle de 500 000 visiteurs par décennie, avant que la rénovation du « Grand Louvre », en 1989, n'entraîne un doublement durable des visiteurs, dont le nombre a atteint 7,3 millions en 2005. Ainsi qu'on l'a vu, les touristes étrangers y comptent pour les deux tiers.

Massification et inégalité : deux aspects du tourisme

Il convient certes de relativiser la présence touristique et de rappeler qu'elle n'a d'influence que sur la fréquentation d'une faible minorité de lieux de patrimoine, ainsi que le rappelle le Département des études et de la prospective du Ministère de la Culture (DEPS, Notes statistiques 2003). La disparité des institutions culturelles à l'égard du tourisme international est énorme : théâtres, bibliothèques, salles de concerts sont à peine concernés. Quant aux musées et monuments, le tourisme se polarise sur les plus grands et bien souvent sur les villes capitales. En France, quatre musées concentrent 30 % des visites : le Louvre, Orsay, Versailles, le Musée national d'art moderne /Centre Georges Pompidou. La Région Ile de France concentre la moitié de la fréquentation de tous les musées de France. La disparité est identique pour les monuments, avec une forte polarisation sur l'Ile de France, le Val de Loire et quelques très grands sites, tel le Mont St Michel... De telles disparités de notoriété et de fréquentation donnent le sentiment que les institutions « évoluent dans des espaces-temps étrangers » (Olivier Donnat). Entre trop et trop peu, le tourisme n'obéit pas à la régulation, et la majorité des institutions sont à la recherche de publics plus nombreux, tandis que les autres sont submergées par l'afflux de visiteurs, au point de devoir réviser entièrement leur infrastructure. Rappelons aussi que le tourisme n'est pas seulement international : la France est la première destination touristique du monde tout en restant la première destination touristique des Français. Le fait nouveau dont l'on n'a pas encore pris la mesure est que les visiteurs étrangers l'emportent désormais en nombre sur les visiteurs français, dans les institutions patrimoniales.

Cette nouvelle donne est dérangeante et mal étudiée car l'impact du phénomène touristique sur la fréquentation des lieux culturels reste largement méconnu : parmi les trois méthodes de connaissance des publics, celle du dénombrement - le chiffre le mieux connu car lié à la vente des billets - ne nous informe pas sur la composition des visiteurs ; celle des enquêtes nationales sur les pratiques culturelles ne dit rien, par définition, sur le tourisme étranger; seules les enquêtes sur les lieux de visites permettent de connaître l'origine géographique des visiteurs, mais seuls quelques grands établissements peuvent mener des enquêtes continues et multilingues. Chez ceux-ci, tant dans les musées que les monuments les plus connus, la fréquentation étrangère se situe entre 60 et 80 % de la fréquentation totale[6]. Ces chiffres n'indiquent en aucun cas que les publics nationaux y sont moins nombreux qu'ailleurs, bien au contraire, mais qu'ils se trouvent dans un ratio plus faible du fait de la notoriété internationale de l'établissement. Ce déséquilibre en faveur de l'étranger est naturellement une source de tension.

De cette situation émergent deux types de publics bien distincts : d'une part le public constitué des visiteurs locaux, et, à l'occasion des vacances, des visiteurs nationaux, qui peuplent très majoritairement les institutions les moins fréquentées, et minoritairement les plus fréquentées. Ces publics sont relativement stables, homogènes, plutôt âgés, habitués des lieux dans lesquels ils reviennent surtout pour visiter les expositions ou pour suivre des activités culturelles ; s'ajoutent à eux la visite en famille et les groupes scolaires, ceux-ci constituant l'élément le plus structurant de la visite des collections des petits établissements et restant partout la forme la plus visible de la fonction éducative des institutions. Ces publics sont souvent gratuits (les jeunes, les scolaires) ou encore inscrits comme amis, abonnés, adhérents.

Dans les grandes institutions, le public est majoritairement touristique et saisonnier, donc instable, irrégulier et extrêmement différencié par la diversité de sa provenance géographique et culturelle. Il vient de loin pour découvrir les lieux et les collections les plus connus, il est plutôt jeune et socialement diversifié, il est souvent en groupe constitué et dans ce cas ne fait que passer, emportant à son départ un souvenir de sa visite acheté à la librairie. C'est un public payant. La crédibilité, les critères de réussite des institutions en matière de fréquentation et de ressources propres, leur marge de manSuvre aussi, dépendent donc fortement du public touristique.

Nous verrons plus loin que parvenir à un équilibre et réussir à faire cohabiter ces deux types de publics n'est pas chose facile.

En dépit de ces inégalités, il reste que trois éléments au moins créent les conditions d'une certaine homogénéité d'attitude des institutions à l'égard du tourisme culturel :

Le tourisme international ouvre une perspective d'accroissement général de la fréquentation quasiment indéfini. Il faut bien admettre qu'il y a plus de probabilité, pour une institution culturelle, de réussir à faire progresser son attractivité touristique, dans ce contexte favorable, que d'agir sur le développement des pratiques culturelles locales ou nationales, qu'on nous présente comme stagnantes.

La visite de lieux de patrimoine est particulièrement favorisée par les vacances (tourisme de l'intérieur) et loisir et voyage ne cessent de gagner du terrain.

Enfin, tous les établissements culturels sont désormais sensibilisés à l'apport de la fréquentation touristique et la passivité n'est plus de mise. En régions, la plupart des collectivités se sont saisies du concept de « valorisation du patrimoine » comme facteur de développement économique local.

De façon générale, le tourisme a fait entrer les institutions dans l'économie du loisir.

I. Institutions culturelles et tourisme : une vision duelle de la visite

Un face à face improbable

Quel type de relation s'est instauré, au cours de cette période de développement qui s'étend tout le long du XXème siècle entre les professionnels de la culture et du tourisme ? Il faut bien admettre qu'une profonde distance sépare ces professions et que leur relation s'est longtemps limitée au minimum. D'un côté une activité de nature commerciale, traitée à dimension industrielle, fortement organisée, planifiée, concentrée, sensible à la demande, prompte à répondre à l'émergence de nouveaux pays et de nouvelles populations avides de voyager ; de l'autre, des institutions publiques sans but lucratif, dispersées, attachées à leur singularité, faiblement organisées, animées par des conservateurs dévoués à des valeurs qui les attachent prioritairement au soin des Suvres. Quant au public touristique lui-même, tout particulièrement dans sa configuration de groupe, il est facilement perçu par les musées et monuments de façon négative : soit il présente un risque potentiel pour les lieux et les Suvres - et de ce fait son accès est réglementé, semé de restrictions, de contraintes, de surcoûts ; soit il apporte des nuisances - il obère lourdement la fluidité des espaces d'accès, de circulation et de contemplation, il occupe l'espace acoustique ; dans tous les cas sa venue nécessite une logistique spécifique - parking d'autocars, entrée réservée, vestiaire de groupes, billetterie adaptée, réservation ; par-dessus tout, il est déclassé par rapport au visiteur individuel : profane dans la plupart des cas, le touriste en groupe accepte d'être conditionné dans son itinéraire, limité à la visite rapide des Suvres phare et à un discours simplificateur... toutes caractéristiques qui dénotent la vulgarisation de l'offre et contredisent les valeurs de la pratique amateur. De façon générale, considérant les groupes comme un mal nécessaire - bien que constituant pour beaucoup un apport convoité à leur fréquentation - les institutions ne se sont guère penchées sur l'apport qualitatif dont elles pourraient enrichir la visite touristique.

L'emprise des professionnels du tourisme

C'est ainsi que la communication et la pratique de visite des lieux de patrimoine ont été en grande partie prises en main par les professionnels du tourisme. Avec une publicité efficace, habile à allier l'imaginaire du voyage et les nouvelles facilités du déplacement culturel, les opérateurs du tourisme, détenteurs du choix des itinéraires et de l'organisation des visites de groupe, adaptant leurs programmes à des publics cibles bien identifiés, ont peu à peu pris une place dominante dans l'économie patrimoniale, dans la construction de l'image des villes et des sites touristiques, et, via leurs guides accompagnateurs, dans l'interprétation même des monuments et des collections. En effet tandis que les institutions ne parvenaient pas à inclure les touristes étrangers dans leur activité éducative, par défaut de personnels suffisants, de compétences en langues étrangères ou encore de considération pour le type de guidage demandé, le marché du tourisme, en associant systématiquement voyage et visites contribuait puissamment à faire accéder aux lieux de culture des publics élargis. Car on oublie trop de le dire : la prise en charge par le groupe constitue une forme sécurisée d'apprentissage de l'inconnu, qu'il s'agisse des étrangers lointains mais aussi des touristes de l'intérieur, personnes âgées, ruraux, catégories sociales éloignées de la culture - et cela même si la pratique culturelle qui est ainsi organisée ne répond pas aux canons de la visite cultivée. L'on peut considérer que les tours opérateurs sont ainsi devenus les premiers prescripteurs de visites culturelles.

L'entrée remarquée du visiteur

Entre dédain des uns et emprise des autres, la situation aurait pu rester indéfiniment bloquée. Ce n'est pas ce qui s'est produit, la rencontre des deux univers de la culture et du tourisme, qui semblaient destinés à se croiser sans se mêler, a produit un effet déclenchant inespéré. C'est du moins une hypothèse explicative du renouveau des institutions culturelles, et celle qui nous paraît la plus plausible.

Sans doute devra-t-on accepter d'analyser au prisme du tourisme et de la circulation rapide des modèles une bonne part des évolutions patrimoniales des 30 dernières années. Car de fait comment expliquer la formidable mutation qui a saisi musées, monuments et sites dans le monde occidental, à une époque où précisément leur modèle paraissait être devenu obsolète, leurs pratiques élitistes et privées d'avenir, sans faire référence au développement du tourisme comme à l'énergie qui a alimenté le moteur du renouveau ?

Dans ce vaste chantier, l'attractivité architecturale a fait des musées nouvellement créés ou rénovés des signes et signatures forts dans le paysage urbain. L'Occident, le Japon se sont « couverts d'un manteau » de musées, chefs d'Suvre des architectes. S'il n'est pas de signe sans destinataire, à qui s'adressait l'architecte en faisant des musées les « lieux aimantés » du patrimoine mondial ?

Il n'est pas sans intérêt de noter qu'outre l'extraordinaire exercice de création et de génie architectural adapté au génie du lieu qu'a suscité l'apparence extérieure des édifices, qu'il s'agisse de créations, d'extensions ou de rénovations, ce sont les espaces d'accueil qui ont bénéficié de la plus formidable orchestration de la part des constructeurs. Dans la nouvelle architecture muséale, toutes les formes de l' accueil sont présentes et concourent à l'élaboration d'un système global, complexe, central. L'accueil au sens de l'information, de l'accessibilité, de la signalétique, de la billetterie - toutes les fonctions primaires et essentielles ; l'accueil au sens aussi d'une esthétique de l'espace, de la visibilité et du mouvement, lieu de croisement des publics mondialisés qui s'entre-dévisagent ; l'accueil doté de la capacité à recevoir les grands nombres, mais également à disposer des équipements spécifiques pour s'adapter aux besoins de publics segmentés : groupes scolaires, personnes handicapées, familles, groupes touristiques ; l'accueil inséré dans son temps, sous forme d'hospitalité, de modernité, de confort, de services, de commerces ; l'accueil enfin sous forme d'équipements culturels nouveaux, auditoriums, centres de documentation, salles d'exposition, accès multimédia... Il est clair que le nouveau destinataire au cSur de ce dispositif n'est autre que le visiteur, qui fait une entrée remarquée au musée. Au Louvre, cette entrée passe par une pyramide!

Le temps du public, longtemps attendu, commence à poindre, non plus seulement dans le discours politique, mais aussi dans le cahier des charges des programmateurs des Grands travaux, puis dans l'énoncé des missions et dans l'action des institutions culturelles.

L'institution de la relation culture-tourisme

Depuis les années 1980, plusieurs éléments avaient renouvelé le rapport des institutions au tourisme. En premier lieu l'institution de leur relation : en 1988, la première convention culture-tourisme unissait les deux ministères pour le développement d'actions communes. Des réunions de concertation commencent à s'organiser, au fur et à mesure de la création de structures ad hoc mises en place des deux côtés : Maison de la France, par exemple, rassemble les opérateurs culturels et représente les produits touristiques des institutions dans des salons promotionnels à l'étranger ; l'association InterMusées, créée la même année, qui réunit tous les musées et monuments d'Ile de France autour d'une carte d'entrée commune destinée aux touristes, constitue le premier lieu de réflexion et de stratégie commune en matière de promotion touristique, reflétant ainsi, avec plus de 500 000 cartes vendues chaque année, l'adaptabilité et la solidarité des établissements culturels.

Dans le même temps, les études de publics progressent, les enquêtes se généralisent, permettant de connaître la composition des visiteurs, mais aussi leurs attentes, leur taux de satisfaction etc. Les lacunes se révèlent, les points de tension sont identifiés, c'est le cas de la sensibilité aux prix, du manque de documents d'orientation, du besoin de traduction, de l'impatience devant les files d'attente, de la nécessité d'assouplir les modes d'achat des billets etc.. Une pression à l'adaptation des règles de la comptabilité publique, à la modernisation des structures, à la collaboration public/privé (par exemple avec les transports, la billetterie commerciale etc.), et à la professionnalisation autour de ces secteurs trouvent peu à peu une écoute dans les institutions elles-mêmes.

Les emplois évoluent : il existe désormais des chargés de communication, des médiateurs, des responsables de la relation au public, des chargés d'études. Dans les grandes institutions, des postes spécialisés en marketing, en gestion des publics, en relation avec les professionnels du tourisme sont créés. Des eductours, des workshops, des journaux de liaison avec les opérateurs touristiques sont réalisés.

L'apport de ces compétences nouvelles modifie visiblement la nature des activités destinées au public.

II. La mondialisation des institutions et des visiteurs

Une vertigineuse dynamique institutionnelle

C'est ainsi qu'au cours de ces vingt dernières années, au-delà des espaces et des équipements, au-delà de l' accès matériel, les musées se sont attaqués à la question de l' accessibilité, plus complexe et plus vaste. Ils se sont attachés à traiter la gestion des flux et des files d'attente, la communication en langues étrangères, la vente de billets sur place mais aussi à distance, la politique tarifaire, qui différencie les visiteurs par typologies, et la gratuité, qui les rassemble ; ils se sont penchés sur les documents d'orientation et les aides à la visites, sur l'accès Internet ; ils ont développé la médiation culturelle en créant une production didactique de qualité, en diversifiant les modes d'accès, en multipliant l'offre de visites avec conférenciers, en s'adressant aux adultes, en allant hors les murs chercher les publics absents... Accessibilité physique, sensorielle, intellectuelle, immatérielle, les musées ont voulu s'ouvrir à tout et à tous.

Ils sont allés plus loin : ils ont fait preuve, en l'espace d'une génération, d'une stupéfiante capacité d'organisation et d'innovation. Adjoignant aux fonctions classiques de la conservation les fonctions nouvelles de communication, de gestion, d'études de publics, de marketing, de contrôle de gestion, de stratégie prévisionnelle, de programmation etc., décuplant leur nombre et leurs typologies sur tout le territoire, modernisant leurs installations, accroissant leur taille, multipliant expositions et activités, développant éditions et produits dérivés, rivalisant de créativité sur leurs sites Internet, les très grands établissements ont développé une étendue d'offre et une force de frappe considérables. Sont-ils devenus eux-mêmes des multinationales ? Certains affrontent aujourd'hui les défis de la décentralisation et de la mondialisation en créant des branches - tels le Louvre à Lens ou le Centre Pompidou à Metz, en imposant leur marque- telle la Tate de Londres, avec ses succursales en région, en étendant sur le monde l'emprise de leur image et de leur présence - tel le Guggenheim de New York.

Les institutions de notoriété internationale sont aussi devenues des sismographes sensibles de l'état de la planète qui voyage. Rien n'est plus réactif, peureux que le touriste. La dévaluation du yen, la chute du mur de Berlin, la guerre du Golfe, la libéralisation par la Chine du droit de voyager, le terrorisme, la hausse du prix du pétrole... impriment immédiatement et plus ou moins durablement leur marque sur la fréquentation des lieux qui constituent des aimants culturels mondiaux. Si la dizaine d'institutions les plus fréquentées du monde, à Londres, New York, Paris, Rome, St Petersbourg, Taïwan etc. mettaient en réseau les données sur leurs visiteurs, elles produiraient à peu de frais un observatoire détaillé des tendances et des aléas du tourisme culturel international. Cette situation de miroir réfléchissant l'état de la planète comprend évidemment une forte part de dépendance à toutes sortes de risques. Les grandes institutions sont infiniment plus vulnérables que les petites.

Les limites à la mondialisation des visiteurs

La mondialisation des visiteurs est trompeuse. L'inégalité la plus frappante, plus encore que la répartition inégale des touristes entre les différentes institutions culturelles, est celle qui touche à leur provenance. Il y a un abîme entre les pays qui ont accès à la mobilité, qui est la marque propre de la modernité, et ceux qui en sont privés. La croissance économique va de pair avec l'exportation de touristes vers les destinations valorisées de l'atlas mondial. Pour les populations d'Europe, des Etats-Unis, du Japon, de même que pour les entreprises à l'ère de la mondialisation, le monde est à tout le monde. S'agissant des populations d'Afrique, leur présence en tant que touristes est imperceptible, elle n'a jamais atteint 0,5 % dans aucune statistique. La mondialisation des visiteurs serait-elle de même nature que la mondialisation des produits culturels ? Qui, entre pays réceptif et pays exportateur de touristes est le donneur et le preneur, l'acquéreur et le vendeur ? Qui y gagne en notoriété, en influence, en argent, en savoir ? L'on observe que les pays exportateurs de touristes sont les pays économiquement riches, ou parvenus à l'accession d'une classe moyenne suffisante en nombre. C'est par exemple le cas de la Chine aujourd'hui. L'on voit bien aussi que les pays importateurs de tourisme culturel sont ceux qui sont riches de culture - et ceux-là peuvent être économiquement riches, ou pauvres. Dans le premier cas ils valorisent leur culture et diffusent son prestige, ils ont la maîtrise de leur accès, dans le second, le tourisme conforte leur développement économique mais risque de détruire leur identité.

Mais à l'inverse des produits culturels qui s'exportent, la visite des musées et monuments repose sur la valeur essentielle de l'original, de l'unique, qui induit l'obligation de se déplacer. A la différence du livre, du film, du disque, l'Suvre d'art voyage peu, le monument ne se duplique pas. L'essence même du tourisme est d'aller voir là-bas qui est l'autre, dans un déplacement du corps, jusqu'au bout du monde, pour entrer en contact avec l'authentique. La culture de l'autre est toujours géographiquement située ailleurs. Mais ce mouvement est aussi celui d'aller voir là-bas si j'y suis : tester ma capacité à communiquer avec les lieux et les Suvres qui relèvent d'un patrimoine mondial, faire l'expérience que rien d'humain ne m'est étranger.

En contrepartie de cette quête, il semble que la question la plus légitime que devrait se poser une institution culturelle est celle-ci : comment aider le visiteur étranger à établir un rapport qui ait du sens avec les lieux qu'il visite ? A cette orientation, ces références, ces éléments de transmission nécessaires pour introduire le visiteur lointain à une autre culture, le musée pourrait consacrer un champ entier de recherche, qu'on le nomme médiation ou interprétation.

De ce point de vue, le touriste n'est guère éloigné des besoins qui ont toujours été ceux des publics profanes. Cependant la question de l'effet de la différence des cultures sur l'expérience et l'appréciation de la visite devient ici prééminente, et reste à peu près ignorée. Nous avons, au Louvre, commencé un travail d'analyse sur les distinctions concernant la représentation de la Joconde en fonction de l'origine géographique des visiteurs, ou bien encore sur la représentation qu'ont les visiteurs chinois de ce qu'est un musée, eux pour qui cette institution est récemment importée. Ce type de recherche ouvre un champ immense qui semble être très prometteur.

Passagers ou usagers ?

La différence entre publics passagers et usagers est-elle si importante qu'elle entraîne deux modes de relation à la culture, et parfois un antagonisme essentiel des pratiques ? Le premier des grands travaux a été la création du Centre Pompidou, en 1977, dans la conception duquel se trouvaient déjà réunies pour la première fois toutes les avancées que nous venons de citer en termes de modernisation de l'institution. En revanche, le projet Beaubourg semble bien constituer un cas atypique, venant en contrepoint des évolutions de dépendance au marché touristique que nous avons signalées. Il s'est agi d'une création fortement liée à la volonté d'un Président, et donc à un retour du politique, consacrant le réinvestissement de l'Etat dans la culture. En créant un nouveau modèle d'institution publique illustré par un manifeste architectural, « l'utopie Beaubourg » a connu un rayonnement planétaire: il n'y a guère de création ou de rénovation de musées, dans les décennies qui ont suivi, qui n'aient intégré quelques aspects de la révolution institutionnelle ainsi lancée. Mais il faut souligner que la fréquentation considérable qui a accueilli cette institution dès son ouverture (25 000 entrées par jour), a été avant tout une fréquentation nationale, et majoritairement locale. Près de trente ans après l'ouverture, la composition du public porte toujours cette marque de fabrique, tout à fait originale, d'être constituée d'abord d'un vaste public d' usagers et de na pas être pour les tour opérateurs un produit facilement consommable. Le rayonnement international relèverait-il d'une tout autre ambition que l'attraction touristique ? Une programmation d'expositions d'une exceptionnelle vigueur, une politique engagée d'information, de formation et de communication sociale, un volontarisme militant de conquête et de fidélisation de nouveaux publics ont accompagné le lancement de ce projet. La notion pionnière de « politique des publics », nouvel aspect stratégique de la politique du musée, est née dans ce contexte et s'est propagée.

La question majeure du traitement de la disparité des publics, souvent réduite à la dichotomie entre amateurs et public de masse, ou encore entre nationaux et étrangers, n'a cessé d'occuper le débat culturel, souvent sous forme d'anathèmes simplificateurs : les uns passent pour des happy few, toujours tentés de confisquer à leur profit les ressources culturelles, les autres pour des troupeaux transhumants, fléaux des lieux de culture qu'ils mettent en danger, retranchant leur ignorance derrière leur appareil photo.

Que faire ?attirer, choisir, former, dissuader, orienter, contrôler les visiteurs ? Tout cela à la fois, dans une réflexion orientée vers une recherche de pacification et d'équilibre ; l'analyse de ces équilibres relève aujourd'hui d'une politique des publics assumée. Entre les publics passagers et les publics usagers, les rythmes diffèrent : aux uns les horaires matinaux, aux autres le développement des nocturnes; les usages diffèrent : aux uns la carte Musées et monuments, forfait de quelques jours assurant la rapidité de passage et la facilité d'achat jusque dans le métro, aux autres une relation durable et formatrice avec une institution sous forme d'adhésion annuelle ; aux uns des audioguides multilingues, aux autres des cycles d'initiation, etc.

Questions ouvertes en guise de conclusion

Tout serait-il donc pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Et le phénomène touristique aurait-il finalement volé indirectement au secours du modèle culturel, formant un binôme vertueux ? D'où proviennent pourtant les formes d'un certain malaise, à l'issue de ces profondes mutations ? Dans un monde complexe, l'on attend des institutions culturelles qu'elles fassent entendre leur voix et beaucoup s'inquiètent de leur silence dans le domaine qui est véritablement le leur, celui de l'élaboration du sens de transmettre.

Il est clair que deux attitudes se partagent désormais la politique interne des institutions.

La première se réfère à la tradition éducative et civique du musée et du monument. Elle jouit d'une grande légitimité idéologique, mise à mal cependant par la faiblesse de ses moyens et certains doutes sur ses résultats. La seconde se réfère à l'énergie du développement ; elle jouit d'une assise économique et d'une image moderniste mais reste souvent mal acceptée par les milieux professionnels de la culture. La dualité d'approche pourrait se décliner ainsi : Les politiques de démocratisation, portées longtemps par les bibliothèques et le théâtre, plus récemment par les musées et leurs services culturels, visent à assurer l'égal accès de tous à la culture ; l'évolution de la composition sociale du public et des pratiques culturelles de la population sont les critères d'évaluation de cette politique; la nation est son territoire de responsabilité ; l'éducation est son mode d'action. L'orientation marketing, plus récente et de plus en plus prégnante, vise à la réception du plus grand nombre possible de visiteurs; son critère d'évaluation est le chiffre des entrées payantes; son territoire est l'univers mondialisé; ses modes d'action sont l'évènement et la communication. Les premiers cherchent à développer dans les individus le besoin de culture, les autres à faire de la culture un produit attractif sur un marché; les uns visent les publics nationaux, les autres toute clientèle culturelle ; les uns visent l'élargissement, les autres l'accroissement ; aux uns l'action culturelle, aux autres la valorisation de la culture.

Les interrogations demeurent. L'on s'interroge par exemple sur l'intégration des institutions à l'économie de marché. Peut-on considérer la soudaine rationalisation et commercialisation de la culture comme une étape provisoire, ou faut-il s'inquiéter du risque de perte de sens qu'entraîne l'adoption d'une logique essentiellement économique ? Comment est-on passé, sans réévaluer les fondements idéologiques du musée, du public/peuple à la segmentation des publics ? de la fonction éducative au marketing culturel ? Peut-on utiliser sans conséquence le vocabulaire du commerce pour qualifier l'activité des institutions culturelles et des publics qu'elles servent, transformant le visiteur en client, le public en marché, la culture en consommation, les activités culturelles en produits, le patrimoine en champ concurrentiel ? Si la croissance de la fréquentation touristique a renforcé le rôle économique du patrimoine culturel, la dilution de celui-ci dans l'économie de marché est-elle inéluctable ? Enfin, surtout, que gagne-t-on à banaliser, appauvrir, formater, désenchanter les expériences et les lieux mêmes où se fonde le lien social et que le public tient encore pour sacrés ?

Une autre interrogation porte sur notre périmètre de responsabilité : comment élargir la conception jusqu'ici strictement nationale de la responsabilité éducative des institutions culturelles ? Fera-t-on l'effort de rendre culturellement accessible aux publics étrangers les musées d'art et d'ethnologie, les sites archéologiques, les monuments qui font figure de patrimoine universel ? Si nous avons répondu aux besoins des touristes en termes de confort et de services, faisons-nous l'effort de comprendre vraiment ce que sont leurs aspirations culturelles ? Quant aux visiteurs de pays proches, nos voisins, comment se fait-il qu'ils ne bénéficient d'aucune reconnaissance particulière ? La dimension culturelle de la Communauté européenne ne mériterait-elle pas d'être mieux prise en compte dans les lieux de culture ?

En contrepoint, la mondialisation va créer une poussée irrésistible en nombre, au regard de laquelle le pourcentage (sinon le nombre) des visiteurs nationaux va nécessairement continuer à décroître. Comment assurer le respect du public local, éviter la « touristification » des centres- villes anciens, protéger l'authenticité des pratiques ? Les institutions culturelles, elles aussi, constituent des écosystèmes dans lesquels les équilibres entre publics sont fragiles et doivent être protégés, or cette notion d'équilibre reste éminemment incertaine.

Mais s'élève aussitôt une autre question inquiétante : ne sommes-nous pas déjà arrivés à l'épuisement des modèles de diffusion culturelle qui nous ont formés ? Sommes-nous entrés dans une troisième phase historique, celle du déplacement généralisé, où ne sont plus opérants ni le modèle civique ni même le modèle touristique ? Le cosmopolitisme, l'universalisme, l'internationalisation, schémas familiers, se sont mués en mondialisation, globalité qui ne relève aujourd'hui d'aucune règle ni d'aucune forme. C'est ainsi qu'un numéro récent de la revue de l' American Association of Museums[7] en appelait au musée : « Les musées peuvent-ils, en s'appuyant sur leur mission centrale d'éducation, de communication, de conservation, d'échange libre des arts, des objets et des idées, tout en continuant à mettre l'accent sur leur priorité actuelle de construire et de consolider le lien social, offrir une vision nouvelle de la mondialisation » ? C'est faire un grand crédit au musée que d'en attendre cette réponse - crédit justifié il est vrai par un travail de fond entrepris par l'AAM depuis des années pour définir une Charte de normes et de principes régissant les responsabilités du musée[8], qui dénote une avancée des institutions américaines sur les nôtres.

Et c'est bien, pour finir, la question de l'accès que l'on retrouve et qui renvoie à la capacité des musées à reformuler et recentrer leurs missions : à quelle idée de la culture, à quelles valeurs à transmettre ouvrir l'accès aujourd'hui ? Certes, de nouveaux impératifs de cohésion sociale engagent désormais les institutions à se rapprocher, par exemple, des populations immigrées qui loin de leur pays et de leur culture d'origine peuplent les zones périurbaines. La culture est interpellée comme terrain de mission pour favoriser l'alphabétisation, « l'inclusion », mettre en Suvre de nouvelles approches d'apprentissage et d'interprétation qui respectent et valorisent la diversité culturelle, la tolérance, le dialogue. Il faut admettre que le musée est devenu un vaste lieu de contact, de frottement d'identités plurielles. Dans tous les pays européens, la médiation culturelle est devenue un outil majeur des politiques tant de l' accession à la reconnaissance des identités qu'à celle de la citoyenneté.
Dans un monde brouillé d'ambiguïtés, l'on attend des musées et des monuments qu'ils aient la capacité d'orienter, d'accompagner, de réparer, tout en restant des lieux de science et de prestige ; d'accueillir des foules tout en respectant les Suvres, le droit au savoir et à la jouissance ; de rester des espaces ouverts à tous et libres tout en poursuivant leur mutation d'organisations... sans doute est-ce beaucoup leur demander. Les institutions culturelles ont acquis une position centrale dans l'espace public. Elles se trouvent en tension au cSur des questions nouvelles issues du brassage des cultures et de la renégotiation générale des identités. Que leurs visiteurs soient nationaux ou étrangers, elles auront à définir un cap fédérateur de leur action et c'est probablement autour de la question de l'éducation, entendue au sens le plus large, qu'elles trouveront à refonder et accomplir leur mission.

[1] Citons en particulier les colloques suivants, qui ont été suivis de la parution des actes :

BALLE C. (dir.), (2000), Publics et projets culturels. Un enjeu des musées en Europe, Paris, L'Harmattan

FOURTEAU C. (dir), (2002), « La Mondialisation des visiteurs », Les Institutions culturelles au plus près du public », Musée du Louvre

« New policies for cultural tourism: challenges, ruptures, responses », Nexus 35, Fundació Caixa Catalunya, Barcelone, 2005.

[2] POULOT, D. (1997) Musée, Nation, Patrimoine, 1789-1815, Paris, Gallimard ; et (2001) Patrimoine et musées, l'institution de la culture, Paris, Hachette.

[3] GALARD, J. (1993), Visiteurs du Louvre, un florilège, Paris, RMN/Seuil

[4] Raymond BOUYER dans la revue L'Artiste, 1896

[5] FOURTEAU Claude, La Gratuité du dimanche au Louvre, Rapport d'évaluation 1996-2000, Musée du Louvre 2002

[6] Au Louvre, sur 7,3 millions de visiteurs, 2/3 sont étrangers ; 25% des visites se font en groupe. Au musée d'Orsay, sur 3 millions de visiteurs, hors visites scolaires, 80% de la fréquentation est étrangère ; 60% des groupes sont accompagnés par un guide extérieur au musée. A Versailles, sur 3 millions de visiteurs, 60% sont étrangers ; 25% des recettes proviennent des professionnels du tourisme. Sur la totalité des 115 monuments nationaux (MONUM) répartis sur le territoire, la présence des touristes étrangers est de plus de 50%. (Chiffres 2005 communiqués par les institutions).

[7] MULLER, K. (2003), "The Culture of Globalization", Museum News (May/June 2003), Vol. 82, N°3, pp34-39

[8]AMERICAN ASSOCIATION OF MUSEUMS, (2002), Excellence in Practice : Museums Education Standards and Principles, Washington D.C.

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